ALBIN CHALANDON. LE DERNIER BARON DU GAULLISME
de Pierre Manenti
Préface de Catherine Nay
Paris, Perrin, 2023, 394 pages, 24 €
Trois fois élu député sur les bancs de la droite et trois fois ministre sous les Présidents Valéry Giscard d’Estaing, Georges Pompidou et Jacques Chirac, Albin Chalandon meurt centenaire à l’été 2020. L’ancien résistant rallié au général de Gaulle est un acteur de la reconstruction et de la modernisation de la France après 1945. Familier des arcanes du pouvoir des IVe et Ve Républiques, il y côtoie les barons du gaullisme, les grands capitaines d’industrie et le monde de la banque.
Né le 11 juin 1920 dans l’Aisne, enfant de la bourgeoisie lyonnaise implantée sur les berges de la Saône, le jeune Albin est scolarisé d’abord au lycée Ampère à Lyon puis au lycée Michelet à Vanves. Après une année préparatoire effectuée au lycée Condorcet à Paris, il entre à l’École nationale supérieure (ENS) en 1939 puis est diplômé en philosophie à l’été 1942. Sur le plan familial, il est très proche de ses frères Gabriel et Emmanuel (décédé en 1952), qui l’appuieront dans son ascension politique et industriel. Sur le plan personnel, il épouse, le 6 juillet 1951, la princesse Salomé Murat, qui enrichit son réseau professionnel. En 1968, il rencontre la journaliste Catherine Nay, compagne de longue date qu’il épousera en 2016, après le décès de sa femme.
Happé par la guerre, le jeune homme intègre l’Organisation de résistance de l’armée (ORA). En 1943, il devient l’un des chefs du maquis dans le Loiret. En 1944, par les hasards d’un coup de filet des Allemands, il se retrouve à la tête de l’ensemble du réseau parisien. Lors de la libération de Paris, il arrache la reddition de 400 Allemands. Pour ses faits d’armes, il obtient la Croix d’armes et la Légion d’honneur à titre militaire. Ses années résistantes, tragiques à plus d’un titre (par les décisions irréversibles qu’il sera conduit à prendre), le marqueront durablement.
En 1945, Albin Chalandon rejoint l’Inspection des finances. Homme de cabinet entre 1947 et 1950, familier des dossiers économiques, il sert d’abord l’équipe de Léon Blum puis celle de Paul Ramadier enfin celle de René Meyer, passage par la gauche qui le servira dans ses années ultérieures, tant dans le secteur industriel que dans la sphère politique. Son réseau est composé d’amitiés politiques et professionnelles issues en grande partie de la guerre et de la résistance, tel Jean de Sesmaisons, ancien de l’ORA devenu haut fonctionnaire.
L’engagement dans les rangs gaullistes s’accroît après le retour du Général au pouvoir. Banquier sensible aux dossiers aéronautiques (Mystère IV, Mirage), pris sous l’amicale coupe de l’industriel Marcel Dassault, Albin Chalandon perce à droite. Il débat avec Antoine Pinay et Valéry Giscard d’Estaing des enjeux économiques pour la France. Il s’oppose à Jacques Rueff sur le système international de l’étalon-or. Il polémique avec les partisans de l’Algérie française, notamment Jacques Soustelle. Il est la cible de l’Organisation armée secrète (OAS). Il occupe le rôle de pièce maîtresse des finances de l’Union pour la nouvelle république (UNR), dont il occupe le poste de trésorier puis de secrétaire général, avant d’en être évincé. Dans la guerre de succession à Pompidou, le gaulliste soucieux de rassembler au-delà des clivages se positionne en faveur du candidat Giscard d’Estaing.
L’épreuve du suffrage universel ne rebute pas Albin Chalandon. En mars 1967, il est élu député dans la circonscription des Hauts-de-Seine, réélu en juin 1968 et en 1973. L’ancien banquier croise le fer avec Giscard au sein de la commission des finances. Il se fait l’apôtre du Marché commun européen, de la déconcentration, de la simplification administrative, de la maison individuelle, des espaces verts, des quartiers modernes, de l’énergie nucléaire. Il soutient Israël lors de la guerre des Six-Jours en juin 1967.
Albin Chalandon rejoint à trois reprises un gouvernement de droite. De 1968 à 1972, il occupe les fonctions de ministre de l’Industrie puis du Logement, de l’Équipement et du Tourisme, sous trois Premiers ministres (Georges Pompidou puis Maurice Couve de Murville enfin Jacques Chaban-Delmas). Adepte de la Nouvelle Société promue par celui-ci, ce skieur émérite pénètre peu à peu les rangs des partisans de Jacques Chirac, qui a joué contre Chaban-Delmas en 1974. Il tient les cordons de la bourse du parti majoritaire. En mars 1986, il est élu dans le Nord puis nommé ministre de la Justice dans le gouvernement de cohabitation. Il pilote le durcissement de la politique pénale voulue par la droite, notamment les contrôles d’identité et la comparution immédiate. Il met fin à sa carrière politique après la réélection de François Mitterrand.
Gaulliste favorable à la supranationalité européenne, Albin Chalandon est aussi un grand industriel, dans le textile et surtout dans le pétrole. Entre 1973 et 1983, il dirige le pétrolier d’État Elf Aquitaine (futur Total). Il négocie avec l’Algérie, parcourt l’Afrique, exploite les champs pétroliers en mer du Nord. Dans ses relations orageuses avec son ministre de tutelle, il est soutenu par l’Élysée. Après l’alternance, il compose avec les socialistes. Il survit à l’affaire des « avions renifleurs », escroquerie politico-financière qui rançonne l’entreprise, comme il surmonte l’affaire Gabriel Miranda (soupçons de marchés publics truqués par certains poids lourds de la majorité présidentielle).
La vie d’Albin Chalandon, homme d’une autre époque, qui a exercé des fonctions sous deux Républiques, peut-elle éclairer la nôtre ? C’est le pari, réussi, de Pierre Manenti qui consacre une biographie alerte et richement documentée à ce baron du gaullisme, grand résistant, homme politique et capitaine d’industrie qui a marqué l’histoire politique de la France au XXe siècle.
Philippe BOULANGER
* Docteur en droit public, auteur notamment de Jean-François Revel. La démocratie libérale à l’épreuve du XXe siècle (Les Belles Lettres, 2014).