D’UNE TRANSITION ÉNERGETIQUE À L’AUTRE,
LE SOCLE GAULLIEN FACE AUX DÉFIS ACTUELS DE LA SOUVERAINETÉ ÉNERGÉTIQUE

par Frédéric Fogacci,
Directeur des études et de la recherche de la Fondation Charles de Gaulle

Voici quelques semaines mourrait Marcel Boiteux. Normalien, économiste de formation, Directeur Général puis président d’EDF de 1967 à 1987, Boiteux incarnait, avec quelques autres, notre programme nucléaire, initié avec la création du CEA par le Général de Gaulle en septembre 1945, préparé par des choix stratégiques effectués dans les années 1960, sous son mandat présidentiel, puis développé sous celui de Georges Pompidou, avec le fameux Plan Messmer de 1973. On pouvait alors parler pour le France de transition énergétique, tant la politique industrielle s’était trouvée portée par une vision industrielle de long terme, qui avait permis d’anticiper en partie les effets du choc pétrolier de 1973. A cette époque où « on n’avait pas de pétrole, mais on avait des idées », la France a alors, se fondant sur un socle élaboré de longue date, construit un modèle original, assurant notre souveraineté dans le domaine électrique, tandis que de grandes entreprises, comme Elf ou GDF, défendaient notre place dans l’accès aux hydrocarbures, en lien étroit avec notre politique étrangère. Sans doute y-a-t-il eu une part de « mythologie française » à ce sujet, car cette histoire n’est pas allée sans heurts et sans échecs, mais nos atouts spécifiques, comme la capacité de la Ve à prendre et accompagner des décisions stratégiques, l’articulation entre volonté publique et l’action de grands groupes proches de l’Etat, et la capacité à mener une vraie politique industrielle, nous ont alors assuré une sécurité énergétique de long terme. Symbole de ces performances, EDF avait par exemple développé une filière française dans le nucléaire, avec un savoir-faire et une maitrise d’ouvrage industrielle exportée, notamment en Chine, dès les années 1980.

Les modèles sont cependant condamnés à se heurter à une évolution du contexte. Concernant l’énergie et les enjeux de souveraineté énergétique, cette évolution est évidente.

Elle part d’abord de la nécessité absolue de faire évoluer nos usages dans le sens de la décarbonation, une préconisation déjà présente dans le rapport Meadows, mais dont l’urgence n’est plus à démontrer. Décarbonner, diversifier le mix énergétique sans pour autant mettre en péril notre appareil industriel et notre équilibre économique : tout ceci est un enjeu de développement durable, mais aussi un enjeu de compétitivité pour demain, pour lequel les puissances actuelles rivalisent dans le domaine de l’innovation. Aujourd’hui encore, les énergies fossiles représentent 80% de notre consommation, et l’évolution du mix est un exercice de long terme confronté à une urgence climatique de plus en plus brûlante. La législation européenne, les enjeux de taxonomie et de libre concurrence sont à cet égard essentiels, parfois conflictuels et menaçants pour les champions français, et pèsent sur les choix nationaux. Par ailleurs, les choix énergétiques ne relèvent pas d’une sphère étatique hors-sol : la société s’est emparée du débat, il faut procéder à des choix stratégiques, mais aussi convaincre de leur bien fondé et de leur durabilité.

L’évolution est ensuite géopolitique. Avec l’avènement de la Chine, de l’Inde et des émergents, la concurrence pour l’accès aux ressources s’est démultiplié, et échappe de manière exponentielle à tout effort de régulation. Inutile ici de rappeler combien la crise ukrainienne a mis en danger la souveraineté énergétique comme les grands équilibres économiques de certains de nos partenaires proches, très dépendants au gaz russe et à l’accès aux marchés des grands émergents. Le Niger, le Gabon nous le rappellent, la concurrence géopolitique pour l’accès aux matières premières fait rage et nous devons faire face à des mastodontes en guise de concurrents. Le spectre de coupures de courant, l’hiver dernier, est venu bousculer un sentiment de sécurité peut-être excessif et trop confortable, mais a eu pour vertu de replacer l’enjeu de la souveraineté énergétique au cœur du débat public. Dès lors, la réponse ne se situe plus uniquement à l’échelle nationale, mais également à celle de l’Europe, qui offre un cadre de solidarité énergétique, et pèserait plus fort dans l’hypothèse d’une stratégie sinon commune, les intérêts ne convergeant pas toujours, du moins à court terme. Mais peut-on définir une stratégie commune entre un pays très nucléarisé, comme la France, et un autre qui, après la catastrophe de Fukushima, a fait le choix de sortir du nucléaire, comme l’Allemagne ?

Enfin, la troisième rupture est technologique, puisque ce sont les innovations disruptives qui constituent le champ de concurrence pour exploiter au mieux des ressources de plus en plus rares. Pensons au nucléaire (nos E.P.R, si difficiles à finaliser, mais aussi, paradoxalement, le modèle du S.M.R), ou à l’exploitation off-shore dans le domaine pétrolier, mais aussi et surtout les ENR (énergies marémotrice, éolien, etc). Dans ce domaine, réunir des compétences de pointe et articuler de vraies politiques industrielles devient un défi de plus en plus crispant pour des Etats aux moyens fragilisés. Mais là encore, la France dispose d’atouts non négligeables : la formation d’ingénieurs qualifiés et innovants, présents dans le monde des start-ups, à l’autre bout de la chaine de grandes entreprises, capables d’innover dans des domaines où un effet d’échelle est nécessaire, et de faire vivre des savoir-faire industriels, enfin une tradition de politique industrielle que l’Etat a su mener ou encourager.

Voici quelques semaines, un rapport, porté notamment par le député de Savoie, Antoine Armand, pointait ces défis, mais aussi l’absence de choix stratégiques récents pour y faire face, et donc pour faire fructifier l’héritage que constituait le socle gaullo-pompidolien, comme si l’on avait un peu oublié cette leçon gaullienne selon laquelle la souveraineté repose sur un effort constant de modernisation et sur une vision du temps long, particulièrement pregnante dans le domaine énergétique. Le rapport pointe une forme de dérive : sous-estimation des besoins futurs, retard pris dans l’appréhension du post-énergie fossiles, pertes de savoir-faire et de synergie chez les acteurs industriels, notamment dans le nucléaire, difficulté à imposer une vision face aux partenaires européens, retard pris dans les énergies renouvelables : le rapport, qui pointe une « lente dérive », est sévère, et se veut un coup de semonce.

Il met surtout en lumière la nécessité de retrouver une dynamique politico-industrielle quelque part gaullienne pour articuler défis d’aujourd’hui et réponses de demain : l’heure des choix stratégiques est revenue. Puisque la décision stratégique et la politique industrielle au long cours sont quelque part l’apanage de l’héritage gaullien, le lien entre le Général et Marcel Boiteux, évoqué plus haut, étant là pour en témoigner, La Fondation Charles de Gaulle est alors un cadre des plus adaptés pour les traiter, avec nos intervenants :

  • Antoine Armand, Polytechnicien, énarque, Inspecteur des finances et, depuis 2022, député de Savoie, auteur avec Raphaël Schellenberger, du rapport qui servira de point de départ à notre discussion. Pendant six mois, vous avez auditionné l’ensemble des acteurs du secteur énergétique, je vous propose de réfélchir sur le constat, l’héritage, mais aussi sur les solutions d’avenir.
  • Vincent de Rivaz, Ingénieur de formation, ancien directeur général de la filiale anglaise d’EDF EDF Energy, et auteur de We need Power, don’t we ?, aux éditions Télémaque, qui comme beaucoup de grands dirigeants d’EDF, propose une réflexion sur cet héritage, ses forces et ses faiblesses, avec dans son cas la richesse qu’apporte son expérience internationale.
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