AU XXIe SIÈCLE, QU’EST-QUE LA SOUVERAINETÉ ?

par Jean-Marie Dedeyan
Vice-président de la Fondation Charles de Gaulle

À la fois politique et juridique, la notion de souveraineté suscite bien des débats. La vulnérabilité des Etats face au terrorisme et aux incursions, les multiples conséquences de l’invasion des troupes russes en territoire ukrainien, le renforcement des BRICS, les conséquences des mesures prises pour faire face à la crise sanitaire et la prise de conscience de la dépendance technologique de plusieurs secteurs industriels des pays membres de l’Union Européenne à l’égard de leurs fournisseurs asiatiques l’ont replacée au rang des grands enjeux actuels de l’évolution du monde.

De la monarchie au Peuple

Au fil des temps, le concept de souveraineté a connu des acceptions qui en ont fait évoluer les contours : divine, royale, nationale, internationale, européenne, monétaire, économique, industrielle, alimentaire, militaire, technologique, spatiale, etc.

En France, à partir du XIIe siècle, la souveraineté des territoires est passée des mains des seigneurs féodaux à celles du monarque héréditaire détenteur du Royaume. Philippe le Bel (1268-1314), le premier, a instauré un impôt national et mis en place l’amorce d’une administration d’Etat. François 1er (1494-1547) a étendu cette administration et officialisé l’usage de la langue française par l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539).

Peu à peu, jusqu’à Louis XIV, la souveraineté de l’Etat français s’est forgée et, tant que l’Etat et le Roi se sont confondus, la question du titulaire de la souveraineté n’a pas posé de véritable problème. Sous la monarchie, la souveraineté est détenue par le Roi qui exerce le pouvoir d’Etat dans un souci de justice et d’équilibre de la société.

Mais, au fil des contestations naissantes, les théoriciens et les philosophes commencent à en opposer les notions théocratiques et les notions démocratiques.

Au XVIe siècle, Jean Bodin estime dans Les six livres de la République (publié en 1576) que « la souveraineté est le pouvoir de commander et de contraindre, sans être ni commandé, ni contraint ». Puis les philosophes du XVIIIe siècle, et particulièrement Jean-Jacques Rousseau, publient de nombreux écrits sur le sujet.

Inaliénable et absolue

L’auteur du Contrat social (1762) estime, notamment, que « le souverain veut et ne peut vouloir que l’intérêt général ». Selon lui, la souveraineté a quatre caractéristiques : elle est inaliénable, indivisible, infaillible (la volonté générale tend toujours à l’utilité publique) et absolue (le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur les siens). Evoquant la souveraineté populaire, le philosophe des Lumières considère que chaque citoyen détient une parcelle de la souveraineté et l’exerce par son droit de voter.

Cette souveraineté populaire n’étant pas facile à mettre en œuvre, deux approches sont envisageables : soit la démocratie directe (le peuple légifère directement par le biais d’assemblées du peuple, comme c’est, par exemple, le cas dans certains cantons suisses), soit la démocratie semi directe (le peuple élit ses représentants qui légifèrent en son nom et dont les décisions constituent l’expression de la volonté générale. Il peut aussi être consulté par la voie d’un referendum).

La Révolution de 1789 a formellement énoncé le principe de souveraineté dans l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (16-24 août 1789). L’Abbé Sieyès, membre influent du Tiers-Etat à l’époque avait incité les représentants autoproclamés de la nation à considérer que «la Nation existe avant tout ; elle est à l’origine de tout ; sa volonté est toujours légale ; elle est la loi même. Avant elle et au-dessus d’elle, il n’y a que le droit naturel ».

Ainsi consacrée, la souveraineté appartient au peuple. Elle devient le fondement de l’autorité suprême à l’intérieur des frontières du Pays et caractérise son indépendance vis-à-vis des autres états à l’extérieur. Dès lors, le peuple ne peut la perdre, ni de façon intentionnelle, ni sous la contrainte.

L’exercice de la souveraineté comprend, d’une part, des fonctions fondamentales (régaliennes) : la sécurité extérieure (diplomatie et défense nationale), la sécurité intérieure (police et législation), la justice, les finances (monnaie, collecte des impôts), d’autre part des fonctions d’intérêt général : éducation, santé, politique sociale.

Cette forme d’organisation s’est déployée jusqu’à la seconde guerre mondiale. Sans souveraineté, la Nation, synthèse du Peuple, de la République, d’un Territoire, d’une Langue, d’un Pouvoir qui transcende les disparités, les inégalités, les ethnies et les croyances pour construire un ‘’vouloir vivre en commun’’ (Renan), ne peut pleinement exister et revendiquer une indépendance légitime.

Lors d’une conférence de presse tenue à Londres le 27 mai 1942, le Général de Gaulle, interrogé sur les modalités de retour de l’autorité nationale aux représentants élus de la nation après la guerre, se déclare favorable à de nouvelles institutions démocratiques et républicaines. Il estime à cette occasion que « La démocratie se confond exactement, pour moi, avec la souveraineté nationale. La démocratie, c’est le gouvernement du peuple par le peuple ; et la souveraineté nationale, c’est le peuple exerçant sa souveraineté sans entraves ».

Une et indivisible

La notion de souveraineté nationale légitime la représentation du peuple par un corps législatif élu par celui-ci, tout en étant doté d’une vraie autonomie dans la prise de décision.

Le principe de la souveraineté nationale détenue par un collectif indivisible distinct des individus qui la composent, réaffirmé dans le discours de Bayeux puis dans la constitution de 1958 dans son article 3, a pour conséquence l’interdiction du mandat impératif (article 27) car les parlementaires ne représentent pas les seuls électeurs qui les ont élus ; ils sont les représentants de la nation tout entière et la souveraineté est une et indivisible, « aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice ».

En précisant qu’ils « concourent à l’expression du suffrage », l’article 4 de la constitution reconnait le rôle des partis politiques dans la formation démocratique de l’opinion et dans le fonctionnement des institutions [1].

Les différents pouvoirs constitutionnels sont légitimes dès lors qu’ils résultent de la volonté du peuple souverain constitué en un corps politique, la Nation, qui s’exprime dans le cadre du suffrage universel en élisant ses représentants, ou par voie de referendum ; le Président de la République et l’Assemblée nationale, tous deux élus au suffrage universel direct, qui sont les dépositaires de la souveraineté nationale

En faisant coexister constitutionnellement un régime représentatif avec des procédures de démocratie directe (notamment le referendum), les auteurs de la constitution de la Ve République ont adroitement mêlé les deux notions.

En outre, la conception de la souveraineté fondée sur l’unité et l’indivisibilité n’est pas compatible avec une organisation fédérale de l’Etat faisant coexister plusieurs entités souveraines.

Pour cette raison, si la France accepte de partager certaines responsabilités dans le cadre de traités internationaux avec d’autres Etats, elle est hostile à tout abandon de souveraineté pouvant soumettre ses citoyens à une instance étrangère supérieure. Cela signifie, d’une part, qu’elle n’accepte d’être subordonnée qu’aux seules normes auxquelles elle a préalablement accepté formellement de consentir, d’autre part qu’elle est hostile à ce que l’on a nommé la « politique des Blocs ».

L’Etat-Nation, qui refuse par définition tout rapport de soumission, doit toutefois dialoguer avec ses pairs pour entretenir avec eux, qu’ils soient voisins ou plus éloignés, des relations paisibles et propices aux échanges diplomatiques, économiques, technologiques et culturels. Pour mener ce dialogue l’Etat se doit d’opérer ses choix diplomatiques et stratégiques non pas de manière indépendante (car le monde est interdépendant et exposé à des souverainetés concurrentes : juridictions, opérations de l’OTAN…), mais de manière souveraine car fondée sur une autonomie de décision.

Les principes d’action gaulliens à l’épreuve du temps présent

Le monde d’aujourd’hui a besoin de valeurs pour progresser et il est nécessaire de transmettre ces valeurs aux jeunes générations car, demain, ce sont leurs représentants qui seront en charge des affaires du Pays et donc de sa souveraineté.

De l’Appel du 18 Juin 1940 à nos jours, les valeurs du Gaullisme, comme l’a encore rappelé récemment Hervé Gaymard, président de la Fondation Charles de Gaulle à l’occasion du 80e anniversaire de la première visite du général de Gaulle à nos compatriotes de l’île de La Réunion, ont exercé incontestablement une influence importante sur la vie des Français et sur la politique d’indépendance et de rayonnement de la France.

Valeurs morales d’abord : patriotisme, refus de l’asservissement, espérance, esprit de résistance, honneur, courage physique et moral, dévouement à la collectivité, liberté, souveraineté, indépendance, esprit d’initiative, solidarité…

Valeurs universelles des droits de l’Homme : libertés, justice, égalité, paix, entraide, coopération, souci constant de concilier liberté économique et progrès social, d’où la Participation qui, seule, peut permettre de réconcilier les citoyens avec l’action publique.

Eloignées de toute arrière-pensée partisane, les valeurs du Gaullisme constituent, non seulement pour les Français, mais aussi pour les acteurs et les décideurs de nombreux pays, une source incontestable d’inspiration et de cohésion face aux enjeux et aux défis du monde actuel.

Une approche pragmatique et avisée

Dès lors que la souveraineté consiste à œuvrer pour conserver notre autonomie de décision, il convient donc de définir et de veiller à bien entretenir le rôle de stratège de l’Etat, sa légitimité et sa capacité d’entraînement du peuple. Une conception mise en œuvre par la Ve République dont la Constitution établit un lien direct entre le Chef de l’Etat et le peuple français, via le referendum et l’élection du Président de la République au suffrage universel.

Cet héritage définit surtout des orientations, des principes d’action plus qu’un cadre idéologique. Car la souveraineté n’est pas figée. Elle nécessite un effort constant tenant compte des nouveaux enjeux d’un monde actuel confronté à des tensions politiques, économiques, technologiques, démographiques, sanitaires, sociales, éducatives et culturelles.

Ces nouveaux défis nécessitent des approches pragmatiques et une gestion avisée, prudente et réactive des relations bilatérales ou internationales face à l’influence de puissances émergentes qui dissimulent de moins en moins leurs ambitions, et au regard des interdépendances existant au niveau international (Union Européenne, OTAN, ONU et autres organisations internationales) ou au niveau infra-national (Etat et Régions, notamment). Face, aussi, à l’extraterritorialité du droit américain et à son utilisation préjudiciable pour nos acteurs économiques et financiers.

Les nouvelles souverainetés

Dès son retour au pouvoir en juin 1958, le Général de Gaulle a considéré que d’importants programmes de recherche dans les domaines nucléaire, aéronautique, informatique et spatial seraient une garantie pour l’indépendance et la souveraineté de notre Pays. Dans cette perspective les gouvernements qu’il a constitués n’ont cessé d’encourager la Recherche et l’innovation.

Ces dernières années, les instruments fondamentaux de la souveraineté ont subi les effets du développement de technologies qui modifient nos activités économiques, industrielles, financières, culturelles, sociales, et sont à l’origine de changements importants dans différents domaines où l’exercice de leur souveraineté par les états modernes demeure indispensable.

Développement numérique et souveraineté

C’est notamment le cas avec le développement d’internet, des technologies numériques et de l’intelligence artificielle, avec des applications qui vont des nouvelles pratiques de communication, d’éducation, de diagnostic et de soins médicaux, à la reconnaissance faciale, aux drones, aux véhicules autonomes, etc. Et ce développement s’appuie sur la constitution de gigantesques bases de données insuffisamment sécurisées, utilisées, notamment, par de grands groupes américains et chinois, voire par des réseaux d’influence menant des formes d’actions plus sournoises.

La Commission Européenne a publié au début du mois d’octobre une liste de dix domaines « critiques ». Plusieurs d’entre eux sont à haut risque : les semi-conducteurs, l’intelligence artificielle, les technologies quantiques et les bio-technologies, notamment les techniques génomiques et les techniques de modification génétiques.

Six autres secteurs nécessitent une analyse de risques approfondie : les techniques de connectivité, la cybersécurité, les capteurs sous-marins, les technologies de l’Espace et de propulsion, la robotique et les technologies énergétiques

Auparavant, la Commission Européenne avait déjà averti qu’après la pandémie de Covid 19 et la pénurie de semi-conducteurs que celle-ci a entrainée, des puces de contrefaçon peu fiables ont été commercialisées, compromettant la fiabilité et donc la sécurité des appareils électroniques (supercalculateurs, ordinateurs, robots industriels, équipements médicaux et automobiles, centres d’hébergement de données numériques, algorithmes d’intelligence artificielle…).

Or, chaque année, plus d’un milliard de semi-conducteurs sont produits dans le monde, subissant près de 500 opérations en six mois tout au long d’un circuit qui les fait passer successivement d’un continent à l’autre depuis la Corée du Sud, le Japon, la Chine, Taiwan, les Etats-Unis ou l’Europe. Et, depuis le 1er août 2023, l’administration chinoise peut bloquer à tout moment les exportations de terres rares qui entrent dans la fabrication des semi-conducteurs les plus performants [2] et donc dans de nombreux objets électroniques et numériques

C’est aussi le cas avec le cyberespace devenu, en quelques années, un territoire à part entière, à la fois enjeu, théâtre et instrument des conflits géopolitiques contemporains. Les cybermenaces ont été placées au rang de priorité nationale dès 2008.

En 2009, l’Agence Nationale de la Sécurité des Systèmes d’Information (ANSSI), rattachée au Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), a vu le jour pour assurer « un service de protection, veille, détection, alerte et réaction aux attaques informatiques, en particulier sur les réseaux de l’Etat et des opérateurs d’importance vitale (entreprises industrielles et infrastructures majeures, notamment les centrales nucléaires et les réseaux de distribution d’eau) ».

En 2017 le ministère des Armées a, pour sa part, officiellement mis en place un Commandement de la cyberdéfense (préfiguré depuis 2011) en charge des opérations défensives et offensives des armées françaises.

Placé sous l’autorité du Chef d’Etat-Major des armées, le COMCYBER rassemble l’ensemble des forces de cyberdéfense des armées françaises afin d’assurer la protection et la sécurité des systèmes d’information les plus stratégiques, notamment des moyens terrestres, aériens et navals des armées, des systèmes d’armes, de nos satellites, des outils de la dissuasion nucléaire, des réseaux de communication militaires et la défense de notre cyberespace. Plus de 4000 cyber combattants y sont en service et plusieurs centaines de recrutements sont prévus par la Loi de programmation militaire.

Les enjeux maritimes de la souveraineté

Sur les mers et les océans, plusieurs pays cherchent à préserver ou étendre au-delà de leur Zone Economique Exclusive (ZEE) l’exercice de leurs droits souverains (exploration et exploitation des ressources, protection des côtes, conditions de circulation des navires, préservation des espèces…).

Avec près de 11 millions de Km2 répartis de la Méditerranée à l’Océan Pacifique en passant par l’Atlantique, l’Océan Indien et l’Antarctique autour de ses départements et territoires ultra-marins, la France possède la deuxième ZEE du monde après celle des Etats-Unis. C’est à la fois un élément essentiel de son rayonnement, un outil diplomatique, une vitrine de ses compétences technologiques, de la capacité de ses experts, autant qu’une perspective très importante de ressources pour les futures générations [3].

C’est donc un instrument d’influence qui lui permet de participer activement à la compétition internationale tout en renforçant sa légitimité face aux nouvelles approches géostratégiques des pays influents et de ceux qui n’acceptent plus l’ordre mondial instauré après la guerre de 1939-1945. La géopolitique des terres est indissociable d’une géopolitique des mers et, comme le rappelait souvent l’ancien Premier ministre Michel Debré :« Toute terre française lointaine a la charge du rayonnement et du prestige de notre patrie ».

La souveraineté énergétique

La souveraineté énergétique de la France est un enjeu qui nous concerne tous car il touche à notre avenir commun et à celui de nos enfants. Aujourd’hui, 60% de la consommation énergétique de notre Pays reposent sur des énergies fossiles importées (40% de produits pétroliers, 20% de gaz fossile, à peine 1% de charbon).

Or si dans les années 2010 la facture énergétique de la France était d’environ 50 milliards d’euros par an, elle atteignait 116 milliards en 2022 dont 100 milliards au titre des importations de pétrole et de gaz et ces importations nous faisaient dépendre de la Russie pour le gaz, des Etats-Unis et des fournisseurs du Moyen Orient pour le pétrole.

Les innovations technologiques, le développement des outils numériques, des réseaux et l’utilisation de serveurs de plus en plus puissants ont, en outre, donné naissance à une société du numérique dont les activités économiques, sociales et culturelles s’exercent en recourant à des outils alimentés par l’électricité. Cette électrification des pratiques rend nécessaire une augmentation de la production d’électricité tandis que le dérèglement climatique donne lieu à des actions visant la neutralité carbone en 2050, donc une nécessaire sortie des énergies fossiles.

Or la France est actuellement l’un des pays les plus dépendants de l’énergie nucléaire pour sa production électrique avec 18 centrales et 56 réacteurs. Et le coût d’un démantèlement des réacteurs à eau pressurisée a été estimé en 2015 à 75 milliards d’euros par EDF.

Le plan France 2030 devrait permettre de relancer la filière en augmentant l’effort d’innovation avec l’émergence de nouveaux réacteurs de petite taille et le développement de la formation aux métiers du nucléaire.

Désormais, il ne s’agit pas seulement de cheminer vers la neutralité, mais d’établir un modèle résilient destiné à garantir un approvisionnement sécurisé aux populations et aux entreprises en limitant le plus possible les risques de dépendances extérieures.

Plusieurs études et rapports d’experts l’ont souligné, la transition vers une société décarbonée est une nécessité impérieuse [4]. En veillant aux effets du changement climatique, il faut donc à la fois diversifier nos sources d’approvisionnement, promouvoir le déploiement des énergies renouvelables et améliorer l’efficacité énergétique tout en développant l’interconnexion des réseaux de gaz et d’électricité indispensables aux échanges opérés dans le cadre de la solidarité énergétique avec nos voisins européens.

Mais en même temps, il nous faut renforcer la souveraineté industrielle et énergétique d’une France qui fait face à plusieurs défis géopolitiques : la mondialisation des échanges économiques, les tensions sur différents rivages de la Méditerranée, la guerre en Ukraine et la crise énergétique qui en résulte en raison de la dépendance au gaz russe dont l’Union Européenne était, avant l’invasion de l’Ukraine, cliente à hauteur de 40% de sa consommation de gaz naturel.

Sous le coup des sanctions, la Russie a dû diminuer le débit de ses gazoducs de près de 80% vers les pays de l’Union, contraints à rechercher d’autres sources d’approvisionnement, et dès lors les prix du gaz et de l’électricité ont fortement augmenté.

Les besoins de notre pays en gaz nécessitent une diversification des achats pour limiter notre dépendance, et une transition ambitieuse vers un gaz renouvelable, notamment du gaz vert produit par méthanisation, pyrogazéification et le power-to-gas, pour réduire les émissions de CO2 et s’approcher de la neutralité carbone inscrite dans la démarche française de transition écologique.

La souveraineté alimentaire

Lors de la crise de Covid 19, notre modèle alimentaire a révélé ses forces et ses faiblesses. Traditionnellement nourricière, la France dépend de plus en plus des produits alimentaires de ses voisins européens. Elle importe aujourd’hui 20% de son alimentation, notamment des fruits et légumes, de la volaille, du porc. Certains autres produits, notamment la farine et les produits d’entrée de gamme sont, en outre, moins chers à l’importation. On en produit donc moins et, depuis 2015, notre balance commerciale des produits agricoles au sein de l’Union Européenne est déficitaire.

Si notre Pays couvre actuellement ses besoins en orge, blé dur et blé tendre, pommes de terre, mais, pois, sucre, vins, tournesol, lait, yaourts et fromages, il lui faut recourir aux importations pour le soja, les ovins et les produits tropicaux. De surcroit, ses surfaces agricoles diminuent. Le nombre d’agriculteurs est passé de 514 000 à 416 000 en 10 ans et sur 3 agriculteurs qui s’en vont, on ne compte plus qu’un jeune qui s’installe, au point que la part des agriculteurs exploitants dans l’emploi est passée de 7,1% en 1982 à 1,5% en 2020.

Il convient, en outre, de souligner que le coût du travail agricole est de 1,3 à 1,7 fois plus élevé en France que chez nos voisins européens et que la rigueur des normes environnementales a des effets sur la compétitivité des productions françaises face aux productions étrangères moins exposées.

L’ancienne Directrice générale de l’alimentation, Marion Guillou, soulignait déjà il y a deux ans que si la Politique agricole commune négociée au temps du Général de Gaulle a permis de nourrir les européens a des prix raisonnables, « ce que le consommateur a gagné, le producteur l’a, dans une certaine mesure, perdu » [5].

De son côté, l’ancienne présidente de la FNSEA, Christiane Lambert (2017-2023), n’a pas manqué de souligner avant son départ au printemps dernier que « la souveraineté doit s’appréhender dans un marché ouvert, notamment en Europe, mais avec l’impératif de garder la maîtrise de notre alimentation ».

Et l’Office France AgriMer, établissement public national des produits de l’agriculture et de la mer, souligne, pour sa part, que « la souveraineté alimentaire ne vise pas l’autarcie d’un pays, mais une maitrise suffisante de ses dépendances externes au commerce international (dépendance aux importations, capacité d’auto-approvisionnement et capacité d’exportation) ».

Il faut dès lors améliorer la compétitivité de notre filière agricole et mieux sécuriser nos approvisionnements pour éviter le risque d’un affaiblissement de la souveraineté de la France au niveau de l’alimentation de ses habitants.

La souveraineté budgétaire

Si la souveraineté monétaire de la France a, comme pour 18 autres pays membres de la zone Euro, été transférée au niveau de la Banque Centrale Européenne (BCE) qui prend désormais les décisions de politique monétaire dans le cadre du mandat qui lui est confié, la souveraineté budgétaire dépend de la capacité de financement des Etats et si les dépenses publiques augmentent sans être couvertes par les recettes fiscales, le déficit qui en résulte doit être couvert par un recours à l’emprunt ou à la monétisation de la dette sur les marchés financiers.

Bien que la politique budgétaire reste une compétence souveraine des Etats membres, un Pacte de stabilité et de croissance adopté en 2012 par plusieurs d’entre eux dont la France instaure une règle d’or budgétaire selon laquelle ils s’engagent, en l’inscrivant dans leur droit national, à voter chaque année des budgets en équilibre ou en excédent.

Face à la pandémie de Covid, les Etats ont suspendu l’application des règles budgétaires le 23 mars 2020 jusqu’à fin 2022 puis ils ont prolongé cette suspension jusqu’à la fin de 2023 pour aider les pays membres à faire face aux répercussions économiques de la guerre en Ukraine (sanctions économiques contre la Russie, hausse des prix de l’énergie et des matières premières…).

Le soutien de l’UE s’est appuyé sur le lancement d’un grand emprunt européen dès juillet 2020 qui a permis à notre Pays de recevoir 40 milliards d’aides financières et il a été convenu que le capital et les intérêts de l’emprunt devraient être remboursés par de « nouvelles ressources propres », notamment par un possible prélèvement aux frontières de l’Union.

A ce jour, aucune ressource nouvelle suffisante n’a été créée et, dans une tribune publiée dans Le Figaro, l’ancien ministre et commissaire européen Michel Barnier a souligné, conjointement avec Jean-Michel Naulot, ancien membre du collège de l’Autorité des marchés financiers, que la Commission européenne « pour faire face à cette impasse budgétaire – pas de ressources nouvelles et des charges en forte augmentation-se tourne vers les Etats, c’est-à-dire vers les contribuables » [6].

Plusieurs Etats dont la France, l’Espagne et l’Italie souhaitent que les critères budgétaires soient révisés, tandis que d’autres considèrent que « la désactivation de la clause dérogatoire générale et une éventuelle réforme du Pacte de stabilité et de croissance ne devraient pas être liées ».

Or, avec plus de 3000 milliards d’euros de dette publique soit 112,5% de son PIB, le niveau d’endettement de la France ne s’inscrit plus dans la limite des 3% du Produit Intérieur Brut et la Cour des comptes a souligné dans son dernier rapport que « la situation des finances publiques de la France reste parmi les plus dégradées de la zone euro ».

La France s’expose dès lors à un avertissement européen et doit donc mettre en œuvre, sous peine de sanctions financières, les mesures qui s’imposent pour rétablir la balance entre ses dettes et ses dépenses. Pour éviter le risque d’une nouvelle atteinte à notre souveraineté budgétaire, l’heure est donc aux économies !

Un enjeu et un défi

À l’évidence, la souveraineté de la France est, ainsi, un enjeu et un défi permanents à l’heure de conflits dont la gravité et les effets peuvent fragiliser sa cohésion, et à l’heure d’une économie mondialisée, ouverte à des acteurs économiques et financiers qui n’hésitent pas à investir massivement et à tenter de parler d’égal à égal avec les Etats tandis que d’autres acteurs, ceux-là plus politiques, souhaitent remettre en question l’ordre du monde et tenir à distance le monde occidental [7].

L’exercice de la souveraineté ne peut, d’autre part, être dissocié des conséquences du changement climatique sur notre planète, notamment sur l’environnement, l’habitat, la gestion de l’eau, l’alimentation des habitants et, dès lors, la progression des flux migratoires [8].

Des constats réalistes s’imposent par conséquent après la crise de Covid 19, marquée par des ruptures d’approvisionnement de biens essentiels pour la gestion de la crise sanitaire, après les effets durables des récents incendies de nombreuses forêts et des inondations aux effets désastreux pour les populations, après les tragiques menées terroristes du 7 octobre dernier en territoire Israélien et alors que se poursuit l’offensive russe en Ukraine, source de tensions induites sur le marché de l’énergie, sur celui des fournitures agricoles à de nombreux pays en développement et révélatrice d’une dépendance à l’égard de nos fournisseurs étrangers dans certains secteurs industriels.

La moitié des approvisionnements de l’industrie française provient actuellement de l’étranger ; il faut bien admettre que les pénuries qui ont affecté ces dernières années la capacité de production de la France et de plusieurs de ses partenaires européens dans différents secteurs dépendant de matières premières, de métaux rares, de la fourniture de logiciels et de composants électroniques, de produits chimiques et pharmaceutiques, ont montré la nécessité d’un sursaut stratégique et doivent, par conséquent, donner lieu à une sérieuse réflexion sur la souveraineté au XXIe siècle [9].

Tout en veillant au maintien opérationnel de notre force de dissuasion, il nous faut admettre que notre souveraineté s’exerce dans bien d’autres domaines et relève, d’une part, d’une renaissance industrielle du territoire propice à l’économie et à la cohésion sociale de nos départements, d’une restauration de la compétitivité de l’appareil productif, d’un dynamisme scientifique et technologique dans les domaines où excellent les équipes de chercheurs, d’un développement des compétences de son capital humain par des dispositifs de formation qualifiante réinventés, et, d’autre part, d’une coopération technique, industrielle et financière avec nos voisins européens et nos partenaires extérieurs les plus proches.

Mais cette coopération doit impérativement préserver l’autonomie de décision de notre Pays et lui permettre de continuer à occuper, en toute indépendance et dans le respect de la Constitution, sa place au sein de l’Union Européenne et sur la scène internationale [10].

A l’heure de l’accélération technologique provoquée par le développement des applications de l’intelligence artificielle et, bientôt, par l’essor de l’informatique quantique, la France doit veiller à demeurer un acteur incontournable en soutenant l’effort de ses équipes de recherche dans les secteurs stratégiques [11].

Elle doit également considérer, comme l’a récemment souligné Bernard Pêcheur, président du Comité d’éthique de la Défense, que « la défense des intérêts français peut légitimement s’exercer dans l’espace, par l’espace, vers l’espace, depuis l’espace » [12].

Face à un monde multipolaire, la France doit rester la France

Alors que les réalités évoluent, sa capacité reconnue de dissuasion nucléaire, la qualité de sa recherche scientifique dans plusieurs domaines (66 prix Nobel et 14 médailles Field), l’expérience de ses différents acteurs et l’étendue de sa zone économique exclusive majoritairement située Outre-Mer, dotent la France d’un rôle particulièrement stratégique face aux tensions et aux défis du nouveau monde.

Un monde soumis aujourd’hui, sur terre et sur mer, en Europe, en Asie, en Afrique, au Proche Orient et dans d’autres zones, à des agissements asymétriques qui, au mépris des chartes internationales et des traités, perturbent désormais son équilibre, fragilisent la paix en cherchant à instaurer un « ordre multipolaire » et nécessitent plus que jamais une approche « cinétique » des risques, des menaces et des ressources à mettre en œuvre en surmontant nos contradictions.

Ne défendons pas la souveraineté de la France en reculant ; mais qualifions d’enjeu de souveraineté la réponse à tous les coups qui lui sont portés. Et adoptons une approche lucide et combative des partages de souveraineté lorsque les grands enjeux les rendent nécessaires.

Comme « La France est un pays charnière capable de comprendre le monde » [13], il faut donc relever intelligemment ce défi pour continuer à maitriser les choix qui non seulement fondent le destin de la France et de ses habitants, mais contribuent à affermir les capacités de ses partenaires.

Jean-Marie Dedeyan

[1] Le rôle des partis a été conforté à l’occasion de la révision constitutionnelle de juillet 2008 par mention (article 4) de leur participation à la vie démocratique de la Nation.

[2] La Chine produit 94% du gallium présent dans les circuits intégrés, les LED et les panneaux photovoltaïques. Elle produit aussi 83% du germanium utilisé pour la fibre optique. Et le Figaro a indiqué dans ses éditions des 2 et 3 août 2023 que « craignant que leur approvisionnement en métaux rares dépende trop de la Chine, les Etats-Unis, le Japon et les Pays Bas ont diminué leurs importations de composants électroniques depuis le début de cette année ».

[3] La Fondation Charles de Gaulle a consacré l’année dernière tout un uméro spécial de sa revue Espoir aux enjeux et défis de l’espace maritime de la France.

[4] Le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale chargée d’établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétiques de la France (publié en avril 2023) a mis en évidence six erreurs dans la politique énergétique de ces dernières années :

  • Sous-estimation des besoins en électricité au regard des objectifs écologiques et de la sortie nécessaire des énergies fossiles ;
  • Opposition énergies renouvelables et énergie nucléaire au détriment de la sortie des énergies fossiles ;
  • Insuffisante anticipation de la prolongation de la durée de vie des centrales et de leur renouvellement en série industrielle (et non en chantier isolé) ;
  • Lenteurs dans la mise en œuvre de filières industrielles d’énergies renouvelables pour remplacer progressivement les énergies fossiles ;
  • Inadaptation de nos réactions face à l’instauration d’un « cadre européen néfaste » au cours des vingt dernières années ;
  • Arrêt du réacteur Superphénix en 1997 sans préserver l’avance française dans la recherche et le développement de la 4e génération.

Le rapporteur de cette commission présidée par Raphael Schellenberger, député du Haut-Rhin, Antoine Armand, député de la Haute Savoie en tire six leçons générales :

  • nécessité de mettre en cohérence les ambitions climatiques, industrielles et énergétiques sur la durée ;
  • l’énergie n’est pas un bien commun comme un autre (la France doit donc défendre son propre mix électrique au sein de l’Union Européenne) ;
  • l’énergie est une industrie, la 3e en France. Il faut donc maitriser la chaine de valeur du secteur.
  • l’électricité ne fait pas tout (énergies renouvelables thermiques, réseaux de chaleur…) ;
  • nécessité de préparer la maitrise de la demande et la sobriété ;
  • besoin de visibilité pour la Recherche (stockage massif de l’électricité, recyclage des matériaux critiques…). 

[5] « La souveraineté alimentaire, un enjeu mal connu» entretien avec Marion Guillou publié dans la Lettre d’information numérique de la Fondation Charles de Gaulle le 13 septembre 2021.

[6] Le Figaro du 21 août 2023, page 19.

[7] Notamment le groupe des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) qui s’est réuni à Johannesburg à la fin du mois d’août et que six pays vont rejoindre le 1er janvier 2024 (Arabie Saoudite, Emirats Arabes Unis, IRAN, Argentine, Egypte, Ethiopie). Une dizaine d’autres pays sont, en outre, enclins à les suivre. L’objectif de cette démarche d’états qui ne sont pas de véritables alliés est de mettre en commun leur poids (46% de la population mondiale, plus de 35% du PIB et près du quart des échanges commerciaux) pour constituer une alternative politico-économique aux pays occidentaux et développer des échanges en monnaies locales pour ne plus dépendre du dollar.

[8] Dans une interview publiée par Atlantico le samedi 16 septembre 2023, l’essayiste Jean-Paul Gourévitch, ex enseignant à l’Université Paris XII, souligne que « La France est une destination très appréciée sur le plan de l’éducation, de la santé, de l’accès aux prestations sociales, de la présence de diasporas importantes et d’associations de migrants disposant d’un réseau efficace, de la possibilité d’un long séjour avec un titre de séjour généreux ou une régularisation après coup… ».

[9] L’Union Européenne dépend à plus de 94% de fournisseurs extérieurs pour 7 matériaux critiques : Antimoine, Borate, Manganèse, Graphite naturel, Terres rares, Tantale et Titane.

[10] Et la relation franco-allemande, essentielle dans une Europe encore fragile, doit respecter le principe de parité pour pouvoir porter des fruits durables.

[11] Le programme French Tech 2030 présenté en juin 2023 a pour ambition d’accompagner 125 start up sélectionnées en tenant compte de leur potentiel économique et technologique dans différents secteurs stratégiques. Et, en 2024, Thales, qui a annoncé en juillet dernier le rachat de l’américain Imperva, va devenir l’un des cinq principaux spécialistes mondiaux de la cybersécurité, tandis que Dassault Aviation et Dassault Systèmes préparent un « cloud souverain, physiquement localisé en France, sécurisé pour résister aux cyberattaques » et qui ne sera pas soumis au Cloud Act des Etats-Unis qui, depuis 2018, permet l’accès aux données numériques des clients (y compris étrangers) utilisant des services de Google ou de Microsoft.

[12] Le futur Centre d’excellence de l’OTAN consacré aux opérations spatiales et à l’analyse des menaces du secteur va être édifié à Toulouse. Les capacités spatiales des pays membres n’y seront pas mises en commun au sein d’un commandement interallié ; mais chaque participant, tout en conservant sa souveraineté, mettra des moyens à disposition en fonction des besoins de l’Alliance.

[13] Dominique de Villepin, interview à France Info, 11 septembre 2023.

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