ENTRETIEN AVEC HENRY KISSINGER
ANCIEN SECRÉTAIRE D’ÉTAT

par Jean Béliard*

Entretien publié dans De Gaulle en son siècle, tome 1. Institut Charles de Gaulle, Plon, La Documentation française, Paris, 1991

*Ancien ambassadeur, Secrétaire général de l’Association du traité de l’Atlantique.

Henry Kissinger : Je pense que Charles de Gaulle fut un grand homme qui, à deux reprises, alors que son pays faisait face à une tragédie nationale, a été en mesure de redonner à la France sa dignité et son rôle dans le monde. Il me semble que l’on n’a pas suffisamment reconnu l’exploit qu’a constitué le fait pour de Gaulle, alors le plus jeune général de brigade de l’armée française, d’apparaître à Londres et de dire : « Je suis la France. »

Aucun individu normal n’aurait pu faire cela. Bien qu’étant parfaitement inconnu, de Gaulle a réussi le tour de force de redonner confiance à la France par un acte de foi suffisamment puissant pour venir à bout d’une situation apparemment contraire. Pendant la guerre, il est devenu la France. Cela permit à la France de se trouver aux côtés des vainqueurs avec une armée française, une certaine dignité et finalement un siège à la table de conférence. Parvenir à un tel résultat aurait en soi constitué un véritable exploit alors que tout s’y opposait, notamment si l’on songe à la pléthore de politiciens bien plus connus que de Gaulle ne l’était.

Mettre fin à la guerre d’Algérie et amener progressivement l’indépendance de l’Algérie dans des circonstances particulièrement tragiques fut plus difficile encore étant donné que de Gaulle avait été pour le moins ramené au pouvoir par ceux qui avaient renversé la IVe République afin de conserver l’Algérie. Cela a constitué un autre exploit remarquable. En outre, sortir de cette tragédie – qui aurait pu tourner en débâcle et être pour la France l’équivalent de ce que fut le Vietnam pour les Etats-Unis – au moyen d’une politique qui donnait au monde entier le sentiment que la France était trop sûre d’elle-même et trop puissante fut en soi un autre chef-d’œuvre. Je ne veux pas dire pour autant qu’à l’époque j’approuvais systématiquement tout ce que de Gaulle représentait. Mais je crois qu’aux Etats-Unis, ses critiques n’ont pas compris que pour la France, si peu de temps après la perte de l’Algérie et alors que le pays était encore marqué par le souvenir de la Seconde Guerre mondiale, le fait de se fondre dans une organisation supranationale aurait très bien pu aboutir à la fin de toute dignité.

Je crois que, fondamentalement, de Gaulle avait une perception juste des choses, même si la façon dont il défendait ses idées pouvait parfois irriter les Anglo-Saxons. J’ai parlé de ce point dans mon ouvrage The Troubled Partnership, dont une partie est consacrée aux différences d’approche entre les Etats-Unis et la France :

« Bien que de Gaulle agisse souvent comme si l’opposition à la politique des Etats-Unis constituait un but en soi, son objectif plus profond est pédagogique : apprendre à son peuple, voire au continent européen, une attitude indépendante et dégagée de toute sujétion. La « folie des grandeurs », dont on accuse si souvent de Gaulle, est très spécifique car elle est liée à une conscience aiguë des souffrances et des déboires de son pays ».

Jean Béliard : Quelle fut votre expérience personnelle ?

H. K. : De Gaulle quitta ses fonctions peu de temps après mon arrivée au gouvernement. Il m’avait invité à venir le voir après ma nomination comme conseiller pour les affaires de sécurité nationale, mais le président Nixon ne voulait pas que quiconque dans son administration rencontrât de Gaulle avant lui-même, ce qui se comprenait parfaitement bien.

J’ai assisté à une partie des discussions qui eurent lieu entre le président Nixon et le président de Gaulle lors de leur rencontre de février 1969 à Paris. Un mois plus tard, j’ai accueilli de Gaulle à l’aéroport lors de son arrivée à Washington pour les funérailles d’Eisenhower. J’étais présent à une partie des entretiens entre lui et Nixon le jour des funérailles, puis ensuite à la réception donnée à la Maison-Blanche : ce fut la dernière fois que je le vis. Ainsi je n’ai eu de contacts directs avec lui qu’à deux occasions différentes. J’ai parlé de ma première rencontre avec lui à Paris dans mes mémoires White House Years. Lors d’un dîner donné au palais de l’Elysée, de Gaulle fit signe à l’un de ses collaborateurs de me faire venir à lui et il me demanda sans détour : « Pourquoi ne vous retirez-vous pas du Vietnam ? » Ce à quoi je répondis : « Parce qu’un retrait soudain pourrait créer pour nous un problème de crédibilité ». « Où donc ? », insista-t-il. A titre d’exemple je mentionnai alors le Moyen-Orient. Et de Gaulle répondit : « C’est très bizarre. Il me semblait que c’était précisément au Moyen-Orient que le problème de crédibilité se posait pour vos ennemis ». Le lendemain, il fit à Nixon et à moi-même une présentation très éloquente de ses idées sur l’Europe, affirmant qu’il n’y avait que des nations et que l’Europe n’existait pas, expliquant ce qui différenciait ces nations en termes très éloquents et d’ailleurs historiquement tout à fait fondés. A un moment, en présence de De Gaulle, Nixon me demanda : « Pouvez-vous donner au président votre opinion sur la présentation qu’il vient de faire ? » Je pris alors la liberté de dire : « Je l’ai trouvée fascinante. Mais je ne vois pas comment le président empêchera l’Allemagne de dominer l’Europe qu’il vient de décrire ». Et de Gaulle de répliquer : « Par la guerre ». Puis, j’abordai séparément avec lui la question des relations franco-allemandes et nous parlâmes de Bismarck et d’autres hommes d’Etat. Ce qui m’avait impressionné chez Bismarck, c’était la modération dont il avait fait preuve après sa victoire. Je dis alors que l’annexion de l’Alsace-Lorraine après la guerre de 1870-1871 avait été ce que Bismarck avait le plus regretté, qu’il se serait satisfait de moins et l’aurait conservé. Sur ce, de Gaulle répondit : « Je suis heureux que Bismarck n’ait pas agi ainsi car cela nous a donné la possibilité de tout reconquérir en 1918. » Il s’agit là des seules conversations que j’ai véritablement eues avec de Gaulle.

J. B. : Que pensez-vous, M. le Ministre, de l’opinion de Bismarck sur Napoléon III ?

H. K. : Bismarck a écrit dans un rapport qu’il considérait que l’on surestimait l’intelligence de Napoléon III et que l’on sous-estimait son affectivité. D’ailleurs, Napoléon III fut un désastre pour la France : il a provoqué l’unité italienne et l’unité allemande qui toutes deux étaient contraires aux intérêts français.

J. B. : Puis-je vous demander ce que vous pensez de la question de l’OTAN et du retrait du commandement intégré ?

H. K. : Il faut considérer ce qui s’est produit ensuite. Je pense que parmi les pays européens, la contribution intellectuelle de la France à la défense de l’Europe a été la plus importante, car en assumant une responsabilité bien à elle, la France a été forcée de procéder à des analyses sérieuses qu’il lui était alors impossible de déléguer à des états-majors internationaux. En second lieu, si l’on examine l’intégration de façon moins mécanique que ne le font les Américains, que signifie-t-elle en fait ? Cela veut dire que des troupes sont sous commandement de l’OTAN à partir du moment où elles sont confiées à l’OTAN. A mon avis, de Gaulle a pris une position pragmatique : si elle le désire, la France peut faire cela à tout moment, elle n’a nullement besoin de le faire à l’avance. Certes, le retrait français du commandement intégré avait probablement de quoi blesser les Américains. Je pense que pratiquement cela n’a eu que très peu de conséquences alors que sur le plan psychologique cela a entraîné des conséquences importantes. Je crois que je comprends les raisons qui l’ont amené à agir ainsi. Etait-ce inévitable ? Il pensait qu’après l’Algérie il devait affirmer l’identité de la France et s’inquiéter des développements qu’il prévoyait probablement avec l’Allemagne et les autres pays européens, la France allant devenir le centre de la politique européenne. Je ne critique pas son retrait de l’OTAN : il s’agissait d’un défi qui aurait pu avoir des conséquences bien plus négatives. Son attitude s’explique très bien.

J. B. : Cela a contribué à une prise de conscience relative à la défense nationale et cela a effectivement permis une sérieuse contribution intellectuelle de la France en matière de défense. Ce n’est pas un hasard si, en France, le débat sur le nucléaire est moins aigu que dans les autres pays d’Europe, je crois que le mérite en revient à de Gaulle. Quelle est votre opinion sur la Constitution de 1958 ?

H. K. : A l’époque, je pensais, à tort, que la Constitution de 1958 connaîtrait le sort de la IVe République dès qu’il y aurait un Premier ministre appartenant à un parti différent de celui du président de la République. Je croyais que le président n’aurait pas plus de pouvoirs que sous la IVe République, que le Premier ministre serait le personnage dominant, et que le parlement aurait un rôle prépondérant. Mais les choses ne se sont pas déroulées ainsi. En fait, cette constitution a extraordinairement bien fonctionné au point que désormais de nombreux pays la copient.

L’un des souvenirs que j’évoque dans mes mémoires est la présence de De Gaulle à la réception donnée après les funérailles du président Eisenhower. Il y avait notamment le Chah d’Iran ainsi que de nombreux dirigeants du monde entier. Il n’y a aucun doute que de Gaulle, revêtu de son uniforme de général de brigade, sans rien faire de particulier, était le centre d’attention de l’assistance. Tous les sénateurs libéraux, qui avaient pour habitude de proclamer leur antipathie à l’égard des généraux autoritaires et de critiquer la « folie des grandeurs » de la France, formaient un cercle autour de lui. J’ai écrit dans mes mémoires que son allure était telle que j’avais l’impression que le centre de gravité de la pièce allait se déplacer au cas où il se dirigerait vers une des fenêtres. Dans ma vie, je n’ai rencontré que deux ou trois personnalités capables d’entrer dans une pièce et, sans rien faire, être en mesure d’éclipser toute autre présence.

Avant d’écrire mes mémoires, j’ai lu de nombreux autres mémoires et j’ai été assez déçu en relisant les volumes que Churchill a consacrés à la guerre. A cette époque il avait perdu sa fougue, c’était un homme âgé. Les Mémoires de Guerre de De Gaulle présentent un grand intérêt pour les portraits de personnalités qu’il brosse et pour la description des faits. Les événements qu’il décrit ne sont pas véritablement importants. Certes, la conquête de l’Afrique centrale a été importante pour la France, mais ce n’est pas le genre de chose capable de passionner un lecteur américain. Or, il en a fait quelque chose de passionnant et de plus important que cela ne le fut vraiment à l’époque. C’était un grand écrivain. Lorsqu’on se demande quel est l’impact des individus sur l’Histoire il figure au premier rang. Il existe bien sûr des limites objectives au-delà desquelles aucune personnalité n’a de prise, mais il ne fait aucun doute que sans de Gaulle le rôle de la France dans la guerre et à l’issue de la guerre n’aurait pas été le même, ni la position de la France envers l’Algérie et ensuite à l’égard de la construction européenne.

J. B. : Dans son discours de Brazzaville en 1944, il a prédit l’indépendance de nos colonies et s’en est fait le défenseur.

H. K. : L’expulsion de la Guinée de la Communauté française signifiait symboliquement que la France n’avait pas à redouter l’indépendance de ses colonies…

J. B. : Il est venu à bout de ces problèmes grâce à sa personnalité exceptionnelle et à son intransigeance.

H. K. : Encore faut-il pouvoir être en mesure de faire preuve d’intransigeance, et sur ce point il a très bien réussi. Après tout, les ministres ne manquaient pas qui auraient pu dire : « Vous voulez commander une compagnie ou un régiment blindé, c’est d’accord, mais vous n’êtes pas la France, vous n’avez jamais été élu à quelque fonction que ce soit et vous n’avez jamais eu de rôle politique ». Il sut en fait se mettre dans une position telle qu’en 1944 il n’était plus possible de revenir sur son rôle.

Les Américains aiment les solutions structurelles. C’est un fait que Franklin Roosevelt n’aimait guère les Français ni leur façon d’être. Il était plus à l’aise avec les Britanniques, bien qu’il ne les eût d’ailleurs pas appuyés tant que cela non plus. Roosevelt était très wilsonien. Si l’on considère la façon dont il s’est comporté à l’égard de Churchill à Téhéran, Roosevelt s’est rangé au côté des Russes pour obtenir leur bonne volonté en échange. Il pensait que les Européens n’avaient pas de vision à long terme et cherchaient par trop à se trouver en position de force. C’est alors qu’apparaît de Gaulle – qui, pour Roosevelt, ne représentait pas grand-chose – avec sa prétention à incarner la France, puis à demander que la France ait ses propres unités, délivre Paris et occupe une partie de l’Allemagne. L’effondrement de la France en 1940 fut autant moral que militaire. Même si, après la guerre, la France s’est trouvée dans le camp des vainqueurs, ses dirigeants avaient conscience, malgré toute la rhétorique et peut-être à cause d’elle, que la France avait été sauvée en grande partie grâce aux efforts des autres. De Gaulle ressentait intuitivement ce malaise d’ordre moral. Son objectif premier était de redonner à la France son identité et son intégrité. Pour Churchill et Roosevelt, le but tangible sur lequel ils allaient concentrer leur attention était la victoire militaire. Pour de Gaulle, l’objectif à atteindre était d’un ordre différent. La victoire serait privée de contenu si elle ne permettait pas que la France retrouve sa position et en fait son âme. Et de Gaulle est parvenu à cela.

(Traduit de l’anglais par Frédéric Jamain)

X