60e ANNIVERSAIRE DE LA CRÉATION DE L’ORDRE NATIONAL DU MÉRITE
« Un nouvel ordre républicain comme ciment de la Nation »
par Hervé Gaymard
Président de la Fondation Charles de Gaulle
1er décembre 2023
Un jour de 1960, le général de Gaulle, président de la nouvelle Ve République depuis un an, reçoit le général Catroux, Grand Chancelier de la Légion d’Honneur. Ce dernier est son aîné de treize années, c’est un colonial spécialiste du Maghreb et du Moyen-Orient, face à l’officier d’infanterie de l’armée du Rhin. Il y a pourtant une vieille complicité et un immense respect mutuel entre ces deux hommes : ils étaient dans le même offlag en Allemagne pendant la première guerre mondiale, les affaires du Levant les avaient réunis au début des années trente, mais surtout le 17 octobre 1940 sur le tarmac de l’aérodrome de Fort-Lamy, devant le Gouverneur du Tchad Félix Éboué, ce général d’Armée, proconsul de L’Empire, s’était mis au garde-à-vous devant un général de brigade à titre temporaire, dégradé, déchu de la nationalité française et condamné à mort par contumace. Catroux écrira :
« On m’a su gré de l’avoir abordé comme mon chef, les talons joints. En pouvait-il donc être autrement ? De Gaulle était mon chef, parce qu’il était la France ! De la hiérarchie, il avait monté tous les degrés, le 18 juin, où d’un coup d’aile, tenant dans ses mains les tronçons du glaive de la France, il s’était porté à un rang que nul ne pourrait plus jamais lui disputer. J’ai ratifié dès les premiers jours cette immense promotion à laquelle le peuple français tout entier et avec lui le monde devaient dans la suite souscrire. »
Le 8 janvier 1959, à l’Élysée, après que les résultats de l’élection présidentielle aient été proclamés par le vice-président du Conseil d’État, René Cassin,- qui lui aussi était à Londres en juillet 1940 -, c’est lui qui nouera le grand collier de la Légion d’honneur, autour du cou du nouveau président, dix-neuf ans après la scène native de Fort-Lamy.
On ne peut pas comprendre la création de l’Ordre national du Mérite, sans connaître les relations entre ces deux hommes, ni par le fait qu’il aient été également marqués par la faillite des élites en 1940. De Gaulle a vu de près la pusillanimité, et souvent la lâcheté des élites politiques, administratives et militaires. Jean Moulin fut la grande exception de cette désolation.
Une citation de Georges Bernanos éclaire ce moment tragique de notre histoire :
« Le 18 juin 1940 est ce jour où un homme prédestiné -que vous l’eussiez choisi ou non, qu’importe, l’Histoire nous le donna- a, d’un mot qui annulait la déroute, maintenu la France dans la guerre. Français, ceux qui essaient de vous faire croire que ce jour et cet homme n’appartiennent pas à tous les Français se trompent, ou vous trompent. Ralliez-vous à l’histoire de France. »
Le général de Gaulle a dû relever le glaive, car personne n’a eu le courage de le faire, ni Weygand, ni Noguès, qu’il sollicite pourtant. Il a fallu tout reconstruire de zéro avec des hommes neufs. Dans son sillage, les élites de la reconstruction se sont distinguées d’elles-mêmes, n’ayant d’autre raison d’agir que cette cause.
« Du creuset où bouillonnent les douleurs et les fureurs de la nation française, on voit peu à peu se dégager l’élite nouvelle, l’élite du combat. On voit paraître et s’assembler des hommes qui, eux, savent marcher sans recul, sans calculs, sans formules. [1] »
C’est pourquoi, dès que la France Libre aura une assise territoriale avec le ralliement de l’Afrique Équatoriale Française, en même temps qu’il endosse la légalité républicaine par le manifeste de Brazzaville, il crée l’Ordre de la Libération le 19 novembre 1940, destiné « à récompenser les personnes ou les collectivités militaires ou civiles qui se seront signalées dans l’œuvre de libération de la France et de son Empire. »
L’attachement de Charles de Gaulle aux ordres nationaux est illustré par cette citation de Malraux dans Les chênes qu’on abat : « À Colombey, dans la petite église sans passé, il y aura la famille, la paroisse, l’Ordre : les funérailles d’un chevalier. »
On ne peut donc s’empêcher de penser, qu’en ce tout début de la Vème République dans sa première grandeur, alors qu’il s’agit de refaire la France, de libérer ses énergies, de lui assigner toutes les ambitions, s’impose au général de Gaulle la nécessité de créer un nouvel Ordre national pour distinguer les talents et cimenter la nation, comme il l’avait fait pour la Libération de la France.
On connaît le contexte qui a présidé à la création de l’Ordre, pour répondre à la prolifération des ordres ministériels, qui échappent à tout contrôle de la Grande Chancellerie de la Légion d’Honneur, dont la variété excessive diminuait leur valeur et leur prestige. Seize décorations sont supprimées, qui vont du Mérite artisanal au Mérite touristique, sans oublier les Mérites coloniaux qui font encore rêver, comme le Mérite saharien, le Nichan el Anouar ou l’Étoile d’Anjouan. Toutefois, André Malraux sauve les Arts et Lettres, Christian Fouchet les Palmes Académiques, et Edgar Pisani le Mérite Agricole et le Mérite Maritime.
Mais la raison la plus profonde est la nécessité de susciter et de distinguer des élites nouvelles, pour honorer « les mérites distingués acquis, soit dans une fonction publique, civile ou militaire, soit dans l’exercice d’une activité privée. », car ce sont les élites qui mettent la société en mouvement. Pour le général, sans élites, toute politique est vaine et tout effort inutile. Le plus grand des chefs n’est rien sans ses officiers et ses soldats. La plus grande des politiques est vouée à l’échec sans des relais ardents, tendus dans le même effort, dans un idéal partagé de progrès national.
L’élite militaire est nécessaire à l’État pour assurer sa défense et essentielle à la Nation pour y maintenir l’esprit d’abnégation et d’effort. Il en connaît la difficulté, il en mesure l’impérieuse nécessité. Ainsi, dans son discours à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr du 2 août 1956 peut-il s’exclamer :
L’avenir est ouvert à la France. D’où repartira-t-elle ? Eh bien ! elle repartira de ce qui, en elle, aura tenu. Elle repartira des centres où l’on aura continué de servir et de se dévouer comme, par exemple – je dirai presque : en premier lieu – Saint-Cyr. Elle repartira mentalement, d’abord, de ce qui fut fait il y a quelques années, quand la nation, abaissée, démolie, au fond de l’abîme, s’est décidée à se relever, à se rassembler et à marcher vers le succès et vers l’espoir. [2]
Les élites civiles de la fonction publique sont au cœur de la conception gaullienne de l’État. « Il n’y a eu de France que grâce à l’État, la France ne peut se maintenir que par lui » [3], rappelle le général au Conseil d’État le 28 janvier 1960.
Il faut donc des hommes de valeur. La visite de l’ENA dès 1959 en est un symbole fort : le général y décrit « des hommes appelés par [leur] vocation et [leurs] capacités à exercer la fonction la plus importante et la plus noble qui soit dans l’ordre temporel, je veux dire : le service de l’État. » [4] Les fonctionnaires ont donc une lourde responsabilité.
« La vie même du pays dépend de la fonction publique. De ce fait, la façon dont celle-ci remplit ses charges touche la France au plus profond et revêt, aux yeux de tous, ou bien le caractère de l’exemple ou bien celui du scandale. Nul n’est contraint de faire carrière au service de l’État. Mais, pour ceux qui s’y consacrent, ce service est une noble et stricte obligation. Faire en sorte que cette obligation soit observée dans tous les cas, voilà qui est nécessaire. [5] »
Mais la France ne se réduit pas à l’État, loin s’en faut. Elle est celle de tous les Français qui en constituent la chair, et font sa prospérité par leur esprit d’entreprise et d’initiative, grâce à un secteur privé dynamique et une société civile vivante. Ces « forces vives » sont les héritières de ces « couches nouvelles » naguère sublimées par Gambetta, et qui participent du même idéal méritocratique républicain que partage le général. Le travail méritoire, l’effort, le dévouement, le bénévolat sont des contributions majeures à l’intérêt national. C’est cet héroïsme obscur qui est la marque des grands peuples. Les « forces vives », ce sont ces hommes et ces femmes sur lesquelles De Gaulle compte pour amener le pays vers la modernité sans heurts, celles et ceux qui, par un effort de formation, de recherche, d’innovation, de production, ont participé à l’élan qui portait le pays dans les années 1960.
Mesdames,
Messieurs,
Vous êtes les héritiers de ces élites nées des combats successifs de la France, de ces générations qui depuis soixante ans ont construit la France d’aujourd’hui. C’est la solidité du lien entre des élites politiques, une haute-fonction publique compétente, pleinement mobilisée, et une génération nouvelle d’entrepreneurs, dans tous les domaines, agriculture, industrie, recherche, qui a rendu possible le formidable rebond français du début des années 1960. « La faillite ou le miracle », disait-on en 1958. Ce fut le miracle, et peut-être le grand œuvre des élites nées du drame de 1940 et des âpres années de lutte au cours desquelles chacun a compris, dans son âme et dans sa chair, le prix de la souveraineté du pays et la nécessité de le moderniser pour ne plus jamais connaître l’effondrement et la déréliction. C’est une leçon qu’il faut toujours méditer. Car qu’ont été les vraies élites, alors, sinon celles et ceux qui ne se sont pas effondrées avec l’effondrement ?
Puisse l’Ordre National du Mérite être celui de ces serviteurs fidèles de l’État. Puisse-t-il être non une corporation qui ennoblit artificiellement ses membres, mais un corps dont l’éclat est rehaussé par la valeur de chacun de ses serviteurs. Puissions-nous rester fidèles à cet esprit gaullien, soucieux de mettre nos compétences et nos efforts au service de la France, sans vouloir en tirer d’autre profit que la joie et l’honneur de servir, en sachant nous remettre sans cesse en question.
Vous le savez mieux que quiconque, le mérite ne se possède pas. Il s’acquiert sans cesse par un labeur incessant, en « faisant ce que dois » pour la France.