LE LIBAN
Une indépendance qui reste à conquérir, dans l’esprit de la France Libre !

par Christine Szymankiewicz

Premier drapeau du Liban indépendant dessiné le 11 novembre 1943, à l’Assemblée, par sept députés. Drapeau national de la République libanaise.

Le 22 novembre dernier, le Liban commémorait le 80e anniversaire de son indépendance. Il le commémorait dans le contexte que l’on sait, d’un Liban pris dans le tourbillon de crises multiples et majeures, politique, économique, sanitaire, sécuritaire. D’un Liban encore dramatiquement marqué par l’explosion au port de Beyrouth le 4 août 2020. D’un Liban qui, ces dernières semaines, frémit et retient son souffle tandis que le fracas des armes se fait à nouveau entendre à l’une de ses frontières.

Dans ce contexte violent et instable et quelles que soient l’amertume, la peine ou la colère qui entourent les commémorations liées à l’Indépendance, l’attachement des Libanais « au pays » demeure absolu, farouche, inaliénable. La reprise en cœur de l’hymne national, le lever du drapeau et la célébration de l’armée perçue comme un bastion d’intégrité préservée sont des moments qui continuent à rassembler. Les écoles et, en particulier celles du réseau français, ont toutes organisé des fêtes rassemblant élèves, parents et enseignants.

L’origine et les conditions d’accession à cette indépendance n’évoquent plus guère aujourd’hui un événement précis, notamment dans la mémoire des plus jeunes. Il n’existe pas, en effet, dans ce Liban multiculturel créé en 1920, de manuel d’histoire unifié, validé par tous, racontant un même roman national au-delà de l’année 1940. Si les plus anciens l’associent sans doute encore aux figures libanaises pressées d’en finir en 1943 avec le Mandat français, la majorité y voient surtout un jour de célébration des morts – des martyrs pour reprendre la terminologie libanaise – tombés durant les combats de la guerre du Liban qui débuta en 1975. Pourtant, l’indépendance du Liban considéré dans ses frontières actuelles ne peut se comprendre sans référence au Mandat français. A ses débuts en 1920. Et à sa fin.

À sa fin précipitée d’abord, le 22 novembre 1943, lorsque les autorités de la France Libre relâchent finalement, sous la pression de la population libanaise et dans un bras de fer avec les Britanniques, les dirigeants libanais qu’elles avaient enfermés dans la citadelle de Rashaya. Ces derniers, pressés d’asseoir l’indépendance et la souveraineté du Liban, avaient, en effet, fait voter unilatéralement à la Chambre le 8 novembre une modification de la Constitution interdisant désormais à d’autres qu’au peuple libanais et à ses dirigeants de diriger les affaires du Liban. La date du 22 novembre retenue par les Libanais pour fêter leur indépendance marque ainsi la fin, plus tôt que prévu, de l’exercice du pouvoir par les autorités mandataires françaises même si la souveraineté du Liban sera de fait officiellement reconnue le 3 janvier 1944 seulement, en même temps que celle de la Syrie.

C’est donc dans une apparence de rupture avec la France que le Liban accède à l’Indépendance. Une conjonction de raisons explique les réticences du Général de Gaulle, ainsi qu’il le rapporte dans ses Mémoires de guerre, à accorder l’indépendance pleine et entière dès 1941 et encore en 1943 lorsque les dirigeants libanais la réclament : le risque de se défaire ,tandis que la guerre n’est pas encore terminée, d’un territoire sous administration française, la crainte d’une contagion des revendications indépendantistes au Maghreb, la méfiance et la colère face au jeu complexe et aux ambitions britanniques sur la région. Les interactions de personnes (De Gaulle, Catroux, Helleu) expliquent aussi l’épisode désastreux de cet emprisonnement. Mais le Général de Gaulle demeurera toujours fidèle à ses convictions et à ses engagements, au Liban comme ailleurs, et cohérent avec ce qu’il affirmait de splendide manière en juillet 1931 déjà, lorsque, Commandant des Deuxième et Troisième bureaux pour le Levant, il anticipait l’indépendance du Liban lors de la remise des prix d’excellence à l’Université Saint-Joseph.

Le général de Gaulle qui avait passé deux années au Liban avant-guerre connaissait bien le Liban et avait de l’affection pour ce pays. Le discours qu’il fit, en juillet 1931, à l’université Saint Joseph, devant un parterre d’étudiants, était prophétique : « Il vous appartient de construire un État. Non point seulement d’en partager les fonctions, d’en exercer les attributs, mais bien de lui donner cette vie propre, cette force intérieure sans lesquelles il n’y a que des institutions vides. Il vous faudra créer et nourrir un esprit public, c’est-à-dire la subordination volontaire de chacun à l’intérêt général, condition sine qua non de l’autorité des gouvernants, de la vraie justice dans les prétoires, de l’ordre dans les rues, de la conscience des fonctionnaires… » […] « Oui, la jeunesse libanaise, qui demain sortira d’ici, sera bien préparée à sa tâche nationale. Marchant dans les traces de ses aînés, […] résolue à la discipline et au désintéressement, liée à la France par toutes les voies de l’esprit et du cœur, cette élite sera le ferment d’un peuple chargé, dorénavant des lourds devoirs de la liberté ».

En tout état de cause, l’indépendance, acquise dans ces conditions, aurait pu distendre durablement une relation pourtant séculaire : il n’en sera rien. L’attachement à la France, évoquée parfois comme la « tendre mère », va demeurer pour la majorité des Libanais et les années de la Présidence gaullienne en France achèveront de réinstaller, solidement et durablement, les liens entre les deux pays.

D’ailleurs, faut-il le rappeler, la formule du Mandat retenue lors de la Conférence de la Paix à Paris en janvier 1919 et adoptée par la Société des Nations s’inscrivait par principe dans une logique d’indépendance et non de protectorat. Les termes du Mandat sur la Syrie et le Liban que la France s’est vue confier par le traité de Sèvres en 1921 étaient clairs : « mener le Liban et la Syrie à l’auto-détermination politique, c’est-à-dire à l’indépendance, dans les plus brefs délais ».

Le président américain Wilson, anticolonialiste, s’élève contre les plans de partage entrepris dès 1915 par les Français et les Britanniques pour démanteler l’Empire Ottoman et affirme le droit des anciennes provinces à l’autodétermination. Le 8 janvier 1918, il expose devant le Congrès américain quatorze points qui destinés à régler l’après-guerre. Le 12ème point exprime sa position concernant le règlement de la situation des provinces de l’Empire ottoman : « Aux régions turques de l’Empire ottoman actuel devront être garanties la souveraineté et la sécurité ».

La Société des Nations est créée le 28 avril 1919 par la Conférence de la paix. L’article 22 du Pacte de la SDN retient le principe du Mandat pour les régions arabes de l’ancien Empire ottoman : « certaines communautés qui appartenaient autrefois à l’Empire ottoman ont atteint un degré de développement tel que leur existence comme nations indépendantes peut être reconnue provisoirement, à la condition que les conseils et l’aide d’un mandataire guident leur administration jusqu’au moment où elles seront capables de se conduire seules ».

Ainsi, en dépit du flou qui a pu parfois entourer la formule du mandat dans sa mise en pratique, la volonté de voir le Liban accéder à l’indépendance n’aura jamais cessé d’être réaffirmée par la France. Le Front populaire proposera même une solution d’indépendance immédiate en échange d’avantages politiques, économiques et militaires accordés à la France. A l’automne 1936, deux traités furent rédigés que seul finalement le Liban ratifia face à l’absence de consensus en France. A partir de 1941 et l’arrivée la France Libre au Levant, les déclarations du Général Catroux et du général de Gaulle auront toujours été sans ambiguïté quant à la poursuite de cet objectif.

Le 16 juillet 1941, jour du changement de pouvoir, le général Catroux, nommé par de Gaulle le 24 juin 1941 délégué général et plénipotentiaire des Français libres pour les États du Levant et de commandant en chef, fait son entrée aux côtés du britannique Wilson, dans Beyrouth libérée par les troupes australiennes depuis la veille. Cette nomination s’accompagne d’une lettre précisant ses missions. Il s’agit pour lui, en particulier, de négocier les traités établissant l’indépendance.

« En entrant en Syrie avec les forces de la France Libre, le général Catroux adressera aux populations une proclamation. Cette proclamation dont j’ai approuvé l’esprit et les termes, sera faite en mon nom et au nom de la France. Elle apportera aux patriotes, dont vous êtes, la satisfaction de leurs plus chères aspirations, en reconnaissant aux peuples du Levant le statut, garanti par traité, de peuples souverains et indépendants. Ainsi sera consacré le succès d’une cause à laquelle vous vous êtes déjà si ardemment et généreusement consacrée. Je suis si heureux de vous en faire part, et j’exprime l’espoir que vous trouverez, dans cet événement important, un puissant encouragement à collaborer avec la France libre et avec son représentant le général Catroux ».

Lettre de Charles de Gaulle à S. Mardam Bey, 6 juin 1941

 

« Il me semble qu’un accord aussi évident des sentiments et des résolutions de la Syrie et de la France, vient avant tout de ce que dans le tourbillon qui emporte le monde et dont vous venez d’éprouver sur votre sol les douloureuses conséquences, notre compréhension réciproque s’est éclaircie et précisée. Nous faisons la guerre et dans cette guerre, tous les peuples, le vôtre aussi bien que le nôtre, jouent leur liberté et jusqu’à leur existence. Nous avons jugé qu’il est temps pour la France de mettre en accord avec vous, un terme au régime du mandat, de traiter avec vous. Je compte que l’union de l’Angleterre et de la France sur le territoire du Levant contribuera à renforcer la Syrie et le Liban, dans la certitude de conserver, du Tigre jusqu’à la Méditerranée, de la frontière de Transjordanie jusqu’à la frontière de la Turquie, leur liberté et leur intégrité nationale. »

Discours du général de Gaulle à l’université de Damas, le 29 août 1941 devant les principaux dirigeants nationalistes de Syrie et du Liban ; G. Buis

Mais l’indépendance ne peut non plus être comprise sans renvoyer aux débuts du Mandat français en 1920, à ce moment où le Liban est constitué dans ses frontières actuelles, c’est à dire aussi dans sa complexité territoriale et multiculturelle.

N’oublions pas que le Liban actuel fut plus de quatre cents ans sous domination ottomane. Au centre de Beyrouth, une statue emblématique, criblée de balles tirées durant la guerre civile, occupe le centre d’une place centrale nommée place des Martyrs. Elle rappelle symboliquement la révolte d’un petit groupe de nationalistes libanais contre l’occupation ottomane en 1916 et symbolise l’indépendance du Liban face à l’Empire Ottoman. Les indépendances, dans ce pays qui n’a jamais cessé d’être sous influences étrangères, sont, en effet, diverses et multiples.

A la fin de la Première guerre mondiale, les anciennes provinces sous domination ottomane sont remodelées au terme d’un « partage » âprement et très tôt négocié, dès 1915, entre Londres et Paris. La partition est entérinée par l’accord dit « Sykes-Picot » en mai 1916 puis, concernant le seul Liban, entre Paris et le Patriarcat maronite. Les autorités religieuses maronites plaident auprès de la Société des Nations pour un territoire autonome à l’assise territoriale élargie autour du Mont Liban, c’est à dire un territoire libanais suffisamment large pour qu’y soient garanties l’autosuffisance économique et alimentaire, tandis qu’une autre partie de la population milite, dans une vision panarabe, pour l’intégration du Mont Liban dans une Grande Syrie autonome. La Société des Nations tranchera pour un territoire spécifique, créé, au-delà du berceau chrétien et druze du Mont-Liban et de la ville de Beyrouth, par l’adjonction à ce noyau historique de territoires cette fois majoritairement sunnites et chiites : la plaine agricole de la Bekaa à l’Est, Saïda, Tyr et leur arrière-pays au sud, Tripoli et le Akkar au nord.

Georges Clemenceau, en novembre 1919, alors qu’il venait de promettre au Patriarche maronite Hoyek de soutenir le projet d’un Grand Liban, s’exprime ainsi : « le désir des Libanais de conserver un gouvernement autonome et un statut national indépendant s’accorde parfaitement avec les traditions libérales de la France ».

C’est alors un territoire indépendant mais non encore souverain qui naît. Et qui naît avec des spécificités fortes, inédites, qui changeront progressivement mais de façon fondamentale l’esprit de cette partie du territoire proche-oriental : un pays dans lequel coexistent dix-huit communautés religieuses, multiculturel, tourné vers l’Occident mais aussi tête de pont du monde arabe. C’est « sous un régime communautaire diversifié et très compliqué que ce Liban agrandi vivra », écrivait et prévenait le général Pierre Rondot, formateur des services de renseignements syriens et libanais pendant le mandat français. Ses mots disaient alors immédiatement et parfaitement le pari que représentait cette entité singulière si complexe. Un pari gagnant dans les années qui suivirent l’indépendance tandis le monde admirait et saluait l’incroyable défi et le développement de cette « Suisse du Moyen-Orient » au dynamisme économique, politique, social exceptionnel. Un modèle unique de coexistence et de liberté, un « Pays message » ainsi que le Pape Jean-Paul II l’évoquera plus tard, en 1989, creuset d’une fraternité culturelle et confessionnelle inouïe qui ouvrait alors à toutes les espérances.

Le Liban continue sans doute de s’en nourrir. Mais la guerre débutée en 1975 et ses suites auront porté un coup très rude à cet esprit. Le Liban, depuis la fin du conflit et des occupations successives et diverses sur son sol, fait face désormais, malgré un semblant de paix, à une communautarisation croissante de sa population et se retrouve au cœur de bras de fer régionaux et internationaux qui pèsent sur son destin.

« L’Église désire manifester au monde que le Liban est plus qu’un pays : c’est un message de liberté et un exemple de pluralisme pour l’Orient comme pour l’Occident »

Jean-Paul II – lettre apostolique à tous les évêques de l’église catholique sur la situation du Liban, Du Vatican, le 7 septembre 1989.

 

« Par devant tous ces témoins de vos espoirs, de vos luttes et de votre victoire, c’est en partageant votre joie et votre fierté que je proclame solennellement le Grand-Liban, et qu’au nom du Gouvernement de la République Française, je le salue dans sa grandeur et sa force, du Nahr El kébir aux portes de Palestine et aux crêtes de l’Anti-Liban.

C’est le Liban avec sa montagne où bat le cœur chaud de ce pays.

Avec la fertile Békaa, dont l’inoubliable journée de Zahlé a consacré l’union réparatrice.

Avec Beyrouth, port principal du nouvel Etat, siège de son Gouvernement, jouissant d’une large autonomie municipale, possédant son statut budgétaire et une municipalité à pouvoirs étendus, relevant directement de la plus haute autorité de l’Etat. 

Avec Tripoli, pourvue elle aussi d’une large autonomie administrative et budgétaire, s’étendant à sa banlieue musulmane.

Avec Sidon et Tyr, au passé fameux, qui de cette union à une grande patrie tireront une jeunesse nouvelle.

Voilà la Patrie que vous venez d’acclamer ».

 

Déclaration de naissance du Grand-Liban par le général Gouraud, haut-commissaire de la République française, général commandant en chef les troupes françaises du Levant sur le perron de la Résidence des Pins le 1er septembre 1920

Il est plus aisé de conquérir une indépendance que de la préserver. Dans son testament politique, Riad El-Solh, Premier ministre du Gouvernement libanais en 1943, exhortait ainsi les Libanais : « Nous nous devons, avant toute chose, d’organiser cette indépendance de manière rigoureuse, afin qu’elle ne devienne pas seulement un fait accompli, mais une véritable grâce, à la portée de tous les citoyens ». Et d’ajouter « Pas de pérennité pour le pays et pour son indépendance si les cœurs des Libanais ne battent au rythme d’un même amour et d’un identique attachement à la nation. Seulement alors, par nos cœurs à l’unisson, nous constituerons, tous ensemble, un rempart infranchissable, protégeant notre nation ». Ce que, dans le fond, ne disent pas autrement ces paroles de l’hymne national libanais : « كلنا والعمل في سبيل الكمال », « A la perfection de la construction de notre patrie, tous nous devons travailler ».

À cette indépendance effective que réclament les Libanais, il faut évidemment toutes les conditions politiques, sociales, économiques et toutes les réformes indispensables pour un Etat fort, capable de servir un intérêt commun et une politique de paix. Comme le fit le général de Gaulle durant les années de sa Présidence et comme c’est le cas aujourd’hui, la France doit continuer de se tenir aux côtés des Libanais, sans volonté d’ingérence, fraternellement, avec une solidarité intacte. N’oublions jamais combien furent nombreux les Libanais à répondre à l’appel du Général du Gaulle le 18 juin 1940 et comme furent fortes les clameurs de joie de la Montagne libanaise lorsque l’on y apprit la libération de Paris en août 1944. Nos indépendances sont liées.

Vive le Liban ! Et vive la France !

Décembre 2023

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