DISCOURS À LA JEUNESSE LIBANAISE

par Charles de Gaulle

Université Saint-Joseph de Beyrouth
31 juillet 1931

Mes révérends Pères,
Mesdames,
Messieurs,

Une assemblée est un concert de sentiments. La belle cérémonie qui nous réunit aujourd’hui ne laisse pas d’en susciter de nombreux : chez les maîtres, juste fierté de l’œuvre accomplie ; chez les disciples, joie du repos bien gagné ; chez les parents, satisfaction du savoir acquis par leur fils et sollicitude pour demain ; enfin chez l’officier qui a l’honneur de représenter ici le Haut-Commissaire de France, quelque fierté sans doute, mais aussi beaucoup de confusion.

Cependant, Messieurs, parmi nos impressions, l’une au moins nous est commune. Quels que soient nos âges et nos fonctions, nous ressentons tous une émotion pareille à la vue de la belle jeunesse dont voici les rangs pressés. La jeunesse répand autour d’elle la contagion de l’ardeur. Imprégnée d’espérances, elle s’embellit par surcroît de toutes celles que ses aînés reportent sur elle. Après les épreuves traversées, nous mesurons mieux que jamais tout ce qu’il y a de précieux dans cette réserve de force où la race des hommes puise pour se renouveler.

Certes ! C’est d’un renouveau qu’a besoin le monde. Jeunes gens, de quel cachet marquerez-vous votre temps ? Oh ! nous sommes d’avance convaincus que, grâce à vous, l’on ira dans quelques années encore plus vite qu’au- jourd’hui, qu’on s’élèvera plus haut, qu’on pourra se parler et sans doute se voir de plus loin, que les intérêts seront plus mêlés, le travail plus complexe, la réclame plus tapageuse ; qu’on fera plus de bruit, qu’on frappera plus fort, qu’on luttera plus âprement. Mais ce ne sont là que des conditions matérielles, et le sens et le caractère d’une époque procèdent d’abord de ses tendances morales. L’hellénisme, la force romaine, la diffusion du christianisme, l’ordre classique, la révolution française, l’impérialisme récent, l’évolution sociale d’aujourd’hui n’ont pas tenu seulement aux circonstances. Ces grands mouvements n’eussent pas été possibles sans une flamme partout répandue : la passion pour un idéal. Ah ! Messieurs, nous ne doutons point que la génération qui vient ajouter son labeur au nôtre y apporte beaucoup de courage et de résolution. Nous savons d’où souffle l’esprit du siècle. Nous voyons comment le désir de s’élever, de réussir, de posséder, donne à chacun le goût de l’effort. Nous commençons même, paraît-il, à constater que cette ardeur universelle ne va pas sans contre- coups, notamment dans l’ordre économique, et que pour produire partout sans méthode dans un monde mal adapté on peut aboutir à une crise dangereuse, quoique – espérons-le – passagère. Mais, pour les grandes tâches collectives, ce n’est pas assez d’avoir de l’énergie et des aptitudes. Il y faut du dévouement. Il y faut de la vertu de sacrifier au but commun quelque chose de ce qu’on est, de ce qu’on a, de ce qu’on ambitionne. Il y faut, non l’effacement, mais l’abnégation des personnes. Car la splendeur et la puissance d’un ensemble exigent que chaque partie s’absorbe dans l’harmonie du tout. Ainsi d’une armée, d’un jardin, d’un orchestre, d’un monument.

Oui, le dévouement au bien commun, voilà ce qui est nécessaire, puisque le moment est venu de rebâtir. Et justement, pour vous, jeunesse libanaise, ce grand devoir prend un sens immédiat et impérieux, car c’est une patrie que vous avez à faire. Sur ce sol merveilleux et pétri d’histoire, appuyés au rempart de vos montagnes, liés par la mer aux activités de l’Occident, aidés par la sagesse et par la force de la France, il vous appartient de construire un Etat. Non point seulement d’en partager les fonctions, d’en exercer les attributs, mais bien de lui donner cette vie propre, cette force intérieure, sans lesquelles il n’y a que des institutions vides. Il vous faudra créer et nourrir un esprit public, c’est-à- dire la subordination volontaire de chacun à l’intérêt général, condition sine qua non de l’autorité des gouvernants, de la vraie justice dans les prétoires, de l’ordre dans les rues, de la conscience des fonctionnaires. Point d’Etat sans sacrifices d’ailleurs, c’est bien du sacrifice qu’est sorti celui du Liban. Le Beyrouth nouveau le sait, qui a consacré ses deux premiers monuments à la mémoire de vos martyrs et à la gloire des soldats français.

C’est pourquoi, Messieurs, en nous tournant vers les maîtres éminents de votre Université, nous ne nous bornerons pas à leur exprimer notre admiration quant au passé et quant au présent, mais nous y joindrons notre témoignage de confiance pour l’avenir. C’est dans les années qui viennent que leur œuvre sera surtout féconde. Féconde, sans doute, dans l’ordre de l’intelligence par la valeur d’un enseignement complet, élevé, approfondi ; féconde aussi par la qualité de ceux qui le reçoivent comme de ceux qui l’ont reçu, féconde enfin et surtout par la haute leçon de dévouement que donnent chaque jour dans cette maison le précepte et l’exemple.

Oui, la jeunesse libanaise, qui demain sortira d’ici, sera bien préparée à sa tâche nationale. Marchant sur les traces de ses aînés, parmi lesquels nous saluerons avant tout le président de la République libanaise, résolue à la discipline et au désintéressement, liée à la France par toutes les voies de l’esprit et du cœur, cette élite sera le ferment d’un peuple chargé, dorénavant, des lourds devoirs de la liberté.

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