MON TÉMOIGNAGE
par le général Fouad Chehab
Ancien président de la République libanaise*
Revue Espoir n°4, octobre 1973
*Ce texte est l’un des derniers qu’ait écrit le général Chehab avant sa mort. Il avait ainsi tenu à rendre personnellement hommage au général de Gaulle. La Fondation se fait un honneur de publier ici ce texte.
Le nom de général de Gaulle a été associé aux événements d’un demi-siècle de l’histoire de la France et du monde. Il figure aussi, et en bonne place, dans l’histoire contemporaine de mon pays, le Liban.
Ce nom a, pour les Libanais, des consonances à la fois nobles et martiales, douces et familières. Il s’insère étroitement dans la longue et émouvante tradition des relations de nos deux pays. Pour mes compatriotes, le général de Gaulle a incarné la France qu’ils aiment glorieuse, cartésienne et libérale.
Pour moi, il évoque, de surcroît, des souvenirs qui s’échelonnent tout au long de ma carrière militaire et, plus récemment, de mon sexennat à la présidence de la République.
Aussi, au moment où, en France et ailleurs, les initiatives se multiplient pour exalter la mémoire et l’œuvre de ce grand homme, m’est-il un devoir d’apporter ma modeste contribution en un témoignage de fidélité et en un hommage.
C’était dans les toutes premières années 30. Le Liban et la Syrie étaient placés par la Société des Nations sous la tutelle de la France en vertu d’une formule juridique et politique ambiguë à laquelle on a donné le nom de mandat. L’aspect militaire de l’autorité française sur ces territoires était représenté par les « troupes françaises du Levant » auxquelles se rattachaient les « troupes spéciales du Levant », celles-ci étant formées de recrues syriennes et libanaises encadrées partiellement par des officiers français. Elles étaient destinées à devenir de plus en plus autonomes en vue de constituer le noyau des armées des futurs Etats indépendants de la Syrie et du Liban, indépendance à laquelle ces pays devaient, en application de la charte du mandat, être progressivement amenés par la puissance mandataire.
Le commandant de Gaulle dirigeait, alors, le 3e bureau du commandement supérieur des troupes françaises du Levant. J’appartenais aux troupes spéciales. Ma charge me mettait couramment en rapport avec les officiers français. Lui, je le connaissais seulement et il me connaissait.
J’ai pu cependant le mieux connaître et découvrir en lui une forme de caractère dont le moins que je puisse dire est qu’il m’en imposait. L’occasion en fut les grandes « manœuvres annuelles » de la troupe à l’issue desquelles et en présence des officiers qui y avaient participé et dont j’étais, il prit la parole pour faire « la critique des manœuvres ». Je fus fasciné par la haute stature de l’homme, par sa calme assurance, sa claire pensée, son raisonnement simple mais rigoureux et, surtout, son esprit très poussé de synthèse. De- puis lors, je l’ai aimé et je l’ai admiré.
De son côté, je crois que c’est durant ce premier séjour oriental qu’il apprécia notre pays et comprit que ses contradictions ne sont qu’apparentes car elles sont aplanies par nos traditions de tolérance et de bon accueil. Il acquit surtout la conviction que l’inclination des Libanais vers la France n’était point un phénomène circonstanciel ou fugace mais bien une constante réalité. Par la suite, il n’a pas cessé de marquer son intérêt je dirais affectueux pour le Liban.
La roue du destin se mit à tourner. La guerre survint. La bataille de France fut perdue. Et quand Paris tomba, les cloches des églises du Liban sonnèrent le glas.
Mais le général de Gaulle était là. Il releva tous les défis, ramassa le flambeau et ranima le combat. Je devais le retrouver bientôt au Liban.
C’est en effet chez nous que le choc entre les deux fractions de la France déchirée fut le plus violent. En juillet 1941, les Forces françaises libres (F.F.L.) et les forces britanniques occupèrent, après des combats sanglants, la Syrie et le Liban. Elles en délogèrent les troupes françaises restées fidèles au gouvernement de Vichy, empêchant ainsi les pays de l’Axe d’utiliser la plaque tournante du Proche-Orient pour, à la fois, dominer le littoral de la Méditerranée orientale, menacer la Turquie et les arrières des armées alliées combattant en Egypte et mettre la main sur le pétrole arabe.
Ayant suivi, entre-temps, les cours de l’Ecole d’état-major, je fus affecté comme colonel à l’état-major du général Catroux, commandant en chef des F.F.L. pour la Syrie et le Liban et, en même temps, délégué général au Levant du Comité de libération nationale.
Je collaborai ainsi au travail de réorganisation des troupes spéciales, réorganisation qui avait pour but, non seul de faire participer ces troupes à la défense locale, mais aussi de mettre sur pied des éléments volontaires destinés à prendre part à la bataille en dehors du pays. Ces éléments étaient, cette fois, intégrés dans les F.F.L.
Je suis heureux de pouvoir rappeler que ces volontaires, libanais et syriens accomplirent vaillamment leur devoir notamment à Bir Hakeim et en Alsace.
Nous entreprîmes, plus tard, le groupement de dix mille autres volontaires en vue de les faire participer à un débarquement des troupes alliées dans les Balkans. Mais les plans de débarquement ne furent pas mis à exécution.
Le général de Gaulle faisait alors de fréquentes visites au Liban. Aussi avais-je l’occasion de le rencontrer souvent au cours des réunions de travail du groupe d’officiers d’état-major ou d’autres réunions d’officiers généraux ou supérieurs.
Mon admiration pour lui ne fit que croître au fil des jours et de nos contacts qui devinrent plus étroits. Je dis, sans modestie, que je bénéficiai de sa confiance et de son estime, en vérité d’une amitié qu’il ne cessa de me manifester d’une manière ou d’une autre.
De l’action du général de Gaulle et, si je peux m’exprimer ainsi, de ses états d’âme durant cette période difficile entre toutes, on a presque tout dit et je sais que je ne peux apporter rien de bien nouveau. Je tiens quand même à relater brièvement ici les impressions et les constatations que j’ai recueillies sur le vif, à des moments cruciaux que j’ai vécus à ses côtés dans le feu de la lutte.
Tout en lui, sa pensée, sa parole, ses gestes, ses ordres, en un mot sa vie, se concentrait sur un but unique quoique à triple volet :
- maintenir intacts les territoires d’outre-mer et les amener à prendre part effectivement et de plus en plus à la guerre aux côtés des Alliés en vue de libérer la France;
- mener une action politique et militaire suivie afin de sauvegarder l’indépendance de la France et son intégrité territoriale ;
- maintenir à la France un rang égal à celui de ses alliés durant la poursuite de la guerre et après la victoire.
Cela semblait être une gageure tant le but paraissait lointain et tant les moyens dont disposait, au départ, le Général étaient dérisoires. D’ailleurs, celui-ci souffrait en silence de ce que les ralliements à la France Libre ne fussent pas plus nombreux et que la présence française dans le concert des alliés ne fût pas plus massive et plus marquée.
Il abattait alors une besogne considérable, aidé par une intelligence vive et pénétrante, une extraordinaire ténacité et, surtout, un patriotisme exemplaire et ce genre de foi qui déplace les montagnes.
Ce chef, tout à sa passion qui était la France, imposait le respect, voire la distance, dans toute réunion ou contact de travail. Mais il ne se départissait jamais d’une parfaite correction. Il savait aussi être bon, compréhensif, humain.
A maintes occasions et plus particulièrement au cours de repas intimes réunissant des personnalités civiles et militaires et parfois des hommes d’Etat de pays occupés qui s’étaient repliés sur le Proche-Orient je pus constater combien ses attitudes et ses propos rappelaient la bonne société et la vieille courtoisie françaises. Il mettait alors tout le monde à l’aise, trouvait les mots d’à-propos, maniait l’humour avec finesse, analysait les situations avec une étonnante lucidité et des précisions pertinentes, écoutait et discutait tous les avis, même ceux des « moins galonnés ».
Les années s’écoulèrent et la roue du destin continua de tourner.
L’année 1958 fut pour le général de Gaulle une autre date très importante. Les douloureux événements que l’on sait, en rapport avec la guerre d’Algérie, le ramenèrent au pouvoir.
Elle le fut pour moi aussi. D’autres événements non moins douloureux, quoique de nature et d’origine absolument différentes, secouèrent le Liban et amenèrent mon élection par le parlement à la présidence de la République.
J’eus ainsi, de nouveau et durant tout mon sexennat, la chance de renouer avec le général de Gaulle des « relations de travail » et le bonheur de constater, une fois de plus, combien il aimait mon pays et quel souvenir amical il avait gardé de ma collaboration pendant la guerre à l’état-major des F.F.L. au Levant.
À ce propos, je citerai seulement deux faits que j’estime particulièrement significatifs :
De par sa position géographique, la composition de sa population, son bipolarisme spirituel et culturel, ses structures politiques et économiques libérales, le Liban a toujours été et sera toujours un lieu de rencontre et de rapprochement entre l’Europe et le monde arabe. Partant de là et du fait que le Liban avait maintenu ses relations diplomatiques avec la France au cours de la tragédie algérienne, et connaissant les liens personnels qui m’unissaient au général de Gaulle, des membres du gouvernement révolutionnaire algérien en vinrent à suggérer que le Liban servit d’intermédiaire pour sonder discrètement les possibilités d’un règlement. Je le fis savoir au Général. Mon message était sciemment laconique parce que je n’étais pas suffisamment au fait des divers aspects et des susceptibilités, surtout du côté français de ce problème singulièrement complexe et parce que, militaire moi-même et m’adressant à un militaire, je ne voulais pas « mettre à côté ». Le Général, me connaissant, le comprit mais n’en prit pas moins bonne note de la tournure que commençaient à prendre les événements. De mon côté, j’étais heureux que le Liban pût rendre ce service à un moment où tous les horizons de cette affaire paraissaient complètement bouchés.
***
Je serai toujours reconnaissant au général de Gaulle d’avoir, par son intervention et son insistance personnelles, facilité grandement l’octroi d’une aide technique française massive qui a permis au Li- ban d’entreprendre en profondeur le recensement de ses besoins et de ses moyens en vue d’établir un plan de relèvement économique et social et d’entamer une vaste réforme de son administration. Je citerai en particulier le cas du père J. Le Bret et son organisation l’IRFED, auxquels se sont joints d’autres experts. Le plan établi par le père Le Bret et ses adjoints n’a pas cessé d’être – compte tenu des variantes imposées par l’évolution des choses – à la base des travaux de développement de notre pays qui peut s’enorgueillir d’avoir actuellement, parmi les pays de la région, le plus fort revenu par tête d’habitant.
On a parfois dit que le général de Gaulle était un visionnaire, qu’il ne rêvait que de prestige et de panache hors d’époque. Ce jugement m’a toujours paru sommaire et injuste. Car, si le Général, aussi bien dans ses écrits que dans sa politique, ressuscitait les grandes époques de l’Histoire et y trouvait une source d’idées et un guide dans l’action, il n’a jamais dissocié la grandeur de la France – qu’il a restaurée envers et contre tout –des intérêts réels et permanents de son pays. De cela, on trouve une nette illustration dans ce qu’on a appelé sa politique arabe.
Après avoir crevé l’abcès algérien qui empoisonnait les relations franco-arabes, il eut les mains libres pour faire le rétablissement qu’il jugeait nécessaire et remettre ces relations dans leur sillage multiséculaire. L’on sait bien, en effet, que depuis l’ambassade de Charlemagne auprès de Haroun-al-Rachid, le calife abbasside de Bagdad, jusqu’au mandat sur la Syrie et le Liban, en passant par les rapports fort cordiaux et même les alliances qu’aussi bien la monarchie que la république ont noués avec l’Empire ottoman dont relevaient les peuples arabes, la France a eu une présence très marquée et très active en Orient. On peut dire que la France a toujours eu une vocation orientale et qu’elle en a fait une constante de sa politique.
Cette présence française, de Gaulle savait mieux que quiconque qu’elle n’a jamais été seulement une manifestation de prestige ou une démonstration d’universalisme culturel, mais qu’elle procédait aussi et surtout d’un souci pratique d’utilité nationale sur un double plan politique et économique. Politique, parce qu’elle aidait à maintenir un certain équilibre de forces, hier entre les nations européennes antagonistes et impérialistes, aujourd’hui entre les super-puissances du globe. Economique, parce que les ressources de l’Orient et particulièrement des pays arabes sont immenses et son marché également.
De Gaulle savait aussi que ce faisant, et après l’Algérie, il allait à la rencontre des pays arabes qui souhaitaient que la France revint reprendre sa place dans la région, cette France pour qui les valeurs morales, les mots de liberté et de justice ont encore un sens.
D’ailleurs, la croissance spectaculaire ces dernières années, des échanges franco-arabes et, tout récemment, l’accord pétrolier avec l’Irak, sont venus justifier indubitablement la politique gaullienne de large ouverture sur le monde arabe.
On le voit : là comme ailleurs, et plus nettement depuis juin 1940, la clairvoyance du Général n’a pas été démentie par les faits. S’il lui est arrivé de se tromper c’était dans la tactique, les détails d’exécution ou le « timing ».
Sa foi et la pratique de la religion l’on sans doute soutenu au fil des jours et réconforté dans les heures sombre. N’est-ce point-là, autant et plus que dans son patriotisme et dans sa culture, que se trouverait l’explication de cette conviction inébranlable, de cette continuité dans pensée et l’action, de cette ténacité qui excluait le découragement, de cette vision globale et noble de l’existence et de l’action des hommes qui ne s’attachait qu’à l’essentiel et obligeait en toute matière à élever le débat ?
Le peuple de France a pleuré abondamment ce chef prestigieux et cet homme d’une trempe exceptionnelle. A ses obsèques officielles, tous les grands de ce monde se sont retrouvés. Sa tombe est et restera un lieu de pèlerinage pour le Français et pour les étrangers.
Nous autres, Libanais, nous l’avons pleuré aussi. Son souvenir restera vivace dans nos mémoires et dans celles de nos enfants.
Son nom est définitivement gravé sur les tablettes de l’Histoire parmi ceux des grands capitaines et des grands homme d’Etat.