MÉMOIRES ACCESSOIRES : 1947-1979, PAR L’AMIRAL PHILIPPE DE GAULLE

par Alain Larcan

Le deuxième tome des mémoires dénommées accessoires par son auteur l’amiral Philippe de Gaulle était attendu et ne décevra pas ses lecteurs.

Après la saga d’un ancien des Forces navales libres, c’est l’ouvrage de la maturité reflétant à la fois une très belle carrière professionnelle et aussi des épisodes majeurs de la vie politique française auxquels il a été mêlé directement ou dont son père lui a parlé directement dans des conversations très libres dont il nous donne l’essentiel.

L’Amiral, au fil des pages, retrace avec beaucoup de précision technique ce que fut sa carrière, tout spécialement dans l’aviation embarquée, c’est-à-dire l’aéronavale : affectations successives à Hyères, à Port- Lyautey, à Lartigue où il décrit sobrement les appontages toujours dangereux, tant en raison de la vétusté de nos appareils d’après-guerre (SBD 5 ou Seafire III puis Lancaster 6 F) que du pont trop court des porte-avions Arromanches ou Dixmude.

Quand on a vu sur des porte-avions plus modernes (le Foch, pour l’auteur de ces lignes) apponter l’amiral Sanguinetti, notre camarade IHEDN de la 21e Session avec Philippe de Gaulle, on mesure bien le risque pris quotidiennement, ce que Philippe de Gaulle continuera à faire sur les porte-avions Bois Belleau ou Lafayette. Après un passage à l’École de Guerre navale, il sera chef d’état-major de la division des escorteurs d’escadre, puis commandant de l’escorteur rapide, le Picard. Après une affectation à l’état-major Interarmées, il retrouve l’aéronavale à Dugny-Le Bourget puis est nommé commandant de la frégate lance-engins le Suffren. Après son passage à l’IHEDN où nous fûmes condisciples et sa nomination peut-être un peu retardée… au grade de contre-amiral, il est nommé commandant du groupe d’essais de mesure à Brest, sur le Bâtiment amiral Henri-Poincaré ; puis commandant de l’aviation de patrouilles maritimes à Lanvéoc, avant d’être nommé au commandement de l’escadre de l’Atlantique et de terminer sa carrière comme Amiral au deuxième poste de la marine, celui d’Inspecteur général.

Ce sont donc quarante-deux ans et demi de services ininterrompus et passionnants par la variété hors de pair de ses activités [1].

Dans le paragraphe final, l’Amiral écrit : « L’amour de la mer, des bateaux, des avions ou le goût des chars de combat (comme fusilier marin) m’a apporté un plein accomplissement. J’y ai trouvé une existence libérée de la politique et même de l’omniprésence toujours pesante du général de Gaulle, même si lui-même a parfois tenté de l’alléger ; une destinée autonome, en dehors de lui… ». Et ce n’est pas sans fierté d’exister à côté de lui que Philippe écrit sur cette vie de marin où les mérites ne peuvent être contestés dès lors que les sanctions techniques inévitables du métier sont venues les confirmer. « Pour moi, comme pour tout autre, l’influence d’un père, fût-il le plus illustre, a été inexistante dans les combats à terre, les manœuvres de bateaux de guerre, les appontages, les atterrissages de nuit ». Il faut ajouter, comme chacun le sait, que même s’il y eut des marins gaullistes, ils restèrent une minorité au sein de la Royale, et que le fils du Général dut subir des contraintes et parfois des vexations de la part de ses supé- rieurs et de ses camarades.

A côté de cette vie professionnelle bien remplie où il s’est montré un technicien averti et un chef compétent, Philippe de Gaulle donne de nombreux détails avec pudeur et discrétion sur sa propre vie familiale (mariage, enfants) et surtout sur la vie de ses parents en famille : « ce couple si uni que formaient mes parents et où je n’ai jamais perçu la moindre faille [2] ». Chez les de Gaulle on n’a pas l’habitude d’afficher des photos aux yeux des étrangers [3]; le Général ne se montre jamais en robe de chambre… le Général se couche tard et se lève tard : « Comme je n’aime pas me réveiller avec les chevaux, je n’étais pas fait pour le métier militaire ! [4] », alors que Madame de Gaulle fait le contraire ! Des détails aussi sur les menus de la Boisserie [5], sur la recherche de l’isolement pour pouvoir lire, réfléchir et écrire, et aussi l’ennui du couple pour la vie mondaine et officielle [6]: « Nous ne faisons pas partie de la corporation des dîneurs en ville, il est rare qu’on n’y perde pas son temps ». Il confirme qu’un des buts d’excursions favoris de son père était le Mont Sainte-Odile qui avait pour le couple une valeur sentimentale. Par la suite il apporte quelques précisions sur la vie à l’Élysée [7], sur l’entourage direct, surtout sur les aides de camp avec lesquels il s’entend bien : capitaine Guy, commandant de Bonneval, Claude Mauriac, Xavier de Beaulaincourt, François Flohic, Pierre- Louis Blanc.

Il donne des précisions qui intéressent au premier chef la Fondation concernant les archives [8] (« L’Élysée n’a pas vocation à conserver d’archives »), le caractère incomplet du déménagement en catastrophe après le référendum du 29 avril [9], sur les archivistes aussi (René Trotobas dit Thibault, Mademoiselle Andrée Valentin), sur les droits des photographies [10]. Les chiffres donnés par Philippe de Gaulle montrent l’ampleur des travaux de classement déjà accomplis : près de 118 000 pièces et de 20 000 photos, édition de 13 tomes de Lettres, notes et carnets et aussi de ce qui reste à faire…, sur la Boisserie enfin [11].

Chemin faisant, Philippe de Gaulle confirme ce que nous avions toujours pensé (par déduction) que personne ne savait que son père était porteur d’un anévrisme de l’aorte abdominale [12]. Le récit de la mort du Général qu’il apprend à Brest ; son passage à l’Élysée au petit matin, son entretien avec Denis Baudoin [13] car on ne peut réveiller le Président, les dispositions prises en fonction du testament étaient dans l’ensemble connues par touches successives. Et Philippe de Gaulle y apporte la note filiale très émouvante, il en est de même pour la maladie, la retraite et la disparition de Madame de Gaulle. On ne peut passer sous silence deux remarques amusantes et même surprenantes : l’une concernant les femmes et le Général ; Madame de Gaulle n’avait aucune crainte car le Général de toutes façons n’en avait pas le temps… et l’opération de la prostate où le Général s’étonnait un peu de sa stérilité définitive après la ligature des canaux déférents…

Philippe de Gaulle, qui sert parfois à son père d’aide de camp, est le témoin direct d’un certain nombre de voyages (Allemagne 1962, URSS 1966) et de visites de chefs d’États (Adenauer, Eisenhower). Ayant été envoyé par son père à Baden en mai 1968 dans un souci de protection, il donne de ce voyage et de l’entrevue avec le général Massu [14] l’éclairage le plus direct confirmant le récit de son beau-frère le général de Boissieu et celui de l’amiral Flohic et ne cachant pas que son père ait traversé une crise morale doutant de sa relation avec les Français. Mais il ne s’agissait pas d’un effondrement et Philippe de Gaulle confirme l’opinion de Pierre Messmer qui n’a jamais douté de l’honnêteté, de la sincérité du récit du général Massu, mais mettait en doute son interprétation. L’Amiral recevait des lettres très attentives et affectueuses de son père : « Je te souhaite une bonne fête. Que Dieu le Dieu des Français – te garde et te conduise ! [15] ». La lettre bien connue écrite par le Général [16] à la veille d’une intervention chirurgicale, avait suscité un certain étonnement. Philippe de Gaulle commente avec naturel : « J’interprète naturellement la dernière phrase qu’il réservait à son fils la charge de conduire la France après son successeur immédiat comme un bienveillant encouragement, sachant que l’auteur ne l’aurait pas rédigée en ces termes si j’avais pu les prendre pour argent comptant… ». Ils savent bien l’un et l’autre que la République n’est pas le Moyen-Orient… L’intérêt est surtout dans les conversations que Philippe de Gaulle a peut-être transcrit dont il garde un souvenir très précis. Chemin faisant, on sait ce que pense le Général du MRP : « le MRP a choisi son avenir : être quelque chose tout de suite et pas grand-chose plus tard » ; la haine qu’il inspire aux gens de Vichy [17] ; Léon Blum « homme courageux, apte à tout sauf à gouverner ayant eu une grande responsabilité dans notre défaite de 1940 et dans le raté qu’est la IVe République [18] » ; sur Jean Lecanuet qui avait surenchéri sur l’Europe, sujet fade et indéfini et dont l’électorat est celui qui s’en remet toujours à l’étranger pour régler nos problèmes… [19].

On trouve aussi des boutades sur les Italiens qui ont trouvé le moyen de faire partie de la CECA sans charbon ni acier [20]; sur les Anglais qui veulent entrer au club sans en payer les cotisations [21] ; sur la Belgique : « ce n’est pas en Belgique que j’aurais crié : Vive la Wallonie libre ! sachant que j’aurais risqué de faire éclater toute la Belgique ».

Puis ce sont des opinions librement exprimés sur la Constitution : « Après tout, cette Constitution, je la connais mieux que personne. C’est moi qui l’ai faite, même si j’ai abandonné aux juristes sa rédaction. Alors on m’accuse de la violer ! Est-ce qu’on viole sa femme ? [22] ».

Pour le général de Gaulle, l’esprit de Constitution est celui d’un nationalisme humaniste qui repose sur les prérogatives des citoyens mais il précise que son père, ayant omis de vérifier les termes que les juristes avaient introduits, était entré en fureur, contre un lien intempestif selon lui entre la constitution de 1958 et les préambules des constitutions antérieures. « Ainsi les démagogues vont-ils pouvoir bêtifier sur les droits de l’homme pour rendre l’internationalisme, le cosmopolitisme et l’apatridie opposables aux droits des citoyens [23] », ce qui était bien vu compte tenu de l’évolution à laquelle nous assistons.

Le Général parle aussi des partis et donne la définition des gaullistes : « Nous ne sommes pas un parti comme les autres ; nous sommes un mouvement qui prend toujours en compte les grandes circonstances de notre Histoire. Nous sommes ce qu’il y a de mieux dans notre peuple. Tantôt une minorité, tantôt une majorité. Tantôt nous échouons à rassembler les meilleurs de notre côté, tantôt nous finissons par y parvenir. On l’a vu pendant la guerre. On le verra encore [24] ».

Il n’est pas tendre pour les socialistes, « toujours démagogues dont la plupart excitent la bêtise de cette partie du peuple qui ne raisonne pas, selon le mot de Robespierre ».

L’Amiral rapporte aussi l’opinion de son père sur la Sécurité sociale [25] créée à la Libération, et réformée sur ordonnances. Le Général aurait souhaité une évolution vers une responsabilisation de chacun. Hélas ce fut l’inverse et de toutes façons, disait-il, quel que soit le système, nous aurons toujours un million de pauvres types sur les bras. Ses réflexions également sur la démographie et la natalité [26]. C’est ainsi que le Général considérait que la politique de natalité était nécessaire pour contrecarrer la décadence française, en ce domaine, qui a débuté depuis la fin de la Monarchie.

Il parle aussi de la monnaie [27] (« la nécessité d’un système monétaire équitable, impartial, inébranlable, et qui par-là justifierait la confiance internationale donc fondé sur l’étalon or et la parité fixe… ») ; sur la participation des travailleurs aux fruits de l’expansion [28], et aussi sur la RTF qui « critique tout ce qui est l’ordre établi et l’action des pouvoirs publics que ce soit au dedans et au dehors » et les journalistes dont l’état d’esprit est l’irresponsabilité. Sur certains sujets encore de politique étrangère, le Liban [29], l’URSS utile contrepoids [30], l’ONU [31], etc., ou des personnalités étrangères comme le général Mac Arthur [32], le président Nixon [33], etc.

Philippe de Gaulle, qui fut en Algérie et qui avait senti monter le drame, tient des propos très libres et très intéressants, même si l’on peut peut-être s’interroger sur certains chiffres cités dans ses entretiens avec Ben Bella par exemple [34]. On sera particulièrement intéressé par la recherche loyale de la solution la plus française possible [35], l’identification de la politique dite d’intégration, avec le statu quo ante [36] ; le transfert des avoirs des Européens bien avant la conclusion des accords [37]; le succès politique du FLN obtenu par la propagande [38]; la responsabilité et aussi la culpabilité de l’OAS qui a saboté toutes les chances des Européens, qui se sont littéralement suicidés [39], ils auraient mieux fait pour tout le monde de m’aider au changement au lieu d’en saboter les chances [40] ».

On retiendra surtout l’interprétation du discours de Mostaganem [41]. « A Mostaganem, c’est une foule musulmane qui en presque totalité a poussé cette clameur, j’avoue que j’ai été impressionné, j’ai fini par leur répondre : « Eh bien ! Oui ! puisque vous le criez, Vive l’Algérie française ! » ; le Général pensait qu’il était trop tard pour intégrer vraiment l’Algérie à la France [42] et que la seule politique acceptable était de susciter, après avoir désamorcé la guerre, la personnalité de l’Algérie [43] et de lui faire occuper la première place au sein des peuples libres de l’Afrique [44]. De toutes façons, et ce sera la conclusion, l’Algérie a plus besoin de la France que l’inverse [45] et « que quelqu’un veuille bien me dire ce qu’on pouvait faire d’autre [46] ».

On trouvera aussi des jugements sur les militaires, les généraux rebelles, les attentats perpétrés sur le Général, et des avocats de Bastien Thiry « partisans qui sacrifient en réalité leurs clients afin de magnifier leur cause [47] ». Il sera souvent confronté à la haine des incapables et des ratés [48].

Avant et surtout après la mort du Général, l’amiral Philippe de Gaulle livre son jugement sur de nombreux hommes politiques : Michel Debré[49], homme de grande culture, fort estimable, intelligent et loyal mais d’un esprit manquant parfois d’ouverture ; Georges Pompidou dont il révèle que le Général savait qu’il était atteint d’une maladie grave et que sa femme et lui l’ignoraient [50]. Pompidou qualifié aussi d’ « homme mystérieux avec un côté balzacien, portant un nom qui a l’air de se moquer du monde [51] » et dont l’attitude ainsi que celle de Christian Fouchet et de Maurice Grimaud est jugée équivoque en mai 1968, et en tout cas contraire aux instructions du Général (mai 1968, journées des dupes [52]). On trouve surtout une série de propos souvent élogieux sur Raymond Marcellin [53], sur Edgar Faure [54], sur Jacques Foccart [55]; sur Giscard d’Estaing qui nomme Philippe de Gaulle Inspecteur général de la Marine, mais qui écarte l’escadre de l’Atlantique ou tout au moins son Commandant – de la Revue navale de Toulon pour rester la seule vedette probablement… (en s’étonnant aussi de la présence du Premier ministre Jacques Chirac [56]); Charles Hernu sur lequel Philippe de Gaulle tient des propos chaleureux et reconnaissants qui sonnent juste ; Mitterrand aussi dont il admire l’éloquence à la mairie de Washington en 1982. « Quel dommage que cet homme n’ait pas su trouver la route juste qui aurait dû être la même que celle du général de Gaulle ! [57]».

L’Amiral réfute également tout une série de légendes – toujours vivaces hélas : complot pré-1958 [58]; il aura des entretiens personnels très intéressants avec Georges Pompidou [59], Nixon [60], le Négus Haïlé Sélassié [61] et un entretien capital avec André Malraux complétant Les Chênes qu’on abat [62].

De toutes les confidences il faut surtout retenir celle du Général après Baden : « J’ai failli, parce que pour la première fois depuis que je mène une action quelconque sur ce pauvre monde, je me suis laissé gagner de vitesse par les événements, alors que je les avais toujours prévenus… [63] » et surtout : « les Français sont ainsi, qu’ils ne peuvent supporter un succès achevé, le succès leur est toujours suspect… consciemment ou non, mais ils mettent au dernier moment le grain de sable pour qu’une œuvre ne soit jamais totalement réussie ».

Tel est l’hommage filial rendu par Philippe de Gaulle à son père, à celui qu’il n’hésitait pas à mettre en garde : « Père, garde-toi à gauche, Père garde-toi à droite ! » en 1965 [64] et surtout en 1968 comme en 1969 [65], avec la réponse : « Ne me décourage pas, je ne peux tout de même pas laisser la France à Mitterrand ou à Cohn-Bendit ». Ce livre se lit avec un intérêt soutenu jusqu’à la fin, il est fort bien équilibré et écrit. Il éclaire certains aspects méconnus, peu approfondis de la personnalité du Général tout en confirmant la capacité autonome de réflexion de son fils, gardien vigilant de l’héritage intellectuel et spirituel que nous avons à faire connaître, fructifier et rayonner. C’est un témoignage exceptionnel, lucide et engagé qui mérite de figurer à côté de ceux des témoins essentiels de son père, l’auteur du plus grand succès d’édition du XXe siècle.

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[14] Pages 202-216

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[16] Lettre du 27-4-1961

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[52] Cf surtout pages 180,114-115, 202, 218-219

[53] Page 218

[54] Page 221

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[56] Pages 287-288

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[62] Pages 280-284

[63] Page 216

[64] Page 201

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