UNE VIE AU SERVICE DU GAULLISME ET DE LA FRANCE

par Philippe Goulliaud,
Journaliste*

*Co-auteur avec Caroline Pigozzi de l’ouvrage Les photos insolites de Charles de Gaulle (Paris, éditions Gründ, Plon, 2019).

13 janvier 1943, inspection des FNFL en Grande-Bretagne

Avec l’amiral Philippe de Gaulle disparaît l’un des derniers acteurs et témoins privilégiés de l’épopée gaulliste. Le Général n’avait pas souhaité lui attribuer la Croix de la Libération, en dépit d’états de service qui auraient pu valoir ce grand honneur à ce marin patriote et courageux, engagé dans la France Libre dès 1940, à seulement 18 ans. Pas question pour Charles de Gaulle d’être accusé de népotisme ou de favoritisme. Mais il a toujours considéré son fils comme un compagnon de la première heure, d’une fidélité absolue et d’une grande rigueur morale. Le premier des compagnons.

Né le 28 décembre 1921 à Paris, Philippe de Gaulle est l’aîné des trois enfants de Charles et Yvonne de Gaulle. Deux sœurs viendront compléter la fratrie, Elisabeth, née en 1924, et Anne, née en 1928. Atteinte de trisomie 21, celle-ci est lourdement handicapée et ses parents déploient autour d’elle des trésors d’affection et d’amour. Au gré des affectations militaires de Charles de Gaulle, son épouse et ses enfants vivent à Paris, Trèves, en Allemagne, Beyrouth, Metz. L’été, ils séjournent à Bénodet ou au château de Septfontaines, dans les Ardennes, chez les Vendroux. Plus tard à La Boisserie, gentilhommière du XIXe siècle dénuée de confort que le Général et son épouse ont acquise en 1934 et qui, après la Guerre, deviendra leur résidence, à Colombey-les-Deux-Eglises.

Philippe de Gaulle est élevé dans le strict respect de la religion catholique et des traditions familiales. « L’un des plus anciens souvenirs de mon existence est la gifle que je reçus pour avoir appelé mon père par son prénom, comme le faisait ma mère », écrit-il dans son livre « Mémoires accessoires » (Plon – 1997), dont une version enrichie est rééditée en janvier 2022 chez Bouquins.

Philippe de Gaulle a toujours rêvé d’être marin. Et c’est sur ce sujet qu’il s’oppose pour la première fois à son père, en septembre 1939. Charles de Gaulle a en effet décidé de l’inscrire, après le baccalauréat, en première année de droit, avec comme perspective une carrière dans le corps diplomatique. Mais le jeune homme ne veut « à aucun prix renoncer à une vocation maritime ». Il obtiendra gain de cause et pourra avec enthousiasme préparer Navale, tout en se soumettant à une préparation militaire au vieux fort de Vincennes, alors que, le 3 septembre 1939, la France et le Royaume-Uni ont déclaré la guerre à l’Allemagne nazie. Dans le contexte dramatique de « la drôle de guerre », le concours d’admission à l’Ecole navale de 1940 est interrompu. Face à l’inexorable avancée des troupes allemandes, le Général demande à son épouse de ne pas rester à Colombey, trop proche des combats, et à ses deux aînés de « se préparer à quitter Paris sans attendre le dernier moment » pour rejoindre leur mère.

En juin 1940, alors que tout s’écroule autour d’eux, Yvonne de Gaulle son fils Philippe, ses deux filles et la gouvernante d’Anne, Marguerite Potel, partent pour l’Angleterre. A Brest, sans nouvelle du Général, ils embarquent à bord d’un bateau trans-Manche dont ils ne connaissent ni le nom ni la nationalité, ni même la destination exacte. « Les Français sont étreints par l’émotion de quitter leur terre autrefois avenante et aimable, mais tout à coup devenue grise, froide et inhospitalière », observe l’Amiral. Le lendemain matin, le 19 juin 1940, le trans-Manche arrive dans le petit port de Falmouth, à l’extrême sud de la Cornouailles. Là, Philippe de Gaulle lit dans un journal « un entrefilet particulièrement intéressant : un certain Général de Gaulle, qui se trouve à Londres, vient de lancer un appel à tous les Français qui se trouvent en Grande-Bretagne. Il leur demande de se mettre en rapport avec lui afin de continuer le combat partout où cela sera encore possible. »

Le 20 juin, Yvonne de Gaulle et ses enfants retrouvent le Général à Londres. Philippe de Gaulle était encore à Brest au moment où son père lançait l’Appel du 18 juin, sur les ondes de la BBC. A sa manière, il a pourtant été un des tout premiers à y répondre. Fin juin, le jeune homme se présente en effet au siège de l’état-major des forces maritimes françaises en cours de constitution pour s’engager dans la France Libre. On ne déroule pas le tapis rouge sous ses pieds : à vrai dire, « on ne sait que faire de ce jeune homme de dix-huit ans, trop vite grandi, d’une classe mobilisable mais non encore mobilisée, et sortant à peine de son collège », souligne-t-il lui-même. Philippe de Gaulle ronge son frein. Il passe le concours de l’Ecole navale des Forces navales françaises libres. Et à la fin de l’été, « l’ordre de route tant attendu finit tout de même par arriver, le jour même où mon père et son expédition se présentent devant Dakar […]. On m’enjoint de rallier le cuirassé Courbet en rade de Portsmouth, le 23 septembre 1940. »

Le Courbet était, disait-on, « le plus vieux, le plus lent et le plus vilain de la Marine ». A bord, il ne bénéficie d’aucun traitement de faveur. « Ma qualité de matelot sans spécialité me voue surtout aux corvées : propreté des postes, des coursives et des sanitaires, épluchage des pommes de terre, lavage des hamacs sur le pont… » Admis à l’Ecole navale, « le but de ma vie », dit-il, il rejoint en novembre le bâtiment-école Président Théodore Tissier pour une période d’instruction intensive en temps de guerre.

Philippe de Gaulle poursuit son apprentissage. Il est promu aspirant de marine le 1er février 1942, enseigne de vaisseau de 2e classe un an plus tard, puis de 1ère classe en février 1944. Avec la 23e flottille de vedettes lance-torpilles des Forces françaises libres, il participe à de nombreuses patrouilles et opérations de la Bataille de l’Atlantique. « A la fin de la guerre, en deux ans et demi, les huit vedettes de notre 23e flottille auront effectué 451 sorties dont 128 au contact avec les Allemands, livré quinze combats impliquant des dommages et coulé 7 200 tonnes à l’ennemi », écrit-il. « Cette guerre est rarement monotone, faite souvent de l’excitation des combats à courte distance contre l’ennemi. »

C’est lors d’une inspection à Weymouth, sur la côte sud de l’Angleterre, face à la presqu’ile du Cotentin, que le chef de la France Libre se retrouve face à son fils sur cette photo. Philippe de Gaulle se souvient de cette journée si particulière dans la vie d’un marin. « Le 18 janvier 1943, le Général est à Weymouth pour nous passer en inspection avec le contre-amiral Auboyneau. Il fait froid mais comme les manteaux et cabans manquent à beaucoup et que la gabardine n’est pas une tenue de parade, nous nous rangeons tous sur l’appontement en veste et vareuse. Le Général est dans la même tenue. Il s’adresse brièvement aux équipages pour les féliciter d’être la vraie France, c’est-à-dire la France combattante jusqu’à la victoire. »

Montant à bord des vedettes, Charles de Gaulle veut tout voir, tout connaître. Accompagné de Philippe Auboyneau, nouveau commandant des Forces navales françaises libres et futur Compagnon de la Libération, il passe en revue les équipages, parmi lesquels se détache la haute silhouette de son fils. On est une nouvelle fois frappé par la ressemblance physique entre les deux hommes. Mais dans la famille de Gaulle, il n’y a guère de place pour les effusions. A l’occasion de cette visite d’inspection, le fils n’aura droit qu’à un quart d’heure d’entretien en tête à tête avec son père dans un petit bureau où les deux hommes se sont isolés. « Je vais bien, constate-t-il. Ma mère et mes deux sœurs aussi et lui de même, comme je vois », se souvient Philippe de Gaulle qui ne reverra pas le Général avant le 5 juin 1944.

Cette année-là, le jeune homme demande son transfert dans le Régiment de fusiliers marins de la 2e Division Blindée du général Leclerc. Chef d’un peloton de chars, il prend toute sa part à la bataille terrestre pour la libération du territoire. « A l’aube du 25 août 1944, nous pénétrons dans Paris en six colonnes. Celle dont je fais partie entre par la Porte d’Orléans et se dirige vers la Gare Montparnasse et les Invalides qui ne sont pas vraiment défendus », raconte Philippe de Gaulle qui est ensuite convoqué par le général Leclerc à son poste de commandement à la Gare Montparnasse. On lui confie alors la mission de porter aux forces allemandes qui occupent toujours le Palais Bourbon l’ordre de reddition signé par le général von Choltitz, gouverneur militaire du Grand Paris. Quand le général de Gaulle arrive avec Leclerc, « nous nous rendons compte d’un quiproquo assez stupide, dû à quelque rouage d’état-major. C’est pour voir mon père qu’on m’a fait venir et non pour aller porter un ordre de reddition à quelque réduit nazi. Mais il est trop tard. Je ne peux me défausser d’une tâche qu’on vient de me confier. » Conscient du danger de cette mission, Charles de Gaulle embrasse son fils, ce qu’il n’a pas l’habitude de faire. « Sans doute à mon âge (vingt-trois ans), l’inconscience tient-elle souvent lieu de courage », raconte l’Amiral qui se garde bien de révéler son identité aux officiers nazis. Que serait-il advenu si les nazis avaient su qu’ils avaient en face d’eux le fils du chef de la France Libre ?

Mais la Guerre n’est pas finie. Philippe de Gaulle participe ensuite aux combats dans les Vosges, en Alsace et jusqu’en Allemagne. En avril 1945, le général Leclerc lui remettra la Croix de guerre 1939-1945 avec trois citations. Après-guerre, il reprend une belle carrière dans la Marine, gravissant tous les échelons jusqu’au rang d’amiral en 1980. Il achève son parcours deux ans plus tard au poste d’inspecteur général de la Marine. Ce père de quatre fils (Charles, Yves, Jean et Pierre) s’engage alors dans une nouvelle aventure, la politique, dont il s’était toujours tenu à distance. De 1986 à 2004, « Sosthène », ainsi que le surnomment les humoristes, est sénateur RPR de Paris, au côté de Jacques Chirac, maire de la capitale élu président de la République en 1995.

Homme de devoir et de réserve, pétri des valeurs morales et des traditions inculquées par ses parents, patriote, menant une existence austère et discrète, Philippe de Gaulle a vécu dans l’ombre de son père. Il n’est pas facile d’être le fils d’un géant. Philippe de Gaulle se souvient qu’en troisième, à Paris, il avait un camarade de classe au nom déjà célèbre : Paulo Picasso, fils de Pablo Picasso et de sa première épouse, Olga Khokhlova. « D’un caractère amène et un peu mélancolique, il était doué d’un coup de crayon qui remplissait d’étonnement et d’admiration nos professeurs de dessin. Hélas ! Il avait déjà l’herbe coupée sous les pieds », écrit l’Amiral. « Son cas m’a servi en quelque sorte de philosophie quant au sort des fils de grands hommes. »

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