1944-1962 : AUX SOURCES D’UN COMPAGNONNAGE CÉLÈBRE

par Frédéric Turpin
Historien et membre du Conseil scientifique de la Fondation Charles de Gaulle

Revue Espoir n°148

Lorsque Georges Pompidou accède au poste de Premier ministre, il est peu connu, sinon comme collaborateur privé du général de Gaulle

« Plus le temps passe – écrivait Olivier Guichard en 1994 -, plus ces deux destins entrecroisés, dont l’histoire subtile n’est pas écrite, se télescopent dans ma mémoire. Plus on s’ingénie à les distinguer, plus étroit me paraît le lien qui tissait leur compagnonnage [1]. » Les années 1944-1962 constituent, en effet, dans les relations entre Charles de Gaulle et Georges Pompidou un moment fondateur trop souvent méconnu [2]. Le récent colloque, organisé par l’Association Georges Pompidou à la Fondation Cino del Duca, consacré à Georges Pompidou directeur de cabinet du général de Gaulle, dernier président du Conseil de la IVe République, a notamment contribué à combler cette lacune historiographique [3]. Or, ces années à l’actualité très chargée (Libération, reconstruction, Rassemblement du Peuple français, avènement de la 5e République, guerre d’Algérie) fondent les rapports dissymétriques qu’entretiennent ces deux hommes très différents : l’un d’exception, véritable héros national, l’autre simple citoyen que rien ne distingue initialement de nombre de ses compatriotes. Ces dix-huit années sont, pour le Général, le temps de la rencontre, de l’évaluation des capacités de Georges Pompidou et, bientôt, celui de la confiance accordée à un homme dévoué, discret et compétent. Pour Georges Pompidou, ces années sont celles du destin fait homme en la personne du général de Gaulle, qui transfigure son existence jusqu’ici consacrée au professorat. C’est le temps du service à l’ombre du Prince, mais aussi du refus constant de toute charge politique au profit d’une indépendance bientôt acquise et jalousement gardée grâce à ses responsabilités chez MM. de Rothschild frères.

En 1944, à l’heure de la libération de Paris, Georges Pompidou poursuit une carrière d’enseignant au lycée Henri IV. Les années sombres de l’occupation allemande n’ont pas vu ce brillant professeur de lettres s’engager dans la résistance active. Il est demeuré, comme tant de Français, dans une prudente expectative, ce qui ne l’empêcha pas, parfois publiquement, de condamner la politique de Vichy, notamment les lois contre les juifs et les francs-maçons [4]. Au sortir de cette guerre, Georges Pompidou, qui a perdu certains de ses élèves sous les balles allemandes, ressent le profond désir d’apporter sa contribution au vaste édifice de la reconstruction de la France. Par l’intermédiaire de l’un de ses camarades de l’École normale supérieure, René Brouillet, il est recruté au cabinet du général de Gaulle, président du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF), le 1er octobre 1944. En qualité de chargé de mission, il s’occupe tout particulièrement des questions d’éducation et de l’information. Mais, il élargit très rapidement son champ de compétences aux affaires de politique intérieure. Ses premiers pas au sein du GPRF souligne son collègue d’alors Jean Donnedieu de Vabres le font remarquer par le général de Gaulle [5]. Lorsque le président du GPRF se démet de ses fonctions, en janvier 1946, Georges Pompidou est nommé peu après maître des requêtes au Conseil d’État. Preuve de la relation de confiance qui s’établit entre les deux hommes dès 1946, le couple de Gaulle lui confie la charge de gérer la fondation de leur fille Anne. Pompidou bénéficie ainsi, rapporte Alain de Boissieu, d’une estime sans faille auprès de Madame de Gaulle [6].

En avril 1948, le général de Gaulle, chef du Rassemblement du Peuple français, le fait de nouveau venir à son service avec le titre de chef de cabinet. Dans ces nouvelles fonctions, Georges Pompidou doit se positionner à la charnière du RPF et du domaine privé du Général. Il doit ainsi établir ou conserver des contacts avec le monde politique en dehors du Rassemblement, comme avec les milieux administratifs et économiques. L’âpreté de la lutte entre gaullistes et partisans de la IVe République réduit en fait à peu de choses cette première feuille de route. Toutefois, les prérogatives de Georges Pompidou, qui n’adhère jamais au RPF, le conduisent à jouer progressivement un rôle actif dans l’aventure militante du Rassemblement. Cet homme, qui préfère demeurer dans l’ombre, sait alors incontestablement s’imposer auprès du Général et ce grâce à deux qualités essentielles : le discernement et la discrétion. Les relations entre les deux hommes se font plus personnelles et l’assurance du chef de cabinet à l’égard de son patron s’affirme. Il est vrai que Pompidou jouit du privilège rare et très convoité de s’entretenir presque quotidiennement avec le Général. Le chef de cabinet Pompidou devient ainsi au fil des ans, suivant la formule de Jacques Foccart, « un conseiller très écouté du général de Gaulle, même le plus écouté [7] ». De tels liens n’échappent pas aux dirigeants du Rassemblement qui tentent d’intégrer dans leurs stratégies ce qu’Olivier Guichard qualifiait de rare possibilité de pouvoir parler d’un peu tout avec le Général [8] ».

Georges Pompidou n’en constitue pas moins un « membre de fait du RPF [9], bien qu’il s’efforce de garder ses distances avec lui. À ce titre singulier, il participe activement à la vie de ce mouvement politique d’opposition au régime en place et à ses Gouvernements. Pendant plusieurs mois, il anime le Comité national d’études, chargé de préparer la doctrine d’action d’une équipe, présidée par Charles de Gaulle, revenant aux affaires. Il y débat notamment des questions touchant à la future Constitution, mais aussi du grand dessein social du Général, l’association capital-travail, ou encore des réformes économiques et financières. Le lettré, qu’il est et demeure par-delà son engagement partisan, prend également fait et cause pour la revue de son ami Claude Mauriac, Liberté de l’esprit, qu’il accueille rue de l’Université, dans des bureaux qu’il partage avec Jacques Foccart, responsable du secteur outre-mer du Rassemblement. Tant par sa proximité géographique qu’amicale avec le fils du grand écrivain, il colla- bore activement à cette aventure intellectuelle et humaine. En outre, Georges Pompidou est sollicité, à plusieurs reprises, par le Général, à l’instar d’autres gaullistes, pour trouver d’urgence des moyens de financement, afin de résorber les dettes du RPF.

Au cours de ces années au service du Général, Georges Pompidou est tout autant témoin qu’acteur de l’évolution du Rassemblement du Peuple français dont il partage avec les autres ténors du gaullisme les doutes, appréhensions et espoirs. Il sait alors s’imposer comme l’un des membres incontournables du cercle restreint des proches du général de Gaulle, bien qu’il ne puisse guère exhiber de glorieux titres de résistance. Un tel succès, qui ne manque pas de susciter la jalousie de certains compagnons de la première heure, s’explique tant par ses qualités personnelles que par l’estime que lui témoigne progressivement l’ancien chef de la France Libre. Cette intégration dans les milieux dirigeants du gaullisme n’est pas remise en cause lors de son départ, à la fin de l’année 1953, pour la banque Rothschild. En effet, bien que sceptique quant au retour au pou- voir du Général retiré à Colombey, Georges Pompidou demeure en contact avec lui. Il continue aussi à fréquenter ses amis gaullistes avec qui il déjeune régulièrement à la Maison de l’Amérique latine, certains mercredis, notamment aux côtés d’André Malraux, Edmond Michelet et Jacques Foccart. La conservation et l’entretien de tels liens d’amitiés l’ancrent définitivement dans cette sphère politique alors même que, professionnellement, de nouveaux horizons s’ouvrent à lui [10]. Fin mai 1958, c’est tout naturellement que le futur dernier président du Conseil d’une IVe République à l’agonie, le général de Gaulle, fait appel à ses éminents services et à sa discrète mais sincère fidélité pour diriger son cabinet à compter du 1er juin.

Ce n’est toutefois pas de gaieté de cœur que Georges Pompidou doit abandonner sa vie parisienne afin d’œuvrer dans un monde politique où il n’a jamais voulu faire carrière [11]. Mais, ces atermoiements initiaux sont rapidement balayés par l’immensité de la tâche à accomplir. Il est vrai qu’il doit assister le Président du Conseil dans son action qui consiste, pour ne citer que les principales, à bâtir une nouvelle Constitution, à engager une nouvelle politique en Algérie, à tisser de nouveaux liens avec les peuples d’outre-mer liés à la France, à esquisser une nouvelle politique étrangère et européenne ainsi qu’à assainir les finances publiques et le franc. Parce qu’il a la confiance du Général et que nul ne l’ignore, ses méthodes et son rôle dans la gestion quotidienne et dans le règlement de certains points délicats des « objectifs nationaux » tracés par de Gaulle sont bien souvent déterminantes. Georges Pompidou s’affirme ainsi, au service du Président du Conseil, comme un acteur possible de premier plan dans la gestion des affaires publiques. Suprême consécration pour cet artisan de l’ombre, le général de Gaulle lui réserve l’insigne honneur de descendre à ses côtés les Champs-Élysées le jour le 8 janvier 1959 où il prend officiellement ses fonctions de président de la nouvelle République.

Mais, Georges Pompidou ne souhaite pas pour autant entreprendre une carrière politique, pas plus en 1959 que du temps du RPF. Ainsi, il n’a accepté de rejoindre le Général à Matignon que pour un temps déterminé. En janvier 1959, il refuse donc le poste de ministre des Finances qui lui aurait été proposé [12]. Cet esthète, amoureux des arts, préfère retourner chez les frères Rothschild et reprendre ses fonctions de directeur de la banque. Placé en réserve de la République par le général de Gaulle, celui-ci le maintient néanmoins à distance rapprochée de la sphère politique en le nommant au Conseil constitutionnel. Nouvelle preuve du lien spécifique qui unit les deux hommes, de Gaulle use de ses compétences de négociateur dans les délicates affaires algériennes en l’envoyant en mission secrète en Suisse, en février 1961, auprès de représentants du FLN.

En avril 1962, lorsque Georges Pompidou accède au poste de Premier ministre, il est, suivant la formule de Jean Donnedieu de Vabres, « peu connu, sinon comme collaborateur privé du général de Gaulle, mais sans avoir de position politique personnelle [13]. Inconnu du grand public, il l’est assurément. Mais, c’est pour tous les initiés un proche du Général, un gaulliste reconnu comme tel par ses compagnons, un « gaulliste du troisième type » suivant la formule d’Éric Roussel [14]. L’analyse de Georges Pompidou que nous livre Olivier Guichard éclaire parfaitement les liens tissés avec Charles de Gaulle et leur pérennité au moins jusqu’en 1969 : « Tout Pompidou est dans ses débuts. Son admiration et sa loyauté profonde pour le général de Gaulle, et sa manière très personnelle d’être « gaulliste ».  Son appétit d’être au cœur des choses, qui aurait pu avoir quelque chose de Rastignac, et sa capacité d’en juger avec la tête froide. Une conviction qui n’avait rien de naïf : un scepticisme qui n’avait rien de cynique [15]».

[1] Olivier Guichard : « Deux destins entrecroisés », p. 69-72, dans Georges Pompidou, vingt ans après, Paris, La Table ronde, 1994, p. 72

[2] Pour une vision d’ensemble de ces deux personnages, consulter les biographies d’Éric Roussel, Charles de Gaulle, Paris, Gallimard, 2002 et Georges Pompidou. 1911-1974, Paris, Jean-Claude Lattès, 2004.

[3] Gilles Le Béguec, Bernard Lachaise, Frédéric Turpin (dir.), Georges Pompidou directeur de cabinet du général de Gaulle. Juin 1958 – Janvier 1959, Bruxelles, Peter Lang, 2006.

[4] Entretien de Jacques Patault, qui fut son élève au lycée Henri IV pendant la guerre, réalisé par Jean-Pierre Williot, 30 mai, 8 et 14 juin. 1995 (Archives nationales, Association Georges Pompidou, 1AV103-105)

[5] Témoignage écrit de Jean Donnedieu de Vabres (AGP).

[6] Entretien d’Alain de Boissieu réalisé par Raphaële Ulrich-Pier, 24 février 1999 (AN, AGP, 1AV354-356).

[7] Entretien de Jacques Foccart réalisé par Jean-Pierre Williot, 4 janvier 1994 (AN, AGP, 1AV86).

[8] Entretien d’Olivier Guichard réalisé par Jean-Pierre Williot, 5 juillet et 8 septembre 1994 (AN, AGP, 1AV90).

[9] Frédéric Turpin : « Georges Pompidou et le Rassemblement du peuple français », p. 29-42, dans Jean-Paul Cointet, Gilles Le Béguec, Bernard Lachaise, Jean-Marie Mayeur (dir.), Un politique : Georges Pompidou, Paris, PUF, 2001, p. 30.

[10] Bernard Lachaise : « Les réseaux et cercles d’amis de Georges Pompidou », p. 43-67, dans Jean-Paul Cointet, Gilles Le Béguec, Bernard Lachaise, Jean-Marie Mayeur (dir.), op. cit., p. 58-63.

[11] Éric Roussel, op. cit. (Pompidou), p. 97-98.

[12] Éric Roussel, op. cit. (Pompidou), p. 108.

[13] Jean Donnedieu de Vabres : « Clarté, calme et simplicité », Revue des deux mondes, dossier Georges Pompidou, mars 1994, p. 20.

[14] Éric Roussel, op. cit. (Pompidou), p. 80.

[15] Olivier Guichard, op. cit. (Vingt ans après), p. 69.

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