« LA CONFIANCE DU GÉNÉRAL N’A JAMAIS MANQUÉ À MON MARI »

Entretien avec Madame Claude Pompidou
Présidente de la Fondation Claude-Pompidou

Revue Espoir n°148

Georges Pompidou entre au cabinet du Général, par l’entremise de René Brouillet, au lendemain de la Libération. Il racontera qu’il avait d’emblée éprouvé pour cet « être de légende », ce « héros mythique » une immense admiration. De son côté, le Général apprécie très vite la qualité de son nouveau chargé de mission. Quelle est la tonalité de leurs relations au cours de cette première période ?

– C.P. : Du côté de mon mari, c’était plus que de l’admiration : une vénération quasi religieuse. Il identifiait le général de Gaulle non seulement à la France Libre et à la Résistance, mais à la France tout court, la France historique, mais aussi la France qui était à reconstruire. Dès le début, leurs relations ont été marquées par une extrême courtoisie du Général envers Georges Pompidou. C’est quelqu’un avec qui il n’a jamais eu à élever la voix, ce qui n’était pas toujours le cas avec tous ses collaborateurs !

Beaucoup de choses les séparaient : l’âge, la formation, les références…

– C.P. : Beaucoup de choses les rapprochaient, en particulier leur immense culture littéraire, leur amour pour l’histoire de France, leur conception élevée de la politique, leurs vues sur l’avenir et sur la reconstruction du pays. Mon mari ne voulait pas faire de politique – il n’a d’ailleurs jamais fait de « politique politicienne », il n’a jamais été un professionnel de la politique – mais, plutôt que de reprendre son enseignement à Henri-IV, il désirait ardemment participer à la reconstruction du pays.

Le fait que Georges Pompidou n’ait pas pris part à l’épopée de la France Libre ne constituait-il pas une sorte de handicap ?

-C.P. : Il avait immédiatement eu le projet de gagner Londres pour rejoindre le Général. Mais l’état de santé de sa mère, gravement malade, l’en empêcha ; il choisit alors d’entrer en Résistance en France même. Nous habitions Paris. Nous avons régulièrement hébergé des résistants, servi de boîte aux lettres, vivant toujours sur le qui-vive. Une de mes tantes fut arrêtée, envoyée à Drancy puis à Ravensbrück, d’où elle ne revint pas. Des cousins subirent le même sort. C’est dire quels étaient nos sentiments vis-à-vis du général de Gaulle.

Nous avons tout de suite été dans l’intimité du couple de Gaulle. Ils venaient régulièrement dîner à la maison, alors que le Général fuyait les dîners en ville. Mme de Gaulle était une forte personnalité et une grande dame. Elle n’exerçait pas directement une influence sur son mari, mais sa présence était importante pour lui. Je l’admirais parce qu’ayant connu un destin extraordinaire, elle avait su rester elle-même, simple, naturelle.

Quels ont été les sentiments de Georges Pompidou lorsque le Général est parti ?

– C.P. : Une grande émotion, une grande tristesse. Ce jour-là, il a pris la décision de ne jamais abandonner le Général. Bien entendu, il ne pensait pas que la traversée du désert » serait aussi longue ! Il est resté son chef de cabinet jus- qu’en 1951. Il était entré au Conseil d’Etat dès 1946, à la demande expresse du Général, et il y avait noué des relations très étroites avec de nombreuses personnalités, qu’il retrouvera ensuite.

Il restera dans l’ombre du Général jusqu’au bout. Il s’occupera de ses affaires personnelles (la Fondation Anne-de-Gaulle, la publication des Mémoires de guerre), il sera le dépositaire du testament manuscrit du Général, rédigé au début de 1952, il aura un rôle important au sein du RPF. Ils se voyaient régulièrement. Nous n’avons jamais cessé de fréquenter les de Gaulle. Mon mari se rendait souvent à Colombey pour des séances de travail.

Cette intimité devait susciter quelques jalousies dans l’entourage du Général ?

– C.P. : Peut-être. Je ne m’occupe pas des potins.

Le choix de votre mari comme directeur du cabinet du Général, en 1958, vous a-t-il surprise?

– C.P. : Non. Je vous l’ai dit : il avait déjà occupé ce poste jusqu’en 1951. Ils étaient restés très liés.

Ne pouvait-on imaginer que Georges Pompidou soit nommé Premier ministre en janvier 1959 ?

– C.P. : « Oui. Mais il n’en avait aucune envie. Il ne souhaitait pas faire une carrière politique. »

S’attendait-il à être nommé Premier ministre en 1962 ?

– C.P. : « Non. Le Général le lui a annoncé par un coup de téléphone ; nous dînions chez des amis. Bien entendu, il n’était pas question qu’il se dérobe. Il n’avait jamais cessé d’être fidèle au Général depuis 1944, de l’aider de toutes les façons possibles. Il allait continuer à le faire, cette fois en première ligne. C’est ce que je redoutais : notre liberté, notre vie de famille allaient être menacées. Pendant près de sept ans, mon mari a travaillé sans jamais se relâcher, dans des conditions souvent difficiles. La confiance du Général ne lui a jamais manqué, mais les institutions étaient perpétuellement remises en cause.

Dans votre livre de souvenirs, l’Elan du cœur vous racontez sans détour votre découverte de la classe politique. Vous écrivez : « Ce n’était que jalousies et mensonges, petites intrigues et querelles d’intérêts personnels. » Ce mauvais climat était-il lié au choix de votre mari comme Premier ministre et à la persistance de la confiance que lui témoignait le Général ?

– C.P. : Il est vrai que certains ne l’avaient jamais accepté et ils s’acharnèrent jusqu’au bout à faire passer mon mari pour « l’anti-de Gaulle ». C’était ridicule et totalement injustifié, mais cela ne les gênait pas. Comme vous le savez, ils n’ont pas reculé devant les pires machinations.

A quel moment Georges Pompidou a-t-il pensé qu’il était en situation de succéder au Général ?

– C.P. : Il n’y pensait pas.

On évoque souvent les lignes de fracture entre les deux hommes, par exemple sur la participation ou sur l’entrée de l’Angleterre dans le Marché commun.

– C.P. : C’est inexact. Mon mari n’était pas opposé à la participation mais souhaitait la mettre en place plus progressivement que le désirait le Général et le Général n’était pas définitivement opposé à l’entrée de l’Angleterre dans le Marché commun.

En mai 1968, le Général et Georges Pompidou n’ont pas été d’accord sur la gestion de la crise. Cette divergence était-elle susceptible d’ébranler le gaullisme de Georges Pompidou ?

– C.P. : Non ! C’est vrai qu’ils ont réagi différemment. Le Général pensait que mon mari était exagérément optimiste et mon mari trouvait que le Général se décourageait trop facilement. Mais enfin, ils ont géré la crise ensemble. Le seul point noir, ce fut le départ du Général, le 29 mai : au téléphone, il annonça à mon mari qu’il allait se reposer à Colombey, alors qu’en réalité il partait pour l’Allemagne. Mais, avant de raccrocher, il lui avait dit : « C’est vous qui êtes l’a- venir » et aussi : « Je vous embrasse ». La formule était inattendue : le Général n’embrassait personne d’habitude ! A la réflexion, je pense que cela voulait dire : « Je vous fais confiance ».

Leurs relations s’aigrirent un peu plus tard, au moment des propos tenus à Rome par Georges Pompidou.

-C.P. : C’était une exagération médiatique. J’en ai été le témoin direct : il avait reçu quelques journalistes à qui il avait tenu des propos qui n’avaient rien de fracassant. Le correspondant de l’Agence France-Presse à Rome les a transformés en « révélations », reprises avec complaisance par la presse quotidienne. Mon mari a été piégé ! Il s’en justifiera par la suite, mais le mal était fait.

Qu’avez-vous envie de répondre aux gaullistes « purs et durs » qui contestent la fidélité de Georges Pompidou à l’action ou à la personne du Général ?

– C.P. : Que le Général ne pensait pas comme eux. Qu’ils relisent ses lettres approuvant la candidature de mon mari à l’Élysée et le félicitant après son élection. Qu’ils portent un regard plus dépourvu de passion et d‘a priori sur l’action de Georges Pompidou, qui a été de bout en bout fidèle à l’inspiration du Général.

Propos recueillis par François Broche. Espoir n°148, septembre 2006

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