« POMPIDOU ÉTAIT LE MEILLEUR SUCCESSEUR POSSIBLE DU GÉNÉRAL »

Entretien avec Pierre Messmer

Revue Espoir n°148

Pour un gaulliste « historique », n’y a-t-il pas contradiction à se réclamer de deux fidélités qui ont pu, parfois, apparaître contradictoires ?

– P.M. : Non. En rentrant en France, à la Libération, le général de Gaulle ne voulait pas reconstruire le pays, l’Etat, avec les seuls Français libres et les résistants. Depuis le début, il n’avait en vue que l’union de tous les Français. Au temps du RPF, parmi ses plus proches collaborateurs, on trouve Georges Pompidou, et Olivier Guichard (dont le père avait été chef de cabinet de Darlan). Deux hommes qui n’avaient pas la moindre action de résistance à leur actif ! C’était délibéré. Bien sûr, il n’ira pas, comme plus tard Mitterrand, recruter des collaborateurs, mais il ne veut pas se limiter à une seule catégorie de Français. Il est l’homme du rassemblement.

A quel moment faites-vous la connaissance de Georges Pompidou ? Quelles sont vos premières impressions sur l’homme ?

– P.M. : J’ai fait sa connaissance par mon ami Guy de Rothschild bien avant 1958. J’ai tout de suite été immédiatement sensible à sa culture et à son intérêt pour la politique au plus haut niveau. Je savais qu’il était resté très proche du Général après la fin du RPF. Ils avaient des relations personnelles très étroites, notamment par le biais de la Fondation Anne de Gaulle, dont s’occupait Pompidou.

Vous étiez proche de lui à partir de 1962. A quel moment avez-vous eu conscience qu’il pouvait être un successeur éventuel du Général ?

– P.M. : J’ai très vite constaté qu’il était en position de succéder au Général.

Plus que les successeurs qui pouvaient apparaître plus « naturels », d’un point de vue strictement gaulliste, tels Michel Debré ou Jacques Chaban-Delmas ?

– P.M. : Oui. A partir du moment où il a été Premier ministre, il s’est progressivement imposé aux yeux des Français et aussi des milieux politiques.

Il semble qu’à partir d’un certain moment, le Général a beaucoup pensé à Maurice Couve de Murville.

– P.M. : Je ne l’aimais pas, car c’était un homme sans convictions.

Pourquoi le Général l’aimait-il à ce point ?

– P.M. : Parce que c’était un bon exécutant. Couve a été à la commission d’armistice de Wiesbaden, puis il est passé en Afrique du Nord, mais en ralliant Giraud, qui l’a nommé membre du CFLN ; puis il trahit Giraud après l’affaire de Corse. Cela fait beaucoup ! En plus, il détestait l’arme nucléaire. Il n’osait pas le dire, mais il me l’a avoué un jour, et, ce jour-là, c’est moi qui l’ai détesté !

En 1968, c’est Pompidou qui avait raison

Vous écrivez dans vos Mémoires que c’est à la faveur de la crise de mai 68 que vous découvrez qu’il est un « homme d’Etat ». Pourtant, beaucoup lui reprochaient de mener une politique différente de celle du Général. N’était-ce pas votre sentiment ?

– P.M. : C’est mai 68 qui nous a rapprochés, lui et moi. Auparavant, nous n’étions pas en mauvais termes, mais comment dire ? – pas en confiance l’un avec l’autre. Cela tenait à mes fonctions de ministre des Armées, à la façon dont je gérais mon ministère. Par exemple, il m’est arrivé deux fois de refuser ses arbitrages financiers budgétaires. Il avait été également ulcéré qu’après l’affaire Ben Barka, le Général me rattache le SDECE, et il me l’a fait comprendre.

En mai 68, c’est lui qui avait raison : il pensait qu’il n’y a pas de révolution tant qu’il n’y a pas d’effusion de sang, tant qu’il n’y a pas de tués. Il a tout fait pour l’éviter, il a agi en fonction de l’intérêt supérieur de la France.

En juin 1969, au moment où il entre à l’Elysée et où vous quittez les Armées, vous n’êtes pas non plus en très bons termes avec lui. Vous confiez que vos rapports manquent alors de chaleur et qu’ils deviennent carrément « frais » à l’automne lorsque vous faites publiquement état d’un différend avec le nouveau chef de l’Etat sur la participation. N’y avait-il pas là une sérieuse ligne de fracture entre le Général et son successeur ?

– P.M. : Georges Pompidou m’a reproché ce que j’avais dit pendant ma campagne électorale en Moselle j’étais d’accord sur presque tout, mais pas sur la participation ! Il m’en a fait l’observation avec d’autant plus d’aigreur que j’avais été réélu triomphalement avec 80 % des voix au premier tour. C’est vrai qu’il existait une contradiction profonde entre les idées du Général et celles de son successeur. Pompidou voulait se limiter à la participation du personnel au capital – et d’ailleurs, il l’a faite ! Le Général voulait que les travailleurs soient associés aux fruits de l’entreprise et aux décisions les concernant et il trouvait que Pompidou n’allait pas assez loin.

La question de l’élargissement du Marché commun constitue une autre ligne de fracture. Le Général ne voulait pas y admettre l’Angleterre, Pompidou l’y fait entrer.

– P.M. : Est-ce que le Général se serait obstiné dans son refus ? Avant son départ, il avait renoué des contacts secrets avec les Anglais. Cela dit, il n’aurait pas été aussi vite que Pompidou. Mais je ne crois pas qu’il aurait dit « non » indéfiniment.

Une autre initiative du Président Pompidou est apparue à beaucoup de gaullistes comme contraire à l’esprit des institutions de 1958 : la réforme du quinquennat, lancée en 1973 ?

– P.M. : Je suis contre ! Je pense qu’elle a été largement inspirée au Président Pompidou par sa maladie, dont il allait mourir l’année suivante. « 

Que faites-vous ?

– P.M. : Je gagne du temps, et elle a été repoussée. Je crois avoir été loyal, mais je ne me suis pas battu à mort. Il manquait environ deux douzaines de voix pour faire passer la réforme au Congrès. J’ai dit à Pompidou qu’il ne fallait pas aller au Congrès, que nous serions battus, et il n’a pas discuté mon pointage. J’ai ajouté : « Si vraiment vous voulez aboutir, allez au référendum. Là, vous pouvez gagner, mais c’est votre affaire, ce n’est pas la mienne ». Il était trop malade pour faire une campagne, il n’en pouvait plus – je le savais bien.

Dans la mémoire des Français, l’image du Président Pompidou reste – à tort ou à raison – entachée d’immobilisme. Quel est votre sentiment à ce sujet ?

-P.M. : C’est un reproche qui a été colporté par les gaullistes de gauche. Mais qu’ont-ils fait ? Rien ! Ils ont essayé de démolir ce qui se faisait sous l’autorité de Georges Pompidou. Ils ont monté des coups tordus, comme l’affaire Markovic, une affaire honteuse, ourdie par eux. Ils ont utilisé des photos truquées, ils se sont mal conduits. Le reproche d’immobilisme ne tient pas. Le septennat interrompu de Georges Pompidou a été marqué par d’importantes avancées en matière économique et sociale.

Vous continuez de penser que Georges Pompidou a été le meilleur successeur possible du Général ?

– C.P. : Oui. Certes, il y en avait d’autres, mais pas de meilleurs ! C’était aussi le sentiment du Général, malgré la rupture entre eux consécutive aux événements de 68 et à leurs suites. En avril 1969, il lui écrit qu’il approuve sa candidature à l’Elysée et qu’il espère son succès ; en juin, il le félicite pour son élection. Cela suffit à trancher le débat, il me semble. »

Propos recueillis par François Broche. Espoir n° 148, septembre 2006

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