POMPIDOU, MALRAUX ET LA CULTURE

par Hervé Gaymard
Président de la Fondation Charles de Gaulle

Colloque Georges Pompidou, 21 juin 2019

Me revient en mémoire d’abord un dîner au Quai d’Orsay après le transfert des cendres d’André Malraux au Panthéon, où j’eus le privilège d’être placé entre Claude Pompidou et Madeleine Malraux. J’avais été reçu quelques mois auparavant par Claude Pompidou quai de Béthune. Jacques Chirac qui prévenait tous ses désirs, m’avait intimé l’ordre de m’y rendre séance tenante, car elle avait dû lever un sourcil sur un sujet concernant la Fondation qu’elle présidait. J’avais été conquis. Je ne connaissais pas Madeleine Malraux. Je fus d’emblée subjugué par sa grâce, sa douceur et sa bonté. Très intimidé, venant de publier mon premier livre, Pour Malraux, je mesurais ma chance inouïe. Leur conversation fut un formidable cadeau. C’est ainsi que j’appris que pendant les années cinquante, les deux couples se voyaient chaque semaine. André parle d’art (« Il s’est retiré sous sa tente avec ses cartes postales » raille alors François Mauriac) et Madeleine interprète Bartok, Debussy, et Messiaen au piano. Georges Pompidou note dans un de ses carnets de février 1951 un dîner chez Malraux avec Fautrier, une conversation sur Delacroix et Manet en novembre 1955.

Les deux hommes se sont connus après la guerre. Georges Pompidou entre au cabinet du général de Gaulle le 1er octobre 1944. André Malraux rejoint de Gaulle en août 1945, d’abord comme conseiller technique, puis comme Ministre de l’Information. De Gaulle les rapproche : il les invite tous deux à un dîner privé avec Léon Blum.

Comment résumer leur relation ? Une grande amitié, étayée par une admiration réciproque, hélas fissurée par l’absurdité à partir de 1969.

Une amitié

Georges Pompidou et André Malraux se croisent donc entre août 1945 et janvier 1946, puis se retrouvent dans l’aventure du RPF à partir du printemps 1947, même si, comme le note Georges Pompidou, « On le voyait peu, et ce n’est pas alors que j’eus la possibilité de gagner l’amitié de ce grand esprit. » C’est donc essentiellement dans l’ordre privé que leur amitié grandit, comme en témoignent ces jalons.

Dans une lettre de 1947 à René Brouillet, Georges Pompidou évoque « l’ami André ». Georges Pompidou écrit à André Malraux le 27 Décembre 1949 : « 1949 sera pour moi une année qui compte puisqu’elle m’aura permis de mieux connaître André Malraux et peut-être de pouvoir me dire son ami. » Et dans une lettre du 22 décembre 1954 : « Et pourtant notre combat devrait être dépouillé de toute médiocrité, à mesure qu’il devient désespérant. Mais cela veut surtout dire que notre amitié m’est chaque jour plus nécessaire. Elle est ma fierté et mon réconfort. »

André Malraux n’est pas en reste. Il lui écrit le 24 septembre 1957 : « Mon Cher Ami, Merci de votre lettre. Nous avons, les uns et les autres, besoin de travailler dans une certaine fraternité, et je me méfie de l’histoire qui se fait sans elle. Ce qu’il me reste aujourd’hui de la brigade Alsace-Lorraine, c’est je crois, le souvenir de quelques amitiés qui en avaient pris la couleur. Il y en a ici aussi quelques-unes, et je suis heureux de la nôtre. » Après l’attentat de l’OAS à Boulogne, Georges Pompidou laisse la jouissance de La Lanterne dans le parc du château de Versailles à André Malraux.

Une admiration

Georges Pompidou, le 27 décembre 1949 : « Quand on a conscience -comme je l’ai- et de ses possibilités et de ses limites, et, qu’en l’absence de tout d’un créateur, on tient en réserve d’infinies capacités d’admiration, que souhaiter sinon avoir quelqu’un à admirer ? Or ma chance m’a permis, à travers de faux grands hommes, d’en approcher au moins deux. Vous devinez l’un, vous êtes l’autre, et je voudrais vous remercier de la joie que vous m’avez donnée en me permettant de découvrir l’homme après l’auteur, et votre grandeur humaine égale à celle d’une œuvre dont j’espère qu’elle est loin d’être achevée. »

Georges Pompidou note dans un de ses carnets, en décembre 1952 : « Je suis devenu une des plus fortes têtes politiques. Mais j’en ai marre. Je me console le samedi par une visite de deux heures et demie à Malraux. »

À tel point qu’en 1955, Georges Pompidou publie dans les classiques illustrés Vaubourdolle, des Pages choisies des romans d’André Malraux. Le livre est signé Georges Pompidou, mais en réalité c’est Claude Pompidou qui l’a écrit. La dernière phrase de la présentation est édifiante : « Tout est là pour nous permettre d’affirmer que la vie de Malraux n’a pas fini d’étonner … »

En 1961, dans un entretien imaginaire sur les dix livres les plus importants qu’il faut lire, Georges Pompidou note Les noyers de l’Altenburg, et La voie royale.

André Malraux sur Georges Pompidou en 1965 : « Pour de Gaulle, Pompidou c’est Berthier. Napoléon c’est Berthier : toutes les batailles se gagnent.  C’est Berthier, c’est-à-dire le technicien complémentaire d’un stratège inspiré. L’homme qui ne se laisse pas rouler dans les additions, qui ne s’en laisse pas compter, qui, au milieu des faux bruits, reste invulnérable, sait exactement où se trouvent les voltigeurs, les lanciers et la 14ème brigade. »

En 1967, le seul destinataire du premier jeu d’épreuves des Antimémoires est Georges Pompidou.

L’absurdité de leur éloignement

La politique détruit souvent les amitiés. Les silences aussi. Elle va se briser par le sourd malentendu qui s’installe entre Georges Pompidou et le général de Gaulle après l’épreuve pourtant surmontée de mai 1968. Lors du dernier déjeuner du gouvernement Pompidou en juillet 1968, André Malraux porte ce toast célèbre : « Monsieur le député du Cantal, je bois à votre destin. » Le subtil commentaire d’Olivier Guichard explique tout : « On prit pour un encouragement ce qui était un adieu. »

Le 23 avril 1969, lors du meeting de soutien au « Oui » pour le referendum, André Malraux au Palais des Sports, s’écrie, paraît-il en regardant Georges Pompidou, assis au premier rang : « Il est grand temps de comprendre qu’il n’y a pas d’après-gaullisme contre le général de Gaulle. Et que par le vote de dimanche comme par tous les autres, on peut fonder un après-gaullisme sur la victoire du gaullisme, mais qu’on ne pourrait en fonder aucun sur la défaite du gaullisme. » Selon Jean-Raymond Tournoux (Le tourment et la fatalité), Georges Pompidou donne le signal des applaudissements après la première phrase. Et n’applaudit pas à la seconde. Ils ne se reverront plus jusqu’à la mort du président courageux, cinq ans plus tard. Et pourtant leurs parcours, si dissemblables, avaient été réunis par la culture et la curiosité intellectuelle, et s’étaient conjugués pour mettre en œuvre la plus ambitieuse et la plus fondatrice des politiques culturelles.

Deux parcours

À dix ans près, les deux hommes ne sont pas de la même génération. Malraux a connu la guerre de 14, et sa période de formation est marquée par un bouillonnement d’idées nouvelles, et d’un esprit d’aventure pour échapper au Bateau ivre de la vieille « Europe aux anciens parapets. » Ses voyages, ses succès littéraires, ses engagements, en font un écrivain en vue des années 1930, les années de formation de Georges Pompidou. Pour cette génération, au contraire, l’avenir est plus incertain, l’horizon semble bouché, et le pessimisme réaliste prévaut sur l’optimisme romantique.

On ne peut pas imaginer parcours plus dissemblable. Georges Pompidou enchaîne les succès universitaires de la méritocratie républicaine (École Normale supérieure, caciquat à l’agrégation), sans pour autant s’enfermer dans une conception trop académique de la culture. Malraux est un autodidacte qui éponge le monde alentour dans les chemins de traverse qu’il parcourt. Il néglige l’obtention du baccalauréat, suit vaguement les cours de l’école du Louvre. A l’aube de sa vingtième année, il ne passe pas de concours, il se fraye un chemin à l’estime dans le monde culturel, avec des amis et des mentors, comme René-Louis Doyon, Simon Kra, Max Jacob. Dès l’origine, il se pense comme écrivain, ce qui n’est pas le cas de Pompidou qui restera un critique, un anthologiste, un connaisseur, un amateur avant de céder à la tentation de l’écriture, peu assouvie du fait d’une vie trop brève.

Mais le destin reliera ces deux hommes si différents. D’abord par le service de la France à travers la haute figure du général de Gaulle. Il y a en effet un triangle De Gaulle-Malraux-Pompidou, trop éclipsé par la relation singulière entre le Général et « l’ami fervent des hautes destinées », et l’exceptionnelle destinée du couple De Gaulle-Pompidou. Il y aura seulement deux destinataires du premier jet des Mémoires de Guerre : Pompidou et Malraux. Ils seront convoqués ensemble pour faire leurs commentaires. Ensuite par la culture, qui les réunit profondément, malgré leur différence de formation.

Pompidou et Malraux, deux hommes de l’art

Il ne faut pas tomber dans une opposition factice entre la culture livresque et académique de Pompidou et la culture vécue de Malraux. Pompidou est très efficient dans son travail scolaire, y compris dans sa préparation à l’agrégation, pour en être le plus vite débarrassé et pouvoir se consacrer au reste, qui est le plus important. Deux citations de Georges Pompidou pourraient être attribuées à Malraux : « Si l’art contemporain me touche, c’est à cause de sa recherche crispée et fascinante du nouveau et de l’inconnu », ou « Il n’y a pas de culture sans remise en cause des idées reçues. » Ils nourrissent une grande complicité. Ils se rendront ensemble dans l’atelier de Pierre Soulages pour choisir le tableau qui sera accroché dans le bureau de Matignon.

Ce sont des hommes de l’art au sens le plus large du terme, qui ne se limite pas à la littérature, mais englobe la peinture, le théâtre, le cinéma, la sculpture. Ainsi que la fascination pour les artistes et leur vertige créateur, là où de Gaulle réservait sans doute son admiration à ses « chers maîtres », écrivains ou universitaires. « Malraux me dit que c’est beau » dira-t-il un jour, en acceptant avec un mélange de curiosité et de fatalisme le goût de Malraux pour la création contemporaine, au point de faire sans doute semblant d’apprécier la célébration d’un oratorio de Messiaen à la Cathédrale de Chartres, en 1966.

On les trouvera en plein accord dans leur désir de donner le pouvoir, les responsabilités aux artistes, de Balthus à la Villa Médicis, aux Renault-Barrault à l’Odéon, ou Albert Camus à la Comédie Française, qui trouvera la mort en se rendant à un rendez-vous au cours duquel Malraux devait lui proposer le poste d’administrateur.

Pompidou, Malraux et l’invention du Ministère des Affaires culturelles.

Georges Pompidou est le véritable inventeur du Ministère des Affaires Culturelles, quand il dirige le cabinet du général de Gaulle, dernier président du Conseil de la IVe République. Malraux est alors Ministre de l’Information. Des déclarations jugées maladroites sur l’Algérie l’en font écarter. Il faut donc lui trouver une nouvelle affectation ministérielle. Il sera donc Ministre délégué auprès du Président du Conseil, chargé de l’expansion et du rayonnement de la culture française du 7 juillet 1958 au 7 janvier 1959, puis Ministre d’État chargé de coordonner l’action gouvernementale dans le domaine culturel (8/1/1959-10/7/1959), enfin Ministre d’État chargé des affaires culturelles (11/7/1959-20/6/1969). Quand, le 21 octobre 1959, a lieu la première de Tête d’Or, de Paul Claudel, au théâtre de l’Odéon, dirigé par les Renault-Barrault, avec Pierre Boulez à la partition, en présence du Général, les deux hommes sont en quelque sorte arrivés à leurs fins : le ministère existe, il promeut une politique d’excellence culturelle exigeante et novatrice, il confie des responsabilités fortes aux artistes.

Mais Michel Debré, le premier ministre, ne partage pas forcément la même ambition. Il estime « qu’une politique culturelle est une formule trop ambitieuse pour un Ministre, et même pour l’Etat ». Pompidou, qui n’est pas aux responsabilités pendant cette période, joue le rôle d’intercesseur de Malraux auprès du Général, pour imposer à Matignon la consolidation administrative et budgétaire du nouveau ministère.  Quand il est nommé à Matignon, Georges Pompidou devient aussi Ministre de la Culture, même si Malraux incarne à merveille la fonction par son charisme et ses idées en avance sur son temps. Il veille à la structuration de l’administration, par la nomination d’André Holleaux comme directeur de Cabinet, et est très vigilant dans les arbitrages budgétaires. Il est parfois agacé par son ami ministre, qui l’est si peu au sens classique du terme : « Comment faire si un ministre n’est pas présent à son bureau de toute la matinée ? » (7 décembre 1962). Il sera irrité par le traitement de certaines affaires sensibles, comme Les paravents de Jean Genêt, l’interdiction de la Religieuse, de Jacques Rivette, ou de la gestion de l’affaire de la Cinémathèque d’Henri Langlois. Mais on peut y opposer cette belle lettre du 21 janvier 1966 : « Il me paraît nécessaire que le Ministre d’Etat chargé des affaires culturelles ait voix au chapitre dans toutes les affaires d’ordre intérieur ou extérieur, mettant en cause des intérêts culturels importants ». Georges Pompidou assurera même l’intérim de Malraux à deux reprises. De juillet à août 1965, pendant l’incroyable voyage de Malraux en Asie. Puis en 1966, à cause de sa santé défaillante.

Une politique culturelle entre rayonnement, modernité et démocratisation : le triangle Malraux, Pompidou, de Gaulle.

On oppose parfois ces trois acteurs majeurs de la politique culturelle de la Ve République. De Gaulle aurait laissé faire Malraux avec une sorte de fatalisme pantois et amusé [« Comment fait-il pour savoir autant de choses ? »]. On peut faire valoir qu’André Malraux a refusé d’être le ministre de Georges Pompidou, car il se considérait comme « ministre du général de Gaulle ». On peut estimer qu’à partir de 1969, il y a une forme de normalisation, car on ne succède pas à Malraux, dont le titre de Ministre d’État, premier dans la hiérarchie gouvernementale, autorisait tous les empiètements dans les attributions ministérielles, notamment avec les Affaires Étrangères et l’Éducation nationale. Mais le choix d’Edmond Michelet comme premier ministre de la Culture de Georges Pompidou n’est pas neutre, compte tenu de sa haute stature morale, même s’il dit lui-même qu’il est « François Coppée succédant à Pindare. » Il ne faut donc pas prêter trop d’importance au propos attribué à Georges Pompidou en 1969 [« Toutes les folies de Malraux, on met une croix dessus et maintenant on fait du sérieux »], car de 1959 à 1974, car il y a une profonde continuité de la politique culturelle, tout simplement parce que Georges Pompidou, s’il n’en pas toujours été l’interprète, a toujours été le soutien, et souvent le co-auteur. Et le général de Gaulle a toujours soutenu la culture dans les arbitrages budgétaires.

Ces trois acteurs de la politique culturelle gaullienne, chacun avec leur sensibilité, ont donc imaginé et développé une politique bâtie autour de plusieurs lignes de force :

Le rayonnement de la culture française, comme le voyage de la Joconde aux États-Unis (contre l’avis des Musées Nationaux), le soutien au festival des Arts nègres à Dakar en 1966, un rôle de protecteur de la liberté des artistes, un discours exigeant et noble sur le sens et la fonction de la culture (« Peut-être serait-il temps de s’apercevoir que ce qu’on appelle culture, c’est d’abord la volonté de retrouver, d’hériter et d’accroitre ce qui fut la noblesse du monde », écrivait Malraux dans le numéro inaugural de Liberté de l’esprit, en 1949).

Une commande publique ambitieuse et audacieuse (le plafond de l’Opéra à Chagall, les Fossés du Louvre, les statues de Maillol aux Tuileries) ainsi qu’une politique du patrimoine qui se voit : le blanchiment de Paris, les secteurs sauvegardés, le sauvetage du Marais…

Les prodromes d’un « État Culturel » qui sera ensuite critiqué : la sécurité sociale pour les artistes, la loi sur les dations, la Fondation de France, si importante pour le mécénat, ou l’avance sur recettes pour le cinéma.

Rendre la culture accessible au plus grand nombre, terme qu’il faut préférer à la « démocratisation culturelle », trop réductrice. En 1935, Malraux, dans Le Temps du mépris, écrit que « le sens du mot art est de tenter de donner conscience à des hommes de la grandeur qu’ils ignorent en eux. » Un quart de siècle plus tard, il met un soin maniaque à transposer cette intuition dans le décret d’attribution du tout nouveau Ministère des Affaires Culturelles. Si Malraux et Pompidou se rejoignent autour d’une conception « large » de la culture, bien ouverte à toute forme d’arts, y compris dans leurs expressions les plus contemporaines, Georges Pompidou est sans doute plus en phase avec l’objectif de rendre la culture accessible et populaire : le Centre Pompidou ne sera-t-il pas, finalement, du Malraux mis en œuvre, un puissant instrument de démocratisation de l’art contemporain ? Jacques Chirac avait connu André Malraux au moment de l’Inventaire général des monuments et richesses artistiques de la France en 1963. Ils avaient siégé ensemble au gouvernement pendant deux ans à partir de 1967. De son propre aveu, il était fasciné par le personnage, admirait l’écrivain et le militant qui se trompait rarement de cause, mais il n’était pas convaincu par le passeur d’art. Le musée du Quai Branly ne participe-t-il pas pourtant de cette même intuition, qui le relie au formidable discours de Malraux à Dakar le 30 mars 1966, à l’occasion du premier Festival mondial des Arts nègres, organisé par leur ami Léopold Sedar Senghor ?

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