L’ACCÉLÉRATION DE L’HISTOIRE. LES NŒUDS STRATÉGIQUES D’UN MONDE HORS DE CONTRÔLE
de Thomas Gomart

Éditions Tallandier, 2024

Taïwan, Ormuz, Bosphore, voici le tryptique peu anecdotique qu’explore Thomas GOMART dans son nouvel essai « L’accélération de l’Histoire ». En penchant son regard sur ces trois nœuds géostratégiques, l’historien dévoile avec talent les nouveaux liens et rapports de force qui travaillent l’équilibre des nations.

Nouvelles complexités

Si les trois zones pivots explorées sont bien distinctes dans son ouvrage, Thomas GOMART nous rappelle à quel point ces théâtres constituent encore le terrain de jeu de puissances bien connues.

A ceci près, qu’émerge sur chaque face du monde des rivalités plus discrètes, sous-jacentes, qui complexifient notre compréhension : « la rivalité sino-américaine masque une recomposition des équilibres entre petites et, moyennes puissances, d’une part, et entre acteurs non étatiques et autorités publiques de l’autre ». La guerre technologique sino-américaine, qu’il prend pour exemple est ainsi décrite comme une réalité qui se déploie entre grandes puissances, mais ou Taiwan, puissance moyenne, en constitue le centre névralgique. Bien loin d’une assomption belliqueuse, « la bataille des puces » à laquelle les Américains, la Corée du Sud et le Japon se livrent face au géant du Milieu, n’est rien d’autre qu’un conflit feutré visant à détruire la puissance productive chinoise – évitant ainsi à tout prix que le centre de gravité économique mondiale ne penche trop à l’Est. Entreprises privées, Gouvernements locaux et puissances diplomatiques se trouvent ainsi désormais dans un même panier pour assouvir des volontés de puissances qui n’ont pour leur part rien d’original ou de surprenant.

On touche là au cœur de ce qu’est « l’accélération » : « une multiplication d’actions délibérées de nature stratégique qui modifient les équilibres de puissance et transforment les théâtres régionaux ». Pas de déterminisme historique et téléologique à l’horizon chez GOMART, rien que des volontés économiques et politiques qui savent se mettre en ordre de marche pour déstabiliser l’adversaire. Peu importe qu’il soit petit, moyen ou grand. Peu importe le terrain, qu’il soit près ou loin.

Si certaines puissances sont assouvies, d’autres, par ce même volontarisme compte bien « gagner en centralité », et l’on aurait bien tort, selon l’auteur, de les ignorer. Le dirigeant saoudien MBS ne cache plus ses ambitions, le Moyen-Orient doit constituer pour lui « la Nouvelle Europe [1]». Il est d’ailleurs désormais le seul capable de réunir le président syrien et ukrainien dans une même salle. Cette puissance énergétique – devenue malgré nous diplomatique – entend donc bien compter. Pour l’historien, peu importe le cours de évènements mondiaux, les nations arabo-persiques autour d’Ormuz, sont et seront définitivement à considérer. Quatre raisons principales l’expliquent : « leur poids dans la production des énergies fossiles, leur capacité de financements, leur niveau de dépense militaire, et leur prosélytisme théologico-politique ».

Thomas GOMART nous alerte ainsi sur ces recompositions complexes ou des acteurs de plus en plus nombreux ont voix au chapitre.

Pris en étau entre un temps qui se « compresse » et des protagonistes qui se « concentrent » les Occidentaux maintiennent trop souvent des réflexes suffisants de puissance assumée.

Apathie nucléaire

Ces réflexes suffisants, Thomas GOMART s’en inquiète particulièrement quant à notre appréhension du nucléaire. Suffisance paradoxale qui nous conduit, d’une part, à être en incapacité de penser et développer le « conventionnel », et d’autre part à surestimer notre capacité de dissuasion nucléaire.

Israël, puissance nucléaire, dénombrait ainsi 1400 morts le 7 octobre. Le retour du conventionnel n’est donc plus un mythe, il est une réalité tragique dont on ne peut se détourner. Sous l’équilibre de la terreur, une autre terreur existe, aussi et toujours.

Thomas GOMART pointe par ailleurs la « confiance excessive dans nos capacités de dissuasion », qui aveugle notre pays. Vladimir Poutine sait parfaitement en faire usage pour « sidérer » et tétaniser à l’envie les Occidentaux afin de les maintenir dans leur statu quo.

L’accélération de l’histoire c’est donc aussi cela. Face à l’apathie occidentale, une course aux armements nucléaires et balistiques sans tabou qui recommence. Les Indiens auront prévenu, il faut à tout prix se prémunir contre « la fausse sécurité d’être une puissance nucléaire [2] ». Notre stratégie de puissance doit désormais être plurielle :  nucléaire, conventionnelle, hybride et …intellectuelle.

Réarmement intellectuel

Fil rouge des rapports de force globaux on trouvera tout au long de l’essai du Directeur de l’IFRI, les quatre leviers majeurs qui façonnent les destins historiques : la terre, les hommes, la mémoire et les idées.

La mémoire collective et l’idéologie occupe dans nos analyses une place trop souvent négligée. Trajectoire illibérale assumée par Netanyahu pour accomplir le destin israélien, souhait de reconnaissance de l’« Holodomor » par les Ukrainiens (famine historique), promotion de la « Novorossia » (expansion de la Russie à la Mer noire) et du « Régiment Immortel [3] », cette propagande de combat dont Thomas GOMART saisi parfaitement les contours : « il s’agit d’inculquer aux Russes une « dette générationnelle » (…) s’il ne se bat pas et ne meurt pas, à l’instar de ses grands-parents, il leur est forcément inférieur. »

Ainsi, la guerre « n’existe que pour elle-même, comme un projet perpétuel ».

Thomas GOMART relève ainsi, dans une perspective schmittienne, qu’en Russie « cet état de guerre permanent implique la désignation d’un ennemi ».  Nous faisons donc parti de celui-ci, de cet « Occident collectif ». Pointé du doigt, nous ne savons répondre. Spectatrice de ces mutations, l’Europe continue de détourner le regard et reste mutique pour mieux se rassurer. Trop certaine que « Sud global » et « Néo-impérialisme russe » se résument à de simples concepts géopolitiques, elle maintient sa stratégie passive de l’autruche dont on peut craindre un réveil difficile.

Pourtant dès juin 1939, le jeune Raymond ARON nous alertait déjà, dans un texte peu connu, sur les carences dont Thomas GOMART fait état aujourd’hui: « face à des régimes qui déclarent que la force est la seule raison, face à des régimes qui déclarent qu’ils sont héroïques et que les démocraties sont lâches, il me parait dérisoire de parler perpétuellement de pacifisme, ce qui revient à enfoncer davantage dans l’esprit des dirigeants fascistes qu’effectivement les démocraties sont décadentes (…) si l’on aime la paix ce n’est pas par lâcheté. Il est ridicule d’opposer à des régimes fondés sur le travail, des régimes fondés sur le loisir, il est grotesque de croire qu’on résiste au canon par le beurre ou à l’effort par le repos, quand les régimes totalitaires les menacent, les régimes démocratiques doivent répondre qu’ils sont capables d’être aussi héroïques qu’eux et aussi travailleurs [4] ».

Morale de l’histoire : pour éviter un nouvel Occident kidnappé, osons nous réarmer, physiquement comme intellectuellement, car les lois de la Providence ne sont pas nos meilleurs alliés.

Vincent PATEY

[1] Déclaration de Mohammed Ben Salmane en 2018.

[2] Diplomate indien s’étant entretenu avec l’auteur.

[3] Procession russe où les jeunes défilent avec une image de leur aïeul ayant pris part au combat d’antan.

[4] Communication de Raymond ARON devant la Société française de philosophie, le 17 juin 1939.

X