QUAI DES FRANÇAIS LIBRES

par Jean Malaurie*

*Directeur du Centre d’Études Arctiques à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales et CNRS, Paris. Fondateur-directeur de la collection « Terre humaine », éditions Plon.

« O, île de Saynes, île vénérable et sacrée Je suis demeurée seule des neuf vierges qui desservaient votre sanctuaire…

Mais pourquoi perdrions-nous l’espérance ?

J’ai à vous annoncer les secours d’un allié puissant… »

Chateaubriand, dans un de ses textes les plus inspirés sur la Bretagne, salue Welleda, la druidesse qui, en ce berceau de la celtitude qu’est l’île de Sein habite les songes des îliens depuis deux mille ans.

Qui ne sait que toute la Bretagne implorait ces neuf prêtresses appelées Gallirenas et qui vivaient dans l’île de Sein. Dotées de pouvoirs magiques, elles aidaient les hommes à guérir leurs maux incurables et à avoir longue vie. « Senacus », du vieil irlandais Senach et du kymrique Hynog, signifierait, selon Pomponius Mela, que cite J. de Vries : le très vieux ».

Jean Marin, le porte-parole de la France Libre à Londres, a écrit un très beau texte, illustré par les magnifiques photos de Henri Bancaud et Bruno Barbier, l’un ethnophotographe de grand talent, l’autre rédacteur en chef de Grands reportages.

Cap d’Asie, à l’ouest de la Pointe du Raz, cinquante-six hectares ; l’île est habitée l’hiver par deux cents Bretons ; île mythique par sa géographie de sentinelle de l’océan : son histoire d’hommes en lutte permanente avec les éléments.

Mythique depuis deux mille ans et légendaire depuis juin 1940 : à la fin de la détestable bataille de France, l’une des défaites les plus catastrophiques et humiliantes de notre histoire, l’île de Sein a relevé le défi en empoignant le glaive brisé. Elle a été, le 26 juin, « la moitié de la France », selon les termes du général de Gaulle.

Relisons ensemble Jean Marin : « Le 22 juin, le gardien de phare… sort précipitamment de la tour, court vers le port et ses ruelles ; il crie qu’un général français vient de parler à Londres et qu’il reparlera à quatre heures de l’après-midi. A quatre heures, la population est rassemblée sur le quai sud autour d’un poste de radio que Marie Menou, veuve Quemeneur a posé sur le rebord d’une fenêtre. Ni capitulation, ni servitude. L’honneur, le bon sens, l’intérêt supérieur de la patrie appellent à la résistance. La foule, presque sans parler, se disperse. On rentre à la maison. Bientôt les femmes ressortent et, de porte en porte, disent aux hommes comment elles voient les choses.

Ils seront cent-vingt-et-un à s’embarquer. Ne restent sur l’île que le maire, le recteur et le boulanger. Accompagné des enfants de chœur qui portent la Croix et l’encensoir, le recteur de l’île de Sein, revêtu des ornements de velours noir brodés de larmes d’argent du Jour des Morts, donne l’Absolution Universelle à l’adresse de ceux qui s’en vont ».

Compagnon de la Libération, Sein a des droits sur nous. Le beau livre de Jean Marin, Henri Bancaud et Bruno Barbier, parce qu’il élève nos consciences et stimule notre énergie, devrait être lu dans toutes les écoles de France. La défense nationale, c’est d’abord une éducation nationale. C’est en s’inspirant des hauts faits de nos anciens et de nos aïeux que nous trouverons la volonté de faire face aux malheurs qui nous guettent, comme tout grand peuple.

J’y songeais, en avril 1962, alors que j’étais l’hôte des Sénans. Dès mon arrivée sur le quai de débarquement, je fus frappé par les visages carrés de ces marins forts et taciturnes. De vrais Esquimaux. Les visiteurs venus de la grande terre sont jaugés et jugés, un à un. Et dans les premiers jours les rapports sont froids. L’île est réservée et retenue dans son expression. Ce n’est que peu à peu que les ruelles aux murs granitiques teints à la chaux, que les maisons aux longs toits d’ardoise au bleuté grave s’ouvrent à l’étranger. J’ai vécu durant quelques jours chez l’habitant, respiré les varechs du littoral. Mes nuits étaient habitées par la corne de brume, bercées par la grande houle de l’océan. Je retrouvais dans le souffle du vent de la mer des impressions du grand Nord. L’électricité, fournie par le phare, ne fonctionnait le jour que quand il y avait de la brume. Le dimanche de Pâques, dans la grande nef de l’église de granite, j’ai été comme porté par la ferveur religieuse de cette assemblée, chantant à haute et forte voix des prières en latin et en breton, dont certaines remontent au XVIe siècle. Hommes en avant, femmes en arrière. Dans ce navire sacré, les épouses tiennent la barre. Les marins les pensionnés rencontrés sur la grève continuaient à pied, comme mécaniquement, leur tour du monde sur les mers du globe, à bord de la Royale ou de la Marchande. Ils allaient tels des fantômes de la houle, après avoir traversé tempêtes et typhons, ballotés de bâbord à tribord sur les huit cents mètres du nord au sud de l’ile. Respirant au passage les genêts d’or, j’accompagnais certains dans leur marche intérieure. Et je suis devenu le confident de plusieurs d’entre eux, grands solitaires comme tous les marins. Ils m’évoquaient, par des bouts de phrase, leur vie difficile : plus de bas que de haut… de temps à autre, étonnés de leurs confidences, ils pesaient sur moi de leurs beaux yeux clairs. « Un bateau non ponté, boulgast ! Le putain de vent ! » J’entends encore l’un d’eux, chez Léontine, ou au café «Salaûn », au plafond bas où seuls les hommes étaient admis jusqu’à vingt et une heure ; je les interrogeais accoudés à de grandes tables en bois, dans le bruit et la fumée, sur le Fest-Vag, la noble fête des patrons pêcheurs où les disparus de l’année étaient invoqués par l’équipage, debout par rang d’âge. Jamais seuls : l’ilien sait qu’il appartient à une lignée. Je suis arrivé un lendemain de funérailles : on m’a rappelé la coutume qui reste vivante : c’est un des parents du mort qui creuse la tombe. Au retour de la cérémonie, alors que le vent battait à rythme régulier les volets de bois de ma fenêtre, j’ai alors songé à la tradition de Procope de Césarée (Vle siècle) : au milieu de la nuit, les habitants de l’Armorique entendent frapper à leurs portes et on les appelle chacun à voix basse. Ils vont alors vers la grève de la baie des Trépassés, sans savoir quelle force les y pousse. Là, ils trouvent des barques, qui semblent vides, mais qui sont si chargées des âmes des morts que leurs plats-bords dépassent à peine des vagues. Au terme d’un court voyage, les conduisant en moins d’une heure – qui sait ? à l’île de Sein – ils ne voient personne ; mais ils entendent une voix qui compte les morts, les appelant chacun par leur propre nom (Procope, Des Goths, VIII-XX, 45-49).

Cette société communautaire, si singulière, m’a à ce point fasciné que durant ces quelques jours, j’ai été comme pris par elle et soucieux de mieux la comprendre tel un ethnologue. Professionnellement, j’ai commencé à prendre des notes. Le soir venu, le précieux exemplaire du livre de Charles Le Goffic m’introduisait toujours davantage dans cette histoire fascinante. A l’instar des peuples de l’Arctique, ce sont les femmes, toujours habillées de jibilinenn noires, filles, épouses, mères de marins qui font la loi à terre. Il suffisait de les voir pour saisir où était le pouvoir. Ce sont elles qui disposent des héritages, c’est-à-dire répartissent les petits arpents de terre qu’avec une longue patience des générations ont cultivés et protégés de murets de pierre. Ce sont elles qui dirigent la maison, au point qu’à la fin de chaque mois, elles sont si proches de leur homme, qu’au bureau de poste, elles se font remettre, de la main à la main, la solde qu’il vient de toucher. En 1962, le maire de l’île, était une femme, comme lors de la seconde visite du général de Gaulle en 1960.

En ces jours d’avril 1962, l’ile était inquiète. D’abord à mots couverts puis avec une confiance amicale, l’affaire me fut présentée. Mes compagnons de l’exploration circulaire de l’ile me demandèrent de les soutenir et c’est ainsi que j’ai rencontré Madame le Maire. De quoi s’agissait-il ? D’un abus de confiance ; des privilèges antiques étaient réservés, de temps immémorial, à l’ile de Sein. Je ne parle pas seulement du « droit de Bris », usage réglementé de disposer du tiers des biens du naufragé, mais d’un rare privilège fiscal datant de Louis XIV et permettant à l’île de disposer d’une totale exemption d’impôts. Rien ne devait être imposé à l’ile en sus de ce que la nature leur faisait supporter.

Hélas !  un préfet pointilleux, courant 1960, soucieux avec un esprit de géomètre, d’égaliser les droits et devoirs de chacun, avait décidé de soumettre à référendum ce que je résumerai en quelques mots : « vous voulez l’électricité, des investissements comme sur le continent ; l’EDF et l’Etat peuvent vous l’offrir, mais dans ce cas vous paierez des impôts, comme tous les Français ». Je simplifie, mais ai-je besoin de dire que la question, fruit de longues inimitiés et amitiés entre l’île et le continent, les marins et les commerçants, les uns et les autres, était plus complexe et sans doute présentée avec habileté par l’administration.

La municipalité se heurtait depuis des années à une réalité : l’ile ne payant pas de TVA, d’impôt local et d’impôt sur le revenu, le budget municipal était des plus médiocres. Après de nombreuses hésitations, bien ou mal conseillée, la municipalité informa les autorités que pour avoir des crédits d’investissements, elle était prête à payer des impôts d’Etat et locaux. Ce fut l’objet du référendum auquel je fais allusion. Il fut si passionné que, compte tenu des promesses faites, le résultat fut 50/50. Et personne ne fut satisfait, car l’île avait mis le doigt dans un fatal engrenage. Le maire actuel, A. Le Roy, m’a confirmé que les Sénans payent des impôts d’Etat – oh oui ! – mais la commune n’a toujours pas de budget faute de fiscalité locale. Le budget reste donc de subventions (région, département) avec un minimum de dotations. C’est, pour les îliens, un budget peu supportable étant médiocre et d’assistance. Deux communes en France sont dans cette situation l’ile de Molène et l’île de Sein. En ce qui concerne l’électricité, elle n’est plus fournie par le phare, mais par une centrale après entente avec EDF et juste rémunération.

Revenons à avril 1962 ; l’île, suite à ce référendum insatisfaisant, était très agitée. D’autant que, beaucoup de marins étaient en mer lors de la consultation, on considérait cette absence de droit au vote par correspondance, comme un déni de justice. Les iliens sont comme les baleiniers de Melville. Ils n’ont pas l’habitude de se vanter de leurs exploits : ils sont fiers et réservés. Immédiatement attaché au destin extraordinaire des « îliens » j’ai cru devoir encourager Madame le Maire dans un esprit de résistance qui est si naturel aux Sénans, et à porter cette affaire devant le Conseil d’Etat.

Je l’assurais de mon appui, si le conseil municipal le souhaitait, auprès du Cabinet du Premier ministre d’alors, dont je connaissais un conseiller technique, particulièrement habile.

Mais les îliens n’ont pas jugé, de leur dignité, de présenter une quelconque requête, considérant sans doute que Sein devrait tout naturellement bénéficier de la République, des privilèges ancestraux que la monarchie leur avait concédés. Je ne connais pas la suite de cette affaire ; je suis parti quelques semaines plus tard en mission dans l’Arctique (baie d’Hudson), mais j’espère que la France n’aura pas été ingrate envers les meilleurs de ses fils.

1993 l’île ne vit, comme toujours, que de la pêche, mais elle connait des moments très difficiles : la vie y est plus chère que sur le continent. Une vérité simple à rappeler : cette ile est loin de tout et le transport est coûteux. Les jeunes, découragés, s’en vont. Il ne reste plus que vingt pêcheurs. Le tourisme ? Ce ne peut être une ressource que si l’île est debout, c’est-à-dire maîtresse de ses ressources. Deux fois submergée par les flots, en 1638 et en 1924, l’île de Sein perdure telle une sentinelle de l’Europe. Bientôt, seul le vent du grand large y soufflera, l’hiver, et pour la protection de l’environnement, l’administration aura à faire face à d’autres obligations coûteuses.

Que faire ? Mais revenir à Colbert et à son édit de bon sens. Prendre le problème par le haut. C’est la bonne méthode pour voir plus clair et plus loin. J’appuie, de tout mon cœur, la grande idée de Jean Marin qui propose d’établir en ce lieu inspiré « l’observatoire de l’insularité celtique », qui serait un pôle de rencontre entre la Bretagne, la Cornouaille, l’Ecosse et I’Irlande. C’est alors que la prophétie de Welleda prendrait tout son sens.

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