L’ÉTAT-MAJOR DE KOENIG POUR LA LIBÉRATION

Désigné le 11 avril comme chef de la mission de liaison française auprès d’Eisenhower, le général Koenig, délégué militaire pour les théâtres d’opération du Nord, constitue officiellement son état-major. Avec son équipe où a été affecté l’ancien responsable du BCRA, Passy-Dewavrin, il doit « en particulier veiller à la participation des éléments de combat de la Résistance française à la bataille commune ».

Maurice Shumann, dans l’émission « Honneur et Patrie » du 23 avril 1944, relate sa visite au nouvel état-major.

Pour qui a Bir Hakeim derrière soi et la France devant soi, c’est un redoutable honneur que d’avoir à se constituer un état-major. Telle est la tâche qui, pourtant, vient d’échoir à Koenig : 45 ans, trois étoiles, trop de campagnes et de citations pour qu’on les énumère et, depuis quelques jours, délégué militaire du gouvernement pour le futur, pour le prochain théâtre d’opération du Nord.

Vous voulez savoir comment il s’en est acquitté ? Venez avec moi vous promenez dans ses bureaux qui – Dieu merci – ne ressemblent guère à des bureaux, où l’on voit peu de paperasses et pas du tout de barbes blanches, mais où, en revanche, on voit des hommes.

– Bonjour, mon colonel. Je crois bien que nous nous sommes vus pour la dernière fois en France le 19 juin 1940, quand vous m’avez indiqué le moyen de rallier de Gaulle. Vous aviez déjà, pendant la campagne de France, récolté la Légion d’honneur, trois palmes et deux blessures. Depuis lors…

– Depuis lors, me répond le jeune colonel Pierre de Chevigné, j’ai, dès décembre 40, commandé le premier bataillon d’infanterie de marine qui, à la pointe de l’offensive Wavell, quelques semaines après Montoire, représentaient les armes de la France. Et puis, j’ai été blessé. Et puis, peu importe ! Ce qui importe maintenant, c’est qu’  « ils » nous attendent.

– Bonjour, mon colonel. Quand je suis arrivé à Londres, à la fin de juin 40, vous aviez déjà gagné les Croix de guerre française, britannique et norvégienne à Narvik. Comment, depuis lors, avez-vous ajouté la croix de la Libération et l’une des plus hautes distinctions britanniques, la DSO ?

– Je vous dirai ça à Paris, me répond le tout jeune colonel André Dewavrin, qui avait 28 ans, il y a cinq ans, quand il devint professeur à Saint-Cyr.

– Bonjour, commandant. Quand je vous ai rencontré, il y a bientôt quatre ans, les blessures que vous aviez ramassées en même temps que la médaille militaire, comme spécialiste des patrouilles d’infanterie sur les champs de bataille de l’autre guerre, vous avaient libéré de toute obligation militaire. Cependant…

– cependant, me répond le commissaire principal de la marine Raulin, un bras droit paralysé n’a jamais empêché personne de faire des convois, par exemple pour transporter la VIIIe Armée vers la victoire. Mais ce ne sont pas ces voyages-là qui comptent désormais. C’est le prochain voyage.

« Ils nous attendent ». « A Paris ! ». « Le prochain voyage ». Voilà leur seule obsession à tous. Au commandant Dupérier (compagnon de la Libération, Croix de guerre avec sept palmes) qui, à la tête de l’escadrille « Ile-de-France »abattit une vingtaine d’avions ennemis ; comme au sous-lieutenant d’artillerie coloniale Théodore (compagnon de la Libération) qui, après avoir eu la jambe coupée à Bir Hakeim, revint à son régiment, à peine appareillé ; comme au capitaine Messmer (compagnon de la Libération) qui a exactement autant de citations que de campagnes depuis le prétendu « Armistice » : Erythrée, Libye, Bir Hakeim, Tunisie ; comme à cet aspirant breton que nous avons vu, un beau matin de 1942, débarquer d’un petit bateau avec une douzaine de jeunes garçons tous aujourd’hui combattants d’avant-garde ; comme à ces deux petits lieutenants qui, voici quelques mois à peine, étaient encore en Allemagne (oui, en Allemagne !) et qui, auprès de Koenig, sont les mandataires de la colère des oflags et des stalags : le lieutenant Roger, fils de Maurice et de Madeleine, né en mars 1917, et le lieutenant Raymond, aîné de quatre enfants, dont la fiancée s’appelle Odette, qui a réussi sa septième évasion et dont le frère Maurice, engagé à 18 ans dans les Forces françaises libres, se joint à lui pour dire à leurs parents : « A bientôt ! »

Mais, dans cet état-major qui ne ressemble à aucun autre, il est encore deux compagnons de la Libération qui ne ressemblent à aucun autres :

-Vous n’êtes pas français, mon capitaine ?

– Non, répond d’une voix brisée le capitaine Jack Hasey. Je suis américain. J’ai gagné la Croix de guerre en conduisant une ambulance pendant la campagne de France. En juin 40, je me suis engagé dans l’armée française. J’ai eu la mâchoire fauchée en Afrique. Mais, pour entrer en France, Koenig ne m’a pas oublié.

– Et vous, vous n’avez pas 20 ans ?

– Non, répond le sous-lieutenant Bouvier. Pas encore… Puisque je n’avais que 17 ans lorsque j’ai perdu mon bras à Bir Hakeim !

Et voilà, c’est tout ! Mais c’est beaucoup, n’est-ce-pas, pour un état-major que de ne pas être indigne de ceux qui, dans les Bir Hakeim de l’intérieur (maquis, prisons, chambres de torture, champs d’exécution) se battent, souffrent et meurent sans décoration, sans uniforme et même, parfois, sans nom…

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