LES FORCES NAVALES FRANÇAISES LIBRES

par l’amiral Émile Chaline*

Extrait de l’article « Les Forces navales françaises libres », revue Espoir n° 100, janvier 1985

*Engagé dans les Forces navales françaises libres le 1er juillet 1940 à 18 ans, il participe au débarquement de Normandie à bord de la corvette Roselys.

[…] De nombreuses unités de la Marine française ont pris part aux opérations du 6 juin 1944. Lors de l’achèvement en décembre 1943 du plan Overlord (débarquement en Normandie), la participation d’unités opérationnelles françaises était expressément prévue. A savoir le 1er bataillon de fusiliers-marins commandos, le torpilleur La Combattante, les frégates Aventure, Découverte, Escarmouche, Surprise, les corvettes Aconit, Commandant d’Estienne d’Orves, Roselys et Renoncule et les chasseurs de sous-marins basés à Cowes. A la demande du général de Gaulle, les deux croiseurs Montcalm et Georges-Leygues étaient inclus dans le dispositif de tir contre la terre.

Notre participation était évidemment faible, presque symbolique : 2 croiseurs sur 22, 9 escorteurs sur 142, 177 hommes (ceux du commando du 1er BFM) sur les milliers d’hommes des premières vagues d’assaut de l’heure H, mais elle était psychologiquement importante. Les Alliés débarquent mais ils ne sont pas seuls. La Marine est là pour délivrer la France.

Au début du printemps 1944, chacun se doute bien que le débarquement est proche. Sur les murs des grandes villes apparaissent des graffiti : « Strike in the west now » (Frappez dans l’ouest maintenant). Les ports sont encombrés de barges, de chalands, de matériel bizarre et mystérieux. Toutes les unités se préparent au débarquement. C’est ainsi qu’en mai, les frégates et les corvettes sont détachées pour un stage spécial d’entraînement. Les exercices sont très réalistes. Des avions de la Royal Air Force tirent sur elles pour de bon, en s’efforçant de tirer à côté mais assez près pour nous faire froid dans le dos : les projectiles ricochent à la surface de l’eau et heurtent la coque. A leur tour, les escorteurs tirent sur des manches remorqués très court derrière les avions. Des tirs sur but de surface de jour et de nuit, des attaques sur sous-marins confirment que le personnel est bien aguerri ce qui est normal après quatre ans de guerre sans interruption. Les 4 frégates et les 4 corvettes sont rapidement déclarées « prêtes pour le débarquement ».

La Roselys rallie en attente, avec d’autres bâtiments, Milford Haven à la pointe sud-ouest du Pays de Galles. Le matin du 25 mai, une embarcation de la Royal Navy fait le tour de la rade. Avec un certain sens du théâtre, un officier messager monte à bord, porteur d’un gros sac scellé. L’air mystérieux et impénétrable, il demande à voir le commandant et s’enferme avec lui quelques minutes. Après son départ, le pacha prévient que les communications avec la terre sont désormais interdites, puis il s’enferme çà double tour dans sa chambre. Quand il en ressort, deux heures plus tard pour déjeuner, nous lisons sur son visage un grand trouble. Nous prenons place à table dans un silence de mort, portant furtivement nos yeux sur lui pour tenter de percer ses pensées. Le silence devient vite intenable pour le commandant, d’habitude volubile. Profitant d’une courte absence du maître d’hôtel, il nous glisse dans un soupir à peine perceptible : « C’est le débarquement… en Normandie ».

Dès le lendemain, nous prenons connaissance à notre tour d’une pile d’ouvrages étonnants sur Neptune. Ils décrivent tous des opérations prévues sur mois : la chute de Cherbourg est programmée à J+30. C’est un véritable livre d’histoire écrit avant que les événements ne se produisent. Nous frémissons à la pensée que ces documents pourraient tomber aux mains de l’ennemi et comprenons pourquoi les communications avec la terre sont coupées.

A partir du 1er juin, les escorteurs se mettent en route. Nous dépassons d’interminables processions de bateaux de tous types, avançant avec une lenteur solennelle. Soudain, le 3 dans la soirée, le temps se gâte, le vent se met à souffler du secteur ouest, grand frais (50 km/heure) ; la mer grossit, les creux se forment, les convois déjà en route font demi-tour et se retrouvent le nez dans l’écume. Nous sommes inquiets en apercevant les petits bateaux qui tanguent et qui roulent, leurs étraves qui se soulèvent à la lame comme une bouche cherchant à aspirer l’air et qui retombent… Nous pensons à leurs malheureux passagers. Notre appréhension se dissipe le 5 avec le temps qui beausit et la Roselys se retrouve en protection d’un convoi de cargos et de remorqueurs ayant à la traîne d’énormes caissons de béton destinés aux ports artificiels. Nous sommes en route sur Omaha Beach en zone américaine. Le spectacle est extraordinaire.

Dans le ciel d’abord. Dès le 5, dans la soirée, nos oreilles s’étaient remplies d’un formidable bourdonnement continu d’avions : ce sont les bombardiers et les troupes aéroportées en route vers la France. Ce qui est formidable, c’est ce bruit d’avions, dont ceux de nos camarades des FAFL, qui ne s’arrête pas. On sait désormais que la machine est en route et que plus rien ne viendra l’arrêter. Le moral revient.

Sur mer ensuite. Des milliers de navires de toutes tailles se dirigent, émergeant de tous les points de l’horizon, vers un rond-point au nord des plages, Picadilly Circus. Ce sont les Champs-Élysées à 6 heures du soir : une véritable fourmilière en mouvement, des bateaux de tous types qui se croisent, se dépassent à se frôler.

Le 1er BFM commando, plus connu sous le nom de commando Kieffer, fait partie du commando n° 4, le plus fameux des commandos de la 1ère brigade de Lord Lovat. Depuis sa création en 1942, il a participé à de nombreuses opérations britanniques, discrètes mais meurtrières opérations de sabotage ou de reconnaissance dans les territoires occupés par les Allemands, notamment à Dieppe. A l’aube du 6 juin, les 177 hommes du 1er BFM commando, aux ordres du lieutenant de vaisseau Kieffer débarquent en Normandie sous le feu de l’artillerie ennemie avec pour objectif la réduction des positions fortifiées de la plage à Riva Bella et la prise d’assaut de Ouistreham : mais ils doivent couvrir en profondeur une distance de 12 kilomètres environ et s’y tenir coûte que coûte, tandis que le gros du débarquement se fait plus à l’ouest. Ils seront les premiers Français libres à combattre les Allemands sur le sol de France et vont s’acquitter de leur mission au-delà des espoirs formés par le commandement allié, poursuivant pendant 83 jours leurs attaques contre l’adversaire. Leurs pertes seront extrêmement lourdes : 114 officiers, gradés et matelots dont 21 ont été tués.

La Combattante, armée de quatre canons de 102, qui fait partie d’un groupe de soutien et de bombardement, a pour mission de protéger le flanc droit de la 7e brigade canadienne, à l’ouest de Courseulles, et de « nettoyer » les plages à l’heure H. Avançant en même temps que les chalands de débarquement, elle fait route sur la côte. Un peu avant 7 heures, elle hisse le pavillon à croix de Lorraine en tête de mât, tire sur les maisons suspectes qui pourraient servir de postes d’observation, s’approchant le plus près possible pour que son tir soit plus précis, elle détruit les objectifs ennemis (dont une pièce de 88) qui lui ont été assignés. Prise à partie par une autre batterie à l’est de l’embouchure de la Courseulles qui menace en outre les chalands de débarquement, elle s’en approche et, de quelques salves bien placées, la fait exploser. […]

Ce qui a toujours guidé le général de Gaulle dans ses exigences, c’est la place de la France. C’est lui qui obtient du général Eisenhower que nos troupes, au premier rang desquelles les fusiliers-marins, entrent à Paris. Grâce à lui, les FNFL n’ont pas été des mercenaires au service d’une coalition mais des partenaires à part entière.

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