LE PROCÈS D’ORADOUR N’A PAS EU LIEU

par Albert Chaudier

Ancien président du Comité départemental de Libération de la Haute-Vienne

Convoqué le 29 janvier devant le Tribunal militaire de Bordeaux, j’ai essayé de témoigner au procès d’Oradour. J’écris bien : essayé. Car ce ne fut pas un libre témoignage tel que je l’avais conçu. Non point parce que, passant le dernier, dans la fatigue des fins d’audience, mais parce que je n’ai pas pu rester fidèle à mes intentions.

Mon propos – un peu bien naïf sans doute – était d’élargir la vision atroce, au-delà de ce macabre piétinement dans les mêmes sanglants détails, répétés de témoin en témoin avec une sorte de lugubre et inévitable monotonie, d’en dire le retentissement dans le cœur et la conscience des populations limousines auxquelles me lient tant de souvenirs douloureux ou exaltants, de rappeler aussi les solennelles promesses de justice qui leur furent faites, à l’occasion des douloureux anniversaires, par les plus hauts personnages de l’Etat.

Il m’apparaissait que le tribunal pouvait trouver intérêt à estimer à leur valeur les répercussions affectives et morales de la tragédie parmi les gens du Limousin, à comprendre leur état d’esprit à l’annonce du massacre, durant les jours qui suivirent et depuis.

Je fus prié de revenir à ce que j’avais vu, de reprendre à mon tour la triste litanie des faits, tous connus, tous précisés déjà, avec beaucoup plus de force et d’autorité, par les rescapés ou les proches témoins oculaires.

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Il me devint clair que la préoccupation dominante des magistrats était de mesurer, dans le triste dédale des précisions tragiques, la part de responsabilité individuelle des anciens S.S. présents à Oradour le 10 juin 1944. Cette tâche ardue, accablante, il me parut difficile de la mener à bonne fin, encore qu’elle commandât seule le verdict final. Mais telle était la procédure. C’était la fameuse enquête reprise par le tribunal. Et, soudain, je me pris à craindre que, là aussi, « les arbres n’empêchent de voir la forêt », que le souci nécessaire et légal du détail ne faussent l’appréciation d’ensemble, que le recul, le sang-froid, les possibilités d’objectivité, louables en eux-mêmes, n’aboutissent finalement à minimiser l’horreur indicible du forfait.

Il paraît nécessaire de revenir à certaines notions fondamentales. Il faut le répéter le massacre d’Oradour, que ce soit huit ans et demi, vingt ans ou un siècle après, garde et gardera SON CARACTÈRE INDÉNIABLE D’ASSASSINAT. En aussi tragique matière, le temps ne fait non plus rien à l’affaire. Impossible de tricher avec les mots, de transiger avec l’énormité du forfait. Celui-ci reste à jamais ce qu’il fut aux heures sanglantes de son hideux accomplissement : UN CRIME DÉMESURÉ, CONÇU ET EXÉCUTÉ SANS L’OMBRE D’UNE JUSTIFICATION.

Ce qui le rend si révoltant, c’est la froide rigueur méthodique avec laquelle il fut préparé, organisé, achevé. Rien de la fureur aveugle de soudards plus ou moins ivres qui se ruent au massacre, mais le déploiement calculé d’exécuteurs lucides, se plaçant chacun au poste assigné, comme pour une manœuvre d’encerclement et d’attaque.

Un tel crime implique, moralement sinon juridiquement, une solidarité absolue dans son exécution. Le factionnaire qui, aux limites du village, empêchait quiconque de s’échapper de cette épouvantable souricière de la mort, est coupable au même titre que les agents effectifs du massacre. L’œuvre abominable de ceux-ci ne fut rendue possible, en sa totalité, que grâce à celui-là.

Sans doute la guerre en elle-même est-elle toujours inhumaine, génératrice de cruautés infinies. Mais la conscience humaine assigne malgré tout certaines limites au déchaînement des férocités et des lâchetés puisque, de la dernière conflagration mondiale, est née une expression nouvelle, passée désormais dans le langage et dans l’Histoire, celle de CRIME DE GUERRE.

Dès lors, qui ne voit que cette notion affronte celle de la discipline militaire ? Et que LE SEUL VRAI PROBLÈME est à la fois d’ordre individuel, engageant la conscience du soldat, et d’ordre général, engageant la définition de l’action strictement MILITAIRE en temps de guerre ?

S’il est vrai qu’une jurisprudence a été instaurée à Nuremberg, que le « crime de guerre » répond désormais à un chef d’accusation reconnu par certaines juridictions nationales ou internationales, alors il importerait de définir, avec toutes les précisions habituelles du droit, où s’arrêtent, pour un chef militaire, quel que soit son grade, les limites au-delà desquelles il perd la qualité de COMBATTANT pour revêtir, en donnant certains ordres, celle de CRIMINEL, et à partir desquelles la désobéissance devient plus que le devoir, l’honneur d’un subordonné. Hors de ces nécessaires définitions, l’expression « crime de guerre » pourrait bien perdre toute sa portée juridique.

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Revenons au procès qui vient d’être jugé. Mal instruit de l’aveu même du Président du Tribunal militaire de Bordeaux, mal engagé devant quelques comparses, alors que les plus grands coupables, à quelques exceptions près, restent des contumax influencés par les passions et les courants d’opinion contradictoires, il n’était plus que le pâle reflet du vrai procès, lequel eût dû se dérouler beaucoup plus tôt, en présence de presque tous les inculpés encore vivants, si nos successifs gouvernements avaient été capables d’assumer leurs responsabilités.

Chère et infortunée Madame Rouffanche ! Symbole vivant des rescapés de l’atroce journée, vous retournerez dans votre petit logis du nouvel Oradour, portant à jamais en vos yeux hallucinés d’horreur, devant le profil de l’église en ruines que vous contemplerez journellement de vos fenêtres, la vision du grand tombeau d’où, par miracle, vous vous êtes échappée …

Mais aurez-vous le sentiment que justice a été rendue ? Le vrai procès d’Oradour n’a pas eu lieu. Le terne rideau de l’indifférence ou de l’oubli va tomber sur ce drame sans mesure. Le vrai procès d’Oradour n’aura pas lieu.

In Courrier du Centre, 1953 (Fonds Albert Chaudier, © Fondation Charles de Gaulle)

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