LA RÉSISTANCE ARMÉE POUR L’INSURRECTION NATIONALE

Témoignage de Jacques Chaban-Delmas, compagnon de la Libération, ancien délégué militaire national

Propos recueillis par Charles-Louis Foulon

Revue Espoir n°47, juillet 1984

Réponses :

  • L’homme au béret est le Colonel Rol-Tanguy, chef régional des Forces françaises de l’intérieur (FFI) de la Région Île-de-France, compagnon de la Libération.
  • Le militaire de dos est le général Chaban-Delmas, délégué militaire national chargé de transmettre les ordres du Haut-commandement interallié (général Koenig) à la Résistance intérieure, compagnon de la Libération.

La naissance des Forces Françaises de l’Intérieur

Les mouvements de résistance avaient suscité chacun ses éléments militaires et il en résultait une absence totale de coordination, pour ne pas dire une certaine anarchie, surtout étant donné la nécessité de décider dans la clandestinité. Il y avait donc un besoin de mise en ordre et dès la fin de 1943 s’engagèrent des négociations entre le CNR et le BCRA. Les premières furent menées par Louis Mangin, délégué militaire national, avec Pontcarral et Latour représentant Charles Tillon. Elles avaient trait à l’action commune entre les FTP et l’Armée Secrète. Les suivantes ont été conduites par Maurice Bourgès- Maunoury, qui a joué dans toute cette affaire un rôle essentiel. Il en est résulté une instruction signée du général de Gaulle le 10 mars 1944 après accord de Maurice Bourgès-Maunoury et, pour la délégation civile, de Jacques Bingen qui devait disparaître quelques semaines plus tard. Le texte présentait des dissonances par rapport aux instructions du BCRA, qui vu de Londres et d’Alger, avait des choses une conception logique, trop rationnelle. Sur le terrain, en France occupée, on s’apercevait que tout n’était pas ressemblant, il fallait donc composer avec le possible. Par cette instruction du 10 mars 1944, il était créé un état-major national des Forces Françaises de l’Intérieur : auprès de lui et le chapeautant, figurait un organisme qui a été appelé le COMIDAC, comité d’action, mais qui a rapidement changé de nom quand on a appris qu’à Alger il y avait aussi un COMIDAC : le COMIDAC est alors devenu le COMAC. Il y avait là trois personnes désignées par le CNR, Pierre Villon, Chevance-Bertin et Vogue. Villon représentait le Front National, Vogüe ceux de la Résistance et Chevance-Bertin les MUR.

Chevance-Bertin, qui devait partir pour Alger avec Bénouville, a maintenu son départ. C’est Kriegel-Valrimont qui l’a remplacé au nom du MLN, avatar des MUR, ce qui a donné une composition politiquement très orientée puisque Villon était membre du parti communiste, Kriegel- Valrimont aussi, tandis que Vogüe était toujours très sensible aux arguments des deux premiers. Au nom de l’ORA (Organisation de la Résistance de l’Armée) qui était apparue surtout après le débarquement en Afrique du Nord, le général Revers siégeait en tant qu’observateur. Le délégué militaire national lui aussi était présent, car il était le lien avec l’extérieur. Ce fut moi. L’état-major national FFI ainsi coiffé était commandé par Jussieu- Pontcarral, colonel d’active, mais il a été arrêté le 5 mai 1944 et remplacé par Malleret-Joinville, qui lui aussi était communiste. Si bien que, sans être particulièrement attentif aux influences politiques, il y avait là incontestablement une majorité de FTP et sympathisants. Pendant que ces événements se passaient en France, Koenig était nommé pour remplacer le général d’Astier à Londres auprès d’Eisenhower et pour devenir fin avril le chef des FFI. L’instruction était du 10 mars, mais le 14 mars une ordonnance du CFLN définit le rôle du délégué général et de la délégation civile pour la mise en place d’une administration civile au fur et à mesure de l’avance des armées alliées après le débarquement, sous l’autorité des commissaires de la République et des préfets installés ainsi que des sous-préfets, pour éviter l’AMGOT, c’est-à-dire une administration militaire alliée destinée à prendre en main les territoires libérés, comme en Italie par exemple.

Le délégué général a pour adjoint, à titre militaire, pour diriger l’affaire, le délégué militaire qui doit précisément maintenir les relations avec la nouvelle organisation, c’est-à-dire les FFI.

Le 14 mars, également à Paris, un comité central en voie de disparition, puisqu’on avait le CNR d’une part et le COMAC de l’autre, précise que l’état-major national FFI sera un état-major à quatre bureaux les quatre bureaux classiques et que toutes les formations paramilitaires des mouvements sont versées dans les FFI. On décide qu’il y aura des inspecteurs régionaux. Là-dessus, à la suite de cette instruction du 14, trois directives du COMAC sont lancées le 19 mars :

Première directive pour les FFI : priorité à l’action. Cela veut dire quoi ? Premièrement, les traîtres. C’est là qu’est donné l’ordre d’abattre Darnand, Déat et Philippe Henriot. Seul, le troisième le sera. Egalement les ennemis, naturellement, cela va de soi. S’en prendre directement aux ennemis.

Deuxièmement les actions de sabotage.

Troisièmement la guérilla.

Le COMAC souhaite aussi que le jour J soit préparé. Le jour J, c’est-à-dire le jour du débarquement, afin d’être dans les meilleures conditions pour intervenir. Est affirmée la nécessité de la décentralisation car le COMAC a fort bien compris que, étant donné ce qui se passait, il fallait décentraliser. La pensée que l’on allait exercer un commandement de Paris, directement, était utopique. Moi-même, je dois dire que, pour correspondre avec les délégués militaires régionaux, et éventuellement départementaux par la suite, je passais beaucoup plus souvent par Londres, par la radio, que par des messagers. C’était beaucoup moins dangereux et cela allait plus vite.

En avril 1944, des modifications inter- viennent à la délégation militaire nationale. Tout ceci est lié directement aux FFI puisque c’est une politique d’ensemble. Sur proposition de Bourgès-Maunoury, retourné à Londres, je suis chargé de l’intérim de la délégation militaire nationale, en attendant une haute personnalité militaire. En fait, on devait envoyer Billotte mais les alliés s’y sont opposés parce qu’il avait participé aux travaux d’élaboration des plans du débarquement. Les alliés ne voulaient en aucun cas que quiconque ayant participé à l’élaboration de ces plans pût être arrêté, torturé en France.

On attendait Billotte, on attendait aussi une mission pour l’organisation des délégations ; c’était la mission clé, dirigée par Rachet-Rachline et au sein de laquelle était le colonel Ely qui devait devenir par la suite chef d’état-major de la Défense nationale. On l’appelait Algèbre. Finalement, Algèbre, qui devait prendre l’intérim, s’effaça avec le plus grand désintéressement et je demeurai chargé de cet intérim, avec Algèbre comme adjoint.

En mai 1944, une résolution du CNR concernant les FFI confirma que l’intégration devait être complète. On constate que l’intégration des FTP qui avait été admise par les FTP en fait est une intégration qui se borne aux états-majors, mais il n’y a pas réellement intégration des troupes.

La résolution du CNR souhaite une intégration complète et le 22 mai, je passe un accord avec le COMAC après des heures de discussions. Il est entendu que le COMAC commandera les FFI par le relais de l’état-major national et le système est centralisé jusqu’au débarquement. Car nous sommes le 22 mai et nous ne savons pas quand le débarquement aura lieu ; il y a quatre ans qu’on attend et plus spécialement un an ; cela commence à être long et l’ennemi fait des ravages dans nos dispositifs. Le débarquement est attendu impatiemment, aussi bien par nous que par les Soviétiques, de l’autre côté de l’Europe. Alors nous passons un accord, le COMAC commande les FFI jusqu’au débarquement et ensuite ce sera Koenig. Là aussi il y a eu une certaine dissonance avec Londres et Alger, mais tout ceci correspondait à ce qui était possible et finalement cela a plutôt bien fonctionné.

Les actions de sabotage

Le 16 mai, il y eut une instruction d’Alger, du BCRAL, pour les dernières mises au point des plans de sabotage. Ces plans ont été finalement très largement exécutés. Il y avait le Plan Vert, qui était un plan de coupures de chemin de fer, et dans la nuit du 5 au 6 juin, quand nous avons appris le débarquement, le 5 juin, par les messages que nous attendions impatiemment, on a procédé à plus de quinze cents coupures cette nuit-là sur les chemins de fer français. Telle division rentrée d’Italie a mis un mois et finalement Eisenhower a déclaré que le retard infligé aux divisions qui devaient gagner le front de Normandie correspondait à peu près à l’équivalent de huit divisions en termes militaires, c’est-à-dire que sans cet appoint aurait pu survenir l’échec du débarquement. Le Plan Bleu, c’était l’électricité hydraulique. Le Plan Violet était précisément contre les lignes de communications téléphoniques allemandes souterraines à grande distance et on ne s’est pas borné à s’occuper de ces lignes-là, le nombre de sabotages téléphoniques, télégraphiques a été considérable mais en matière de transmissions, les Allemands avaient leurs transmissions militaires, si bien que l’on a surtout gêné la Gestapo et la police française cette partie de la police française qui était passée à l’ennemi et la bande Bony-Laffont. Puis il y avait un Plan Tortue, qui à la fin est devenu Bibendum, puisqu’on l’avait gonflé lui aussi. Car le Plan Vert avait été gonflé au mois de mai par le soin de Louis Armand, qui était à ce moment-là le second de Résistance Fer. Il y avait déjà quinze cents coupures prévues, et à la demande de Londres une nuit, avenue de Villiers, dans l’appartement d’Armand, sur une carte de France (la France ferroviaire en détail, qui faisait au moins 3 mètres sur 2) à genoux sur la carte, Louis Armand a fait ajouter 300 coupures sur le Plan Vert initial.

Le Plan Tortue lui aussi avait été gonflé. C’était un plan destiné en fait, à s’en prendre aux éléments blindés allemands, en fait à tout ce qui roulait. Alors c’étaient des coupures de routes, des sabotages d’entrepôts, de garages, etc.

Vers la libération de Paris

Aux approches de la libération de Paris, le délégué militaire national va vraiment se rapprocher du délégué général, tout d’abord pour la bonne raison qu’il existe ; là, notre action va être celle des doigts de la main. En juillet, pour vous donner un exemple, nous apprenons par un réseau, rue de la Glacière, que la stratégie alliée consisterait à ne pas foncer sur Paris une fois la percée tant attendue réalisée, ne pas foncer sur Paris mais déborder Paris par l’Ouest et l’Est vers le Nord, donc franchir la Seine en aval et en amont de Paris, pour qu’ensuite les troupes fassent mouvement pour se rejoindre, enfin une opération classique en tenaille.

L’idée de manœuvre qui est intelligente et bien pensée était de faire partir les Allemands d’eux-mêmes et d’éviter à Paris le sort tragique d’une ville dans laquelle on se bat.

Tout cela était très bien vu par les états-majors. Mais nous à Paris, nous savions que nous ne pourrions pas contenir la Résistance jusqu’à la fin septembre. C’était impossible, inenvisageable. Les résistants voulaient se battre et parmi les résistants certains poussaient beaucoup à la roue ; c’étaient essentiellement des éléments FTP. Les conditions de vie devenaient de plus en plus difficiles à Paris. Peu à peu on manquait de pain, d’eau, de gaz, qui était coupé toute la journée, enfin bref, ça devenait invivable. Ces conditions de vie évidemment facilitaient les mouvements de masses, les protestations, les grèves et tout cela allait peu à peu en s’échauffant.

Alors Parodi et moi avons décidé que je devais aller expliquer cela en haut lieu. Je suis parti pour Londres, passer huit jours, pour alerter la terre entière, Churchill, Eisenhower, Koenig, alerter de Gaulle en disant qu’il fallait absolument faire changer cette stratégie dont j’avais eu confirmation à Londres.

Les Alliés avaient deux raisons pour leur choix :

  • ne pas livrer de bataille dans Paris ;
  • ne pas prendre en charge la population de l’agglomération parisienne d’un point de vue matériel parce qu’il faut bien considérer que l’armada prodigieuse, la plus importante du monde et jamais vue qui avait accompagné, d’abord transporté, les troupes du débarquement, et accompagné en matériel, en munitions, en alimentation, cette armada, avait été calculée au plus juste par rapport aux troupes, et aux seules troupes.

A Paris, quelles sont les forces en présence ?

Du côté des FFI, il y a environ 12 000 hommes répertoriés. Sur cet effectif, une partie seulement est vraiment embrigadée, les autres sont des gens sympathisants, de bonne volonté, prêts à intervenir si on leur en fournit les moyens, mais les moyens sont rares. Il y a 1 800 fusils et 250 mitraillettes. Il n’y a pas vraiment d’unités constituées, il y des groupes qui vont rester isolés les uns des autres. Ils vont rester dans leurs quartiers. En fait, la Résistance, son action pour la libération de Paris va être essentiellement une action très localisée, une action un peu de guérilla. D’ailleurs elle n’avait pas les moyens d’en faire d’autres.

Le commandement s’exerce donc le plus souvent par des liaisons directes, dont on connaît le caractère éminemment dangereux. Il faut bien savoir que ce que l’on appelait des agents de liaison ont connu une hécatombe. Il y avait aussi le commandement par proclamation. On affichait sur les murs de la ville. L’insurrection s’est ainsi déclenchée, contrairement aux instructions de Koenig que j’avais rapportées de Londres. Insurrection : oui. D’ailleurs de Gaulle avait dit cette phrase un jour : « L’insurrection nationale sera inséparable de la Libération ». Cette phrase-là, on se la rappelait sans cesse et je disais oui, bien sûr, mais à partir du moment où nous saurons que les troupes alliées approcheront suffisamment près de Paris, pour que Paris ne soit pas détruit. Nous savions qu’Hitler avait donné ordre de tout casser. Et par conséquent les deux attitudes distinctes opposaient ceux qui voulaient, disons foncer, et sans attendre, et inévitablement quel que soit le prix, à la fois en êtres humains, en patrimoine parisien et ceux qui voulaient que les choses fussent conjuguées avec l’arrivée des troupes alliées. A ce moment-là, nous ne savions pas du tout que ce serait Leclerc. – Il y avait aussi des forces gouvernementales. Elles étaient caractérisées par le fait que c’étaient des forces qui jusque- là étaient aux ordres du gouvernement de Vichy. Il y avait les pompiers, la Garde Républicaine puis des sortes de gardes, par exemple, ceux qui étaient à Matignon, des prétoriens du régime de Vichy. Mais le nécessaire avait été fait pour s’assurer de leur attitude et que cette attitude était bien antiallemande. A partir du moment où l’on arrivait en disant : c’est moi, je suis le nouveau gouverneur militaire de Paris, et « garde à vous », « repos », il se passait des phénomènes extraordinaires. A deux pas, les hautes autorités qui restaient du gouvernement de Vichy. Il y avait là 15 000 hommes qui ont été placés sous le commandement du général Hary, on l’appelait Henri Martin. Le général Hary était un vrai général de corps d’armée. Il s’agissait d’unités constituées, avec un armement léger mais réel, avec des munitions pour peu de jours parce que les Allemands ne fournissaient pas tellement de munitions à ce genre de troupe. La prise de commandement s’est faite progressivement. Au moment où l’insurrection va se déclencher, telles sont les forces du côté français.

Les Allemands, eux, disposaient d’environ 20 000 hommes mais ceux-là fortement armés, bien qu’une partie d’entre eux fussent des troupes de réserve. Il y avait là-dedans pas mal de gens ayant déjà 40 ou 50 ans, mais il y avait aussi des unités sérieuses pour les 80 chars, les 60 canons et les 60 avions qui étaient au Bourget. Il y avait de quoi faire un massacre ; sans parler de la Gestapo et de l’Abwher.

Et voilà la divergence qui s’établit par conséquent entre Koenig et son représentant, avec l’autorité du délégué général qui naturellement appuie le délégué militaire et la Résistance parisienne. Insurrection oui, mais sur l’ordre de Koenig, voilà quelles sont les instructions. Le COMAC, lui, considère qu’on ne peut plus rien arrêter, que c’est parti et naturellement il a fait tout ce qu’il fallait pour que l’insurrection ne s’arrête pas, mais pour qu’elle progresse, au contraire. Mais entre les membres du COMAC et moi, ça a toujours été de la plus grande clarté. On se respectait, on n’était pas d’accord, mais on se respectait, on était des camarades de combat et par la suite, j’ai gardé avec ces hommes, mes camarades de la Résistance, des relations fraternelles qui sont les mêmes, qu’il se soit agi des FTP et du Parti Communiste ou de toute autre formation. Ce sont les choses les plus précieuses de la vie et qui ne finiront qu’avec elle.

L’insurrection parisienne

Le 19, c’est l’occupation de la Préfecture de Police et l’insurrection démarre. Cette journée du 19 a été extrêmement agitée… et un homme a joué un rôle éminent, le consul général de Suède, Raoul Nordling, qui était là depuis des années.

Dans l’après-midi, ça a tourné très mal. Il est évident que nos policiers parisiens auxquels s’étaient joints, les groupes FFI avec des fusils et des mitraillettes et quelques grenades, n’étaient pas en mesure de résister à un assaut des chars. C’était tellement douteux, le combat qui allait devoir s’engager, que Parodi avait pris sur lui d’ordonner l’évacuation de la Préfecture de Police par les égouts. Là- dessus, il ne s’est rien passé. Pendant toute la soirée, même la nuit, les combattants de la Préfecture de Police ont attendu l’assaut qui ne s’est pas produit. A notre insu, le consul général Nordling était intervenu auprès de Von Choltitz. Le lendemain matin, dimanche 20 août, nous sommes contactés, nous allons au consulat général, et là, Norling nous dit : « Le commandant allemand souhaiterait une trêve ».

Cela cadrait parfaitement avec notre désir de gagner du temps puisque nous étions complètement hors de l’espoir de voir arriver dans les 48 heures suivantes les Alliés. C’était le délai qu’on pouvait supporter, 48 heures au maximum, au grand maximum, de combats isolés. J’envoyais des émissaires, tout le monde envoyait des émissaires, mais le mien en particulier, le lieutenant Petit-Leroy, s’il a bien atteint Leclerc, a été tué en rentrant me donner le compte rendu de sa mission ; nous étions dans l’ignorance des actions alliées. On décide donc une trêve et on obtient la libération d’otages qui avaient été arrêtés à Neuilly, que les combattants FFI seront reconnus comme des combattants couverts par la convention de Genève, et que les bâtiments occupés par la Résistance resteront occupés par elle; ce qui a valu dans cette journée du 20 une course hallucinante en direction de tous les bâtiments qu’on pouvait occuper, de manière à s’installer partout.

Von Choltitz, lui, trouvait intérêt à cette trêve car il avait comme ordre principal de faire refranchir la Seine à la Wehrmacht, battant en retraite. A partir du jour où il y a la trêve, et où on définit les axes sur lesquels passeront les troupes allemandes, les Allemands commencent à s’enfermer dans leurs îlots : l’hôtel Meurice, l’avenue Kléber, la Kommandantur. A partir de ce moment-là, se trouvent gelés les 80 canons, les 60 avions et les 60 chars, ce qui pour nous, est de la plus haute importance, car Paris tant que tout cela sera gelé Paris ne risquera rien puisque notre objectif, à nous, c’est Paris libéré par ses soins et les alliés, sans être cassé, sans être détruit. Alors ce dimanche-là, on fait circuler les camions, des camionnettes avec des haut- parleurs : « cessez le feu », « accord », etc. Rol Tanguy et son état-major, dès le dimanche 20, apprenant la trêve, ne l’ont pas admise, et ils ont dit : « Non, la trêve, ce n’est pas possible, d’abord c’est dégradant et puis l’opération est lancée, en avant » « Ne vous laissez pas abuser », etc., mais enfin il ne se passe presque rien, des petits accrochages à droite et à gauche. Le lundi 21, il continue à ne rien se passer ou peu de choses. Les Allemands sont bloqués dans leurs cantonnements et points d’appui. Le 21 août, dans la soirée, se tient, près de la gare Denfert- Rochereau, une séance du CNR, convoqué d’urgence. Je dis : « Voilà la situation, voilà les ordres de Londres, de Koenig, moi je suis là pour assurer leur respect et à ce moment-là, nous avons appris qu’une division SS de Panzers descendait du Nord sur Paris et qu’elle devait être là normalement dans les 24 ou 36 heures, raison supplémentaire pour que la trêve se poursuive. » Discussion passionnée avec Villon. Je dois dire une scène d’une extraordinaire intensité, prodigieux ce qui s’est passé alors dans les deux petites pièces jointes. A un moment donné, Debu-Bridel a dû casser un carreau pour créer un événement. Il fallait qu’il se passe quelque chose, ça ne pouvait pas continuer, la tension était telle qu’il ne restait plus guère qu’à en venir aux mains.

Parodi se trouve aux prises avec un cas de conscience mais un cas de conscience aux dimensions cornéliennes. Le délégué général sait qu’au CNR, si on vote, nous aurons la majorité. Léo Hamon, Daniel Mayer, Bidault, enfin les entraîneurs d’hommes, admettent fort bien la thèse gouvernementale parce qu’après tout, Parodi, c’est le gouvernement d’Alger à Paris. Mais Parodi juge que s’il maintient sa position, s’il fait voter et l’emporte, alors à peu près inévitablement, la Résistance va se briser, va éclater. Or, il a une mission qui est de conduire les choses de telle manière que, quand le général de Gaulle arrivera à Paris – on ne sait pas quand – eh bien, la Résistance soit là tout entière, unanime, pour l’accueillir car nous avons toujours ce fameux débat avec les alliés, principalement avec Roosevelt, au sujet de la représentativité du gouvernement provisoire de la République.

Tout cela était en cause, et c’était l’essentiel. Parodi me prend dans un coin et me dit « Chaban, voilà mon dilemme. Je crois qu’il faut que j’admette la rupture de la trêve. Qu’en pensez-vous ? » Je réponds : « C’est vous le ministre, c’est vous le gouvernement, je suis militaire, je suis aux ordres et si vous prenez cette décision, je le comprendrai très bien. J’ai accompli ma mission ». Il revient en séance et dit : « Je suis d’accord pour rompre la trêve. » On communique cette décision à Nordling le lendemain matin. Il ne se presse pas pour la transmettre à Von Choltitz. Alors ça tiraille un peu plus, mais ça n’avait jamais cessé puisque la trêve avait été refusée dès le dimanche par l’état-major et le chef des FFI de l’Ile-de-France. Le mardi, les forces allemandes étaient toujours neutralisées et le mercredi 23, nous apprenons : ça y est, enfin un messager que Leclerc arrive. A partir de ce moment-là alors, il n’y a plus de raison pour temporiser et tout ce qu’on pouvait faire comme actions possibles, on le faisait, actions localisées et sporadiques, mais qui, en fait, consistaient à de plus en plus s’étendre dans Paris, c’était la tache d’huile. Choltitz et les Allemands étaient passés sur l’autre versant : ce jour-là, les avions partent et les Allemands commencent à se retirer, les troupes commencent à faire mouvement, et on voit déménager les Allemands de tous les services et les femmes allemandes (on les appelait « les souris »). Le 24 au soir, le capitaine Dronne de la 2e DB est à l’hôtel de ville et le 25 août au matin, Leclerc envoie une jeep et un officier me chercher à travers les lignes. De la Préfecture de Police, je le rejoins à 8 heures du matin à la Croix-de-Berny et j’entre avec lui sur son command-car dans Paris, souvenir inoubliable et prodigieux.

Voilà, Paris est libéré, à la fois par ses soins et par la 2e DB, par Leclerc, et Paris est sauf.

Les divergences étaient ce qu’elles étaient, chacun a fait de son mieux. Nous avons été servis par la Providence, notamment le mardi et le mercredi, jour et nuit, il y a eu des orages extraordinaires, des pluies diluviennes, l’orage qui m’a sauvé la vie grâce à un éclair. Cela freine un peu ce qui se passe dans les rues.

L’action des communistes

Pendant l’été 1944, les FTP se placent dans une perspective de combats intensifs et dans la mesure où la mise en mouvement de masses plus ou moins grandes, pouvait être envisagée. Chez certains, probablement, il y avait l’idée que ça pourrait ensuite avoir quelque influence : ça n’allait pas plus loin. On ne peut pas parler de complot communiste pour prendre le pouvoir à Paris, cela n’a jamais existé, je suis formel. Dans la zone sud, il y a eu deux ou trois points sensibles, n’est-ce pas, où il se trouvait que les FTP et les membres du PC étaient tout à fait les maîtres. Alors, ils ont naturellement envisagé mais quels sont les résistants, réellement résistants, qui ont du sang, n’est-ce pas, et de l’ardeur, qui où que ce soit, n’ont pas, dans l’ivresse de l’action et puis l’ivresse de la victoire, de la délivrance, n’ont pas considéré que c’était à eux que revenait d’organiser des choses, de décider, de pouvoir…

Il se trouvait que souvent les FTP étaient très bien organisés ; cela prenait alors l’allure de Limoges. Mais il faut bien se dire une chose, c’est que nulle part en Europe où l’armée soviétique n’était pas présente, il n’y a eu possibilité éventuelle de prise de pouvoir et en France moins qu’ailleurs puisque s’il était vrai que la Résistance devait libérer Paris, elle devait participer à la libération de Paris, c’était avec les armées alliées.

Je suis très clair et très net là-dessus, le complot communiste pour prendre le pouvoir à Paris n’a pas existé. Il y a eu des comportements différents, et à certains moments divergents, parce que les points d’observation n’étaient pas les mêmes.

L’intégration des Forces Françaises de l’intérieur

L’intégration des FFI dans l’armée régulière s’est faite de différentes manières. D’abord de manière individuelle, au fur et à mesure que la 2e DB pour sa part et la 1re armée pour la sienne, avançaient. A la 2o DB, ça s’est fait par recrutements individuels. Ils passaient, ils s’arrêtaient dans une ville, ils avaient besoin de reconstituer les effectifs ; des garçons se présentaient et on les engageait pour la durée de la guerre. A la 1re armée, ça s’est passé aussi comme cela, mais ça s’était également passé dans certains cas par unités constituées par exemple la brigade Alsace-Lorraine, commandée par André Malraux, a été intégrée dans la 1re armée française en tant que telle. En octobre, il y avait déjà au moins 40 000 FFI intégrés.

On a créé une direction des FFI précisément pour prévoir comment intégrer, comment réaliser ce qu’on a appelé l’amalgame. Le 19 août, il y a un décret du gouvernement présenté et signé par André Diethelm, ministre, commissaire à la guerre, décret d’intégration des FFI aux armées, le 26 août sont édictées les règles d’intégration en application du décret, le 26 août, c’est-à-dire, au fond, le premier jour réel du fonctionnement du gouverne- ment à Paris et le 29 août est prononcée la dissolution de l’état-major national des FFI, dissolution théorique bien entendu. L’Etat est rentré dans ses foyers, si je puis dire, et le général de Gaulle tient à ce que chacun soit à sa place et fasse son travail. Ceci ne va pas aller sans difficultés, ni sans lenteurs.

Le délégué militaire national disparaît et je deviens chef d’une mission de liaison et d’inspection de l’armée dans laquelle sont réunis des officiers supérieurs, un tiers de FFI, un tiers Leclerc, un tiers de Lattre, à partir de quoi je vais dans la France entière faire circuler ces missionnaires, avec des tâches d’inspection approfondie. Quand les Allemands auront cédé, rendu les armes, je serai démobilisé et cette mission sera intégrée dans l’inspection générale de l’armée reconstituée, commandée par de Lattre. Tout cela s’est fait de manière harmonieuse.

Si la direction des FFI est dissoute le 18 janvier 1945, c’est parce qu’on estime que le problème est résolu et que, je le répète, l’Etat a repris sa place. Le COMAC cesse de se manifester.

Mon état d’esprit à l’époque était celui d’un fonctionnaire de métier, de vocation. Ce fonctionnaire avait un souci très grand, celui de la remise en marche de l’Etat à la Libération. Et je sentais bien, et là ce n’était pas une affaire spécialement communiste, qu’il y avait de la part de la Résistance auprès de laquelle j’étais en mission, une tendance très nette à dire « c’est la Résistance qui va assurer le gouvernement ». D’ailleurs, ce n’est un secret pour personne, au CNR, Georges Bidault lui-même et d’autres avec lui avaient envisagé que le CNR formerait le gouvernement et que le général de Gaulle serait chargé de mission.

Voilà pourquoi il a fallu que le Général soit le Général, pourquoi il est allé d’abord à l’hôtel de Brienne, en arrivant à Paris. J’étais très imbu de cette notion d’un Etat qui existe et cet Etat, il fallait le restaurer. Et dans mon esprit, la restauration de l’Etat, c’était de Gaulle, c’était le gouvernement d’Alger. Et tous mes camarades de la Résistance pour lesquels je me serais fait tuer, quels qu’ils fussent, devaient rentrer dans l’ordre, dans l’ordre républicain.

Il y a temps pour tout nous avions vécu une aventure prodigieuse, la France s’en était miraculeusement sauvée et, avec un Etat, pouvait tenir son rang.

X