Nous sommes arrivés au maximum à quarante dans l’Hôtel de Ville. Mais à partir du 20 août, il arrivait des gens très divers tous les jours des policiers, des gardiens de la paix, des GMR (qui sont les pères, si je puis dire, de nos CRS), des garçons des Equipes nationales, qui dans les bombardements, se rendaient sur place pour aider les familles. Je savais bien qu’au mois d’avril 44 le maréchal Pétain était venu à Paris et avait été acclamé. Je savais que tout le monde avait été pétainiste – je m’en était aperçu aussi dans mes rares périodes de liberté- et que tout le monde serait gaulliste. C’était comme cela. Compte tenu de la conjoncture, ce n’était pas à moi, là, de faire de l’épuration. Donc, j’ai accepté tout le monde, ce qui a très vite créé des problèmes. Certains jeunes et des moins jeunes, civils, ne se retenaient pas beaucoup de traiter les autres de fascistes ou d’auxiliaires du fascisme ou du nazisme. Et déjà, le mot pétainiste avait pris un sens très péjora- tif, en tout cas à ce moment-là. J’ai pris une décision, je dirais « malrausienne », parce que c’est tout de même une réminiscence de certaines pages de L’Espoir. J’ai décidé d’envoyer quelques garçons dans un grand magasin voisin, prendre toutes les combinaisons bleues qu’ils trouveraient. J’ai dû signer des papiers disant que j’avais réquisitionné. Il n’y avait alors plus de signes distinctifs d’origine, et cela a facilité les choses.
Si j’étais certain de pouvoir faire face, psychologiquement à ce qui pouvait advenir, j’avais quelques doutes sur mes capacités militaires (je n’avais pas fait mon service militaire). Alors, à une réunion en petit nombre j’ai demandé s’il y avait un officier de réserve. Un homme a levé la main, je lui ai demandé son nom : Kosciusko-Morizet. Et je l’ai prié d’établir un plan de tir.
D’autre part, je n’ai jamais eu une très bonne voix mais, ce jour-là, j’avais une extinction de voix complète ; j’ai donc cherché quelqu’un qui puisse être près de moi et répéter ce que j’aurais à dire. Mon choix est tombé sur un jeune homme dont le nom ne me disait rien ; il s’appelait Gérard Philipe ! « Ecoute, tu es auprès de moi. Je parle comme je parle, et tu répètes la même chose. Tu ne dis pas : « il dit que vous devriez ». Tu dis : « vous devez ».
Extrait de « La libération de Paris », par Roger Stéphane, revue Espoir n°98