À 3 heures de l’après-midi, j’arrive à l’Arc de triomphe. Parodi et Le Troquer, membres du gouvernement, Bidault et le Conseil national de la Résistance, Tollet et le Comité parisien de la libération, des officiers généraux : Juin, Koenig, Leclerc, d’Argenlieu, Valin, Bloch-Dassault, les préfets Flouret et Luizet, le délégué militaire Chaban- Delmas, beaucoup de chefs et de combattants des forces de l’intérieur, se tiennent auprès du tombeau. Je salue le Régiment du Tchad, rangé en bataille devant l’Arc et dont les officiers et les soldats, debout sur leurs voitures, me regardent passer devant eux, à l’Étoile, comme un rêve qui se réalise. Je ranime la flamme. Depuis le 14 juin 1940, nul n’avait pu le faire qu’en présence de l’envahisseur. Puis, je quitte la voûte et le terre-plein. Les assistants s’écartent. Devant moi, les Champs-Élysées.

Ah ! C’est la mer ! Une foule immense est massée de part et d’autre de la chaussée. Peut-être deux millions d’âmes. Les toits aussi sont noirs de monde. A toutes les fenêtres s’entassent des groupes compacts, pêle-mêle avec des drapeaux. Des grappes humaines sont accrochées à des échelles, des mâts, des réverbères. Si loin que porte ma vue, ce n’est qu’une houle vivante, dans le soleil, sous le tricolore.

Je vais à pied. Ce n’est pas le jour de passer une revue où brillent les armes et sonnent les fanfares. Il s’agit, aujourd’hui, de rendre à lui-même, par le spectacle de sa joie et l’évidence de sa liberté, un peuple qui fut, hier, écrasé par la défaite et dispersé par la servitude. Puisque chacun de ceux qui sont là a, dans son cœur, choisi Charles de Gaulle comme recours de sa peine et symbole de son espérance, il s’agit qu’il le voie, familier et fraternel, et qu’à cette vue resplendisse l’unité nationale. Il est vrai que des états-majors se demandent si l’irruption d’engins blindés ennemis ou le passage d’une escadrille jetant des bombes ou mitraillant le sol ne vont pas décimer cette masse et y déchaîner la panique. Mais moi, ce soir, je crois à la fortune de la France. Il est vrai que le service d’ordre craint de ne pouvoir contenir la poussée de la multitude. Mais je pense, au contraire, que celle-ci se disciplinera. Il est vrai qu’au cortège des compagnons qui ont qualité pour me suivre se joignent, indûment, des figurants de supplément. Mais ce n’est pas eux qu’on regarde. Il est vrai, enfin, que moi-même n’ai pas le physique, ni le goût, des attitudes et des gestes qui peuvent flatter l’assistance. Mais je suis sûr qu’elle ne les attend pas.

Je vais donc, ému et tranquille, au milieu de l’exultation indicible de la foule, sous la tempête des voix qui font retentir mon nom, tâchant, à mesure, de poser mes regards sur chaque flot de cette marée afin que la vue de tous ait pu entrer dans mes yeux, élevant et abaissant les bras pour répondre aux acclamations. Il se passe, en ce moment, un de ces miracles de la conscience nationale, un de ces gestes de la France, qui parfois, au long des siècles, viennent illuminer notre Histoire. Dans cette communauté, qui n’est qu’une seule pensée, un seul élan, un seul cri, les différences s’effacent, les individus disparaissent. Innombrables Français dont je m’approche tour à tour, à l’Étoile, au Rond-Point, à la Concorde, devant l’Hôtel de Ville, sur le parvis de la Cathédrale, si vous saviez comme vous êtes pareils ! Vous, les enfants, si pâles ! qui trépignez et criez de joie ; vous, les femmes, portant tant de chagrins, qui me jetez vivats et sourires ; vous, les hommes, inondés d’une fierté longtemps oubliée, qui me criez votre merci ; vous, les vieilles gens, qui me faites l’honneur de vos larmes, ah ! comme vous vous ressemblez ! Et moi, au centre de ce déchaînement, je me sens remplir une fonction qui dépasse de très haut ma personne, servir d’instrument au destin.

Mais il n’y a pas de joie sans mélange, même à qui suit la voie triomphale. Aux heureuses pensées qui se pressent dans mon esprit beaucoup de soucis sont mêlés. Je sais bien que la France tout entière ne veut plus que sa libération. La même ardeur à revivre qui éclatait, hier, à Rennes et à Marseille et, aujourd’hui, transporte Paris se révélera demain à Lyon, Rouen, Lille, Dijon, Strasbourg, Bordeaux. Il n’est que de voir et d’entendre pour être sûr que le pays veut se remettre debout. Mais la guerre continue. Il reste à la gagner. De quel prix, au total, faudra-t-il payer le résultat ? Quelles ruines s’ajouteront à nos ruines ? Quelles pertes nouvelles décimeront nos soldats ? Quelles peines morales et physiques auront à subir encore les Français prisonniers de guerre ? Combien reviendront parmi nos déportés, les plus militants, les plus souffrants, les plus méritants de nous tous ? Finalement, dans quel état se retrouvera notre peuple et au milieu de quel univers ?

Il est vrai que s’élèvent autour de moi d’extraordinaires témoignages d’unité. On peut donc croire que la nation surmontera ses divisions jusqu’à la fin du conflit ; que les Français, s’étant reconnus, voudront rester rassemblés afin de refaire leur puissance ; qu’ayant choisi leur but et trouvé leur guide, ils se donneront des institutions qui leur permettent d’être conduits. Mais je ne puis, non plus, ignorer l’obstiné dessein des communistes, ni la rancune de tant de notables qui ne me pardonnent pas leur erreur, ni le prurit d’agitation qui, de nouveau, travaille les partis. Tout en marchant à la tête du cortège, je sens qu’en ce moment même des ambitions me font escorte en même temps que des dévouements. Sous les flots de la confiance du peuple, les récifs de la politique ne laissent pas d’affleurer.

À chaque pas que je fais sur l’axe le plus illustre du monde, il me semble que les gloires du passé s’associent à celle d’aujourd’hui. Sous l’Arc, en notre honneur, la flamme s’élève allègrement. Cette avenue, que l’armée triomphante suivit il y a vingt-cinq ans, s’ouvre radieuse devant nous. Sur son piédestal, Clemenceau, que je salue en passant, a l’air de s’élancer pour venir à nos côtés. Les marronniers des Champs- Élysées, dont rêvait l’Aiglon prisonnier et qui virent, pendant tant de lustres, se déployer les grâces et les prestiges français, s’offrent en estrades joyeuses à des milliers de spectateurs. Les Tuileries, qui encadrèrent la majesté de l’État sous deux empereurs et sous deux royautés, la Concorde et le Carrousel qui assistèrent aux déchaînements de l’enthousiasme révolutionnaire et aux revues des régiments vainqueurs ; les rues et les ponts aux noms de batailles gagnées; sur l’autre rive de la Seine, les Invalides, dôme étincelant encore de la splendeur du Roi-Soleil, tombeau de Turenne, de Napoléon, de Foch ; l’Institut, qu’honorèrent tant d’illustres esprits, sont les témoins bienveillants du fleuve humain qui coule auprès d’eux. Voici, qu’à leur tour le Louvre, où la continuité des rois réussit à bâtir la France ; sur leur socle, les statues de Jeanne d’Arc et de Henri IV ; le palais de Saint-Louis dont, justement, c’était hier la fête ; Notre-Dame, prière de Paris, et la Cité, son berceau, participent à l’événement. L’Histoire, ramassée dans ces pierres et dans ces places, on dirait qu’elle nous sourit. Mais, aussi, qu’elle nous avertit. Cette même Cité fut Lutèce, subjuguée par les légions de César, puis Paris, que seule la prière de Geneviève put sauver du feu et du fer d’Attila. Saint-Louis, croisé délaissé, mourut aux sables de l’Afrique. À la porte Saint-Honoré, Jeanne d’Arc fut repoussée par la Ville qu’elle venait rendre à la France. Tout près d’ici, Henri IV tomba victime d’une haine fanatique. La révolte des Barricades, le massacre de la Saint-Barthélemy, les attentats de la Fronde, le torrent furieux du 10 août, ensanglantèrent les murailles du Louvre. A la Concorde, roulèrent sur le sol la tête du roi et celle de la reine de France. Les Tuileries virent le naufrage de la vieille monarchie, le départ pour l’exil de Charles X et de Louis-Philippe, le désespoir de l’Impératrice, pour être finalement mis en cendres, comme l’ancien Hôtel de Ville. De quelle désastreuse confusion le Palais-Bourbon fut-il fréquemment le théâtre ! Quatre fois, en l’espace de deux vies, les Champs-Élysées durent subir l’outrage des envahisseurs défilant derrière d’odieuses fanfares. Paris, ce soir, s’il resplendit des grandeurs de la France, tire les leçons des mauvais jours.

Mémoires de guerre

X