Nous sommes habitués à une scansion classique des relations internationales au 20ème siècle : la « Belle époque » (avant 1914), la première guerre mondiale (1914-19), l’entre-deux-guerres (1919-39), la seconde guerre mondiale (1939-45), la guerre froide (1945-91), la décennie de l‘hyperpuissance (supposée) des Etats-Unis (1991-2001), la guerre globale au terrorisme et l’émergence du duel pour l’hégémonie entre Américains et Chinois (2001-21). Etabli au fur et à mesure qu’une phase chassait l’autre par ceux qui venaient de la vivre (et parfois d’y survivre), ce découpage canonique méritait d’être interrogé. C’est chose faite avec brio dans cet ouvrage qui s’impose d’ores et déjà comme une référence. 

Non pas, bien entendu, que de nouveaux événements aient été découverts au point que la trame chronologique s’en trouve bouleversée. Mais plutôt que l’angle de vue a (trop) longtemps été centré sur l’occident et donc que des inflexions pourtant majeures ont été mal perçues sur le moment dans le foisonnement de l’actualité. Un exemple parmi d’autres : le pivot 1979-80, riche d’évolutions aux conséquences encore agissantes. Ce décentrement du regard, Pierre Grosser l’avait déjà pratiqué avec profit dans L’histoire du monde se fait en Asie paru en 2019. Cette fois-ci, comme superviseur d’une équipe internationale de chercheurs francophones et anglophones, il applique la démarche à l’échelle planétaire. Cette vision globale, on la retrouve notamment dans les abondantes bibliographies qui clôturent chacun des chapitres où se retrouve le meilleur de l’historiographie française (Soutou, Frank, Vaïsse, Laurens). 

La première et principale surprise est une proposition de découpage décennal qui semble trop simple pour être pertinent. Et pourtant ! La lecture de la préface s’avère à cet égard très stimulante, explicitant tant les débuts que les fins de décennies. Pierre Grosser y jongle avec les dates et prépare ainsi le lecteur à suivre ce nouveau séquençage, que chaque auteur aura mission de déployer avec sa propre approche : un suivi purement chronologique (par exemple la décennie 1910 traitée par Carl Bouchard), une démarche par secteur géographique (il en est ainsi de la décennie 1970 rédigée par Lorenz M. Lüthi), ou les deux en même temps. Certaines configurations ou notions géopolitiques, que l’on pourrait croire ultra contemporaines, retrouvent leur matrice : ainsi du « Sud global », qu’on accole aujourd’hui au groupe des BRICS élargi et dont Justine Faure montre l’apparition dans la décennie 1940 : ces solidarités Sud-Sud vont s’affirmer à partir de 1947-48 grâce à l’action de l’Inde indépendante et de l’activisme plus général des pays du Sud au sein de l’ONU (page 465). On appréciera l’accueil, dans cette histoire des relations internationales, de considérations relevant de l’économique, du social, du culturel : le chapitre consacré à la décennie 1960 (sous la plume de Samir Saul) fait une belle place à ce qu’il appelle « les évolutions sous-jacentes ». Notons que c’est à cet auteur que l’on doit une synthèse claire et commode de la politique étrangère du général de Gaulle (pages 631 à 634). 

L’ouvrage s’achève sur les années 2020 à 2023. En un ultime et percutant paragraphe, Pierre Grosser livre la quintessence de cette aventure éditoriale en dressant des parallèles entre hier et aujourd’hui. Aux tenants d’un monde roulant vers l’abîme, menacé de tomber dans quelque « piège de Thucydide » (Graham Allison), il rappelle que le pire n’est pas sûr : il n’est donc pas interdit de considérer que l’optimisme n’est pas nécessairement une illusion (page 1220). 

Franck ROUBEAU