Les journées de mai 1968 à l’Elysée et leur épilogue

par Xavier de La Chevalerie

Tout a été écrit, notamment par Jean Lacouture dans le 3e volume de son remarquable ouvrage « Le Souverain », sur ce que furent les dernières années du général de Gaulle à l’Elysée, et notamment sur les événements de mai 1968.

La crise, je crois, ne l’avait pas extrêmement surpris. Il avait été sensible aux propos rapportés par M. Viansson-Ponté qui, reprenant des mots de Lamartine, en 1948, avait écrit quelques semaines plus tôt dans le monde : « La France s’ennuie ».

Mais l’ampleur et le caractère sans précédent du drame le laissèrent désemparé. Il penchait pour le recours à des solutions de force et s’irritait contre la tendance de ses ministres à ne pas brusquer les choses.

On avait le sentiment que le régime et la personne du général de Gaulle étaient remis en cause par une poignée de meneurs exaltés que rien ne retenaient plus.

Je me souviens que ma secrétaire me disait qu’elle avait Cohn-Bendit au téléphone qui souhaitait parler au général de Gaulle. « Il tient des propos insultants, ajoutait-elle, que dois-je faire ? ». Je lui répondis simplement : « Raccrochez ! ».

Les événements perturbèrent bien évidemment la vie à l’Elysée. Le rythme n’était plus le même. Après avoir dîné dans son appartement avec Madame de Gaulle, le Général retournait à son bureau. Sans doute ne parvenait-il pas à trouver le sommeil et au matin ses traits accusaient la fatigue.

Je me rappelle ces soirées où il convoquait le Premier ministre ainsi que les membres du gouvernement directement impliqués dans le drame qui se jouait. Cette nuit où il se posa la question de savoir s’il allait ou non entreprendre en de telles circonstances son voyage à Bucarest. Je me rappelle aussi les pressions qui s’exerçaient sur moi lorsqu’il se trouvait en Roumanie alors que j’étais en contact avec Bernard Tricot qui l’accompagnait. Les coups de téléphone se succédaient. D’une part, M. Michel Debré souhaitait que le Général rentrât d’urgence en France : « Là-bas, ils chantent la Marseillaise, mais ici on chante l’Internationale ».

D’autre part, M. Pompidou plaidait pour que le Général n’écourte pas sa visite.

Il y eut aussi bien sûr l’équipée de Baden au sujet de laquelle je me bornerai à mentionner ce dont j’ai été témoin. Le 29 mai à 7 heures du matin, le Général me demandait de venir le voir à son appartement. Il paraissait accablé, devenu en quelques jours un vieillard : « Je suis crevé, éreinté, me dit-il ; je pars me reposer et dormir un peu à Colombey. Présentez mes excuses à M. de Courcel ; je ne pourrai le recevoir aujourd’hui à déjeuner comme nous en étions convenus ».

Quelques heures plus tard, le Général tenait le même langage à Bernard Tricot en lui indiquant que le Conseil des ministres était reporté au lendemain, jeudi à 15 heures, après le bref séjour à Colombey qu’il avait décidé de faire avec Madame de Gaulle ; il lui demandait de prévenir le Premier ministre. C’était là, si je me souviens bien, les seules indications que nous avions, Tricot et moi, et dont nous nous étions mutuellement informés.

J’ignorais alors que le Général avait confié une autre mission au Chef d’état-major particulier, le général Lalande, et qu’il y avait eu un entretien avec son gendre, le général de Boissieu. Aussi bien, je ne saurai dire si, en quittant l’Elysée, le Général avait effectivement l’intention de créer un suspense par son absence et de provoquer ainsi un choc dans l’opinion ou s’il s’agissait pour lui de s’assurer sur place de la fidélité de l’armée à sa personne.

Peut-être les deux étaient-ils vrais, sans exclure cependant, qu’à un moment le Général eut cédé à l’abattement et pensé tout abandonner.

Une des complications que nous vivions souvent à l’Elysée tenait en ceci que le Général tenait parfois des propos dans le secret à l’un de ses collaborateurs, en lui demandant expressément de n’en faire par à personne, y compris aux autres membres de son entourage ; nous ne pouvions évidemment qu’obtempérer. On avait parfois l’impression qu’il s’agissait pour lui, dans le cadre d’un plan mûrement conçu, de n’informer que partiellement l’un ou l’autre tout en demandant la confidence à chacun. Dans ces conditions, il était difficile de déceler ses véritables intentions.

Toujours est-il qu’au fil des heures, alors que vers la fin de la matinée, nous étions avertis que l’hélicoptère du Général ne s’était pas posé à Colombey, nous vivions, Tricot et moi, dans un état d’anxiété croissante. L’hélicoptère du Général aurait pu avoir un accident, mais alors la gendarmerie nous eût prévenus. Et revenaient du rez-de-chaussée de l’Elysée des indications singulières.

« Madame a fait ses bagages et la famille s’apprête à partir » me disait un valet de chambre. J’en étais arrivé à me demander si le Général n’avait pas choisi de quitter l’Elysée en mettant ses enfants à l’abri, alors qu’était envisagée, à partir de la Bastille, le même jour, une manifestation monstre animée par le parti communiste qui eûr pu déferler sur le palais présidentiel. Pour ma part, tout en comprenant les raisons qui pouvaient conduire le Général, comme tout chef de famille, à trouver un refuge pour ses proches, je n’appréciais pas cette hypothèse. Elle laissait supposer qu’il avait décidé de partir sans esprit de retour immédiat, ce qui, lorsque les faits seraient connus, eût jeté le trouble dans les esprits. Le Général ne s’était-il pas délibérément placé à la tête des armées comme certains avaient pu l’y inciter pour provoquer un mouvement de reprise en main par les militaires ? Rien n’est venu étayer cette hypothèse. Les heures se succédaient sans que rien ne vînt nous rassurer. Le bruit s’était bien sûr répandu à Matignon de la disparition du Général.

Des informations nous revenaient selon lesquelles celle-ci avait provoqué un certain flottement dans l’entourage du Premier ministre qui, face à une situation sans précédent, avait pris l’attache de M. Gorse, ministre de l’Information, pour lui demander de prévoir, le cas échéant à la télévision, une adresse à la Nation. Demande à laquelle M. Gorse, cherchant à faire traîner les choses, ne s’était pas pressé d’accéder.

Pour sa part, Tricot m’avait dit qu’il convenait de prévenir le colonel Laurent, commandant du Palais, de répondre à M. Monnerville, alors président du Sénat, au cas où celui-ci se présenterait à l’Elysée en arguant de la « vacance du pouvoir ». ce n’est que vers 18 heures que le Général, revenu de son expédition à Baden, appelait Tricot au téléphone. Tricot était dans mon bureau. Je me rappelle comment, avec le plus grand respect mais avec fermeté, il avait dit au Général apparemment embarrassé et peut-être un peu penaud : « Mon Général, il y a des choses qu’on ne fait pas ».

On sait ce que fut, après la vibrante déclaration du Général, la marche sur les Champs-Elysées où se signalèrent des anciens de la 2e DB, sous l’impulsion notamment de leur président, Philippe Peschaud. Cela lui fut un réconfort, alors que, seul dans son bureau, il s’était placé à la fenêtre d’où il entendait monter vers lui les cris d’une foule ardente et que son aide de camp, le commandant Tallon, lui disait : «  Tout cela, c’est pour vous, mon Général ». Ce à quoi il avait répondu : « Si ce n’était que pour moi ! ».

Ces propos furent rapportés par un de mes collaborateurs du service de presse à un journaliste. Le Général voulut alors savoir le nom de celui qui s’était rendu coupable de cette indiscrétion et me déclara qu’il devrait quitter l’Elysée. Avec l’accord de Tricot, je m’abstins et le Général ne revint plus par la suite sur ce sujet.

Le départ de M. Pompidou et la nomination de M. Couve de Murville

On a beaucoup écrit – et cela est assurément vrai – que le Général et M. Pompidou ne partageaient pas la même conception concernant la participation. On a fait valoir que c’était là une des raisons qui avait conduit le Général à souhaiter le départ de M. Pompidou.

En fait, le Général avait vivement insisté, et au moins à deux reprises, pour que M. Pompidou demeure au gouvernement. Mais M. Pompidou s’était dérobé en excipant de sa fatigue, qui était réelle ; à cela le Général avait répondu, non sans quelque cynisme : « Il suffit qu’il prenne un week-end ou une semaine de repos, et il sera rétabli ».

La persistance du refus de M. Pompidou avait conduit le Général à chercher une autre personnalité et pendant ce temps, il avait joué avec l’idée de prendre M. Robert Galley, gendre du général Leclerc, alors ministre de l’Equipement. Il voyait en lui un homme neuf, un homme jeune qui, indépendamment de sa qualité de compagnon de la Libération, avait fait ses preuves en construisant l’usine de Pierrelatte. Puis, il avait renoncé. Ses vues se portèrent alors sur M. Couve de Murville et il me demanda de convoquer celui-ci très tard dans la soirée à l’Elysée, en me priant de ne parler à personne de cette entrevue. J’introduisis moi-même le visiteur par la grille du Coq, à l’autre bout du parc vers 10 heures du soir puis, faisant office d’aide de camp, je le conduisis auprès du Général. Il en sortit quelques minutes plus tard en indiquant qu’il souhaitait me parler.

Loin de paraître heureux de l’honneur qui lui était fait, il me donnait l’impression d’un homme accablé par la charge dont il venait d’être investi. Mais l’entretien tourna court car le Général me sonna presque immédiatement pour me dire : « Eh bien voilà ! M. Couve de Murville est Premier ministre. Maintenant éteignons les lumières ».

Et j’avais raccompagné le Général à son appartement, surpris une fois que je l’eus quitté de l’entendre derrière moi revenir sur ses pas et procéder lui-même, un par un, à l’extinction des globes lumineux qui jalonnaient le long couloir allant jusqu’à son appartement privé.

Et voici que le lendemain matin, M. Pompidou faisait savoir à Bernard Tricot qu’il avait finalement décidé d’accéder à la demande du Général et se résignait à reprendre ses fonctions. Et Tricot, qui un moment, m’en avait voulu de ne pas l’avoir prévenu, tout en comprenant que j’étais lié par le secret, s’était entendu répondre par le Général : « C’est trop bête, il est trop tard. Je viens de proposer le poste à M. Couve de Murville ».

Le référendum du 29 avril 1969

Si le Général avait finalement cédé à l’insistance de M. Pompidou pour la dissolution de l’Assemblée et le recours à de nouvelles élections, il avait, si je puis dire, un référendum rentré. Il avait le sentiment que le fil était coupé entre lui et le peuple français et était résolu, quels que fussent les avis négatifs qu’il recueillait, à s’adresser directement à la Nation.

Pour ma part, je m’en souviens, je n’hésitai pas à lui dire un soir : « Pourquoi donc, mon Général, recourir au référendum ? Après les troubles du mois de mai et les élections triomphales qui viennent d’avoir lieu, les Français ne comprendraient pas que l’on vienne de nouveau les appeler aux urnes alors que le calme et la sérénité sont revenus dans les esprits ».

J’avais même utilisé l’expression : « Pourquoi donc les titiller en les consultant sur un texte qui, mélangeant les genres : la décentralisation et la réforme du Sénat, n’était guère de nature à recueillir la compréhension ni à soulever l’ebnthousiasme ».

Cependant, au fil des jours, alors qu’approchait la date du référendum, j’eus l’impression que le Général hésitait et qu’il avait peut-être envisagé, un moment, d’y renoncer. Il ne pouvait pas être indifférent aux conseils qui lui étaient donnés à cet égard, notamment je crois par M. Michel Debré ; mais d’autre part, il ne pouvait concevoir que « le pouvoir recule après avoir annoncé une telle entreprise ». Toujours est-il que, même si au plus profond de lui-même, il ne désespérait pas de l’issue de la consultation, il ne se faisait pas trop d’illusions.

Quelques jours avant la date du référendum, il m’avait demandé de lui procurer un Guide bleu sur l’Irlande et s’était enquis de savoir si notre ambassadeur à Dublin, Emmanuel d’Harcourt, qui venait d’être nommé à ce poste, avait déjà présenté ses lettres de créances. Le jour-même, c’est-à-dire le vendredi soir précédant le référendum, alors qu’il quittait l’Elysée pour ne plus y revenir, il descendit de sa voiture pour serrer la main du commandant du Palais, le colonel Laurent, ce qu’il ne faisait jamais – marquant ainsi que dans on esprit, il pouvait bien s’agir d’un adieu définitif.

Je revois cette nuit sinistre du 28 avril 1969 où, hommes et femmes de la Maison du Général, nous étions tous rassemblés à l’Elysée pour suivre devant les écrans les résultats du référendum. Au fur et à mesure que s’inscrivaient sur les tableaux les chiffres qui témoignaient de l’échec, les visages s’allongeaient. Certains pleuraient, conscients qu’une page était définitivement tournée, avec une pensée émue pour le chagrin et la peine que pouvait ressentir dans la brume de Colombey le général de Gaulle.

Il fallut alors dans la nuit procéder au déménagement, rue de Solférino, des archives personnelles du Général. Nombre de documents avaient été entassés depuis plus de dix ans dans l’étroit cagibi qui jouxtait le bureau du directeur de cabinet. Et je me souviens que, à notre grande surprise, nous avions découvert, Pierre-Louis Blanc et moi,  dans un paquet, le manuscrit de La Condition humaine d’André Malraux. Celui-ci devait par la suite nous en confirmer l’authenticité. M. René Brouillet, alors qu’il était directeur du cabinet du Général, l’avait trouvé par hasard sur les quais et s’en était porté acquéreur pour le compte du Général. Celui-ci qui n’en gardait pas le souvenir, avait prié Pierre-Louis Blanc de le remettre à la Bibliothèque nationale sans qu’il fût mentionné que c’était un don de sa part.

Il nous fallait alors prendre toutes dispositions pour que, selon les instructions du Général, soient transportées au plus vite rue de Solférino les archives personnelles du chef de l’Etat. C’était une tâche considérable et, malgré tous nos efforts au cours de la nuit et de la matinée qui suivit, ce fut dans le plus grand désordre que, camion par camion, des centaines de cartons y furent chargés.

Pour ma part, le Général m’avait dit quelques jours plus tôt de brûler toutes les notes ou papiers en possession du directeur de cabinet, qui dans l’ensemble portaient moins sur les affaires de l’Etat que sur la vie et la personne du Général. Je m’y employai pendant plusieurs heures le lendemain dans la cave de l’immeuble de la rue de Solférino, conscient de l’intérêt de ces documents qui témoignaient notamment de l’aide que le Général, avec la plus grande discrétion, avait au fil des ans depuis juin 1940 apporté à ceux qui s’étaient adressés à lui dans le malheur ou l’adversité.

 

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