Témoignage de Pierre Tallon

Après s’être imposé trente ans de réserve, le colonel Pierre Tallon, ancien aide de camp du général de Gaulle (1968-1969) entrouvre ses carnets de route pour la revue Espoir. Il le fait avec sérénité, dit-il, pour que l’on ne puisse plus, à l’avenir, décrire d’une façon fantaisiste ou éhontée, des faits et des propos qu’il est seuls à pouvoir rapporter.

Jeudi 30 mai – A l’Elysée

J’ai assuré la permanence la nuit dernière. Les appels téléphoniques et les télex se sont succédés jusqu’à une heure avancée et j’ai mal dormi. La manifestation d’hier s’est pourtant bien terminée et la dislocation n’a pas donné lieu aux débordements que nous appréhendions.

A 12h. 25, le Général et madame de Gaulle sont de retour. La poignée de main du chef de l’Etat est ferme et son œil bien plus vif qu’hier matin. Je le trouve rajeuni. Madame de Gaulle, par contre, me semble fatiguée.

Il est 14h. 30 lorsque le Premier ministre est annoncé. Je descends l’accueillir.

  • Comment est-il ?
  • Très bien.
  • Tant mieux !

Le ton est cassant, quelque peu acerbe. Habituellement, Georges Pompidou est plus affable.

Lorsque quelques instants plus tard, le Général et son Premier ministre traversent notre bureau pour se rendre au Conseil, je remarque une certaine raideur dans l’attitude du premier et une contrariété mal contenue chez le second. Qu’ont-ils bien pu se dire ?

Une manifestation de soutien au Général a été organisée à Paris pour la fin de cet après-midi. Jacques Foccart veut voir le Général dès la fin du Conseil. Il l’attend dans notre bureau, manifestement inquiet. Il craint qu’il y ait peu de monde comparativement à celle d’hier et que ça fasse « miteux ».

Le Conseil nous surprend par sa brièveté. La sortie des ministres me fait penser à une récréation. Ils sont arrivés l’air soucieux. Ils repartent pour la plupart détendus et souriants. Ils laissent la place à une petite équipe de l’ORTF car le Général va s’adresser une fois de plus au pays. Comme son allocution est un impromptu et qu’il souhaite être entendu par un maximum de nos compatriotes, il préfère utiliser la radio plutôt que la télévision.

Vers 16 h., le Général m’appelle. Il me demande de faire entrer le technicien preneur de son, afin qu’il installe le micro et ajoute qu’il ne veut voir que nous dans son bureau. Je crois nécessaire de lui dire que le ministre de l’Information, Georges Gorse, est à côté et qu’il insiste pour assister à l’enregistrement.

  • Je vous ai dit personne.

Il relit à voix basse le texte qu’il vient de rédiger. Il le rectifie, barre un mot, en griffonne un autre, nous regarde et dit :

  • Allons-y !

Le ton est ferme. La colère sourde qui doit être en lui depuis ces derniers jours s’extériorise enfin et… il s’en étrangle ! Je me précipite pour lui donner un verre d’eau d’Evian qu’il avait refusé de garder sur son bureau et je lui propose une cuillerée de sirop Euphon. Il ne la refuse pas et me chuchote :

  • D’où sortez-vous ça ? – Allez, reprenons.

Il s’éclaircit la voix, saisit le micro puis le relâche.

  • Etant le détenteur de la légitimité nationale et républicaine, j’ai envisagé, depuis vingt-quatre heures, toutes les éventualités, sans exception, qui me permettraient de la maintenir. J’ai pris mes résolutions…

Son poing droit martèle le bureau. C’est à la fois pathétique et magique. Nous ne sommes que deux à pouvoir témoigner de cet instant. Nous avons devant les yeux « l’homme du 18 juin », j’en suis sûr. Pourquoi a-t-il attendu si longtemps pour remettre les pendules à l’heure ? La magie de son verbe devrait galvaniser tous ceux qui, depuis trois semaines, regardent sans comprendre la France se diluer dans une situation absurde. Mais que fait de Gaulle ? dit-on souvent autour de moi.

A 17h. 30, cinquante mille personnes au moins sont massées devant la grille du Coq et hurlent : « De Gaulle, tu n’es pas seul ».

A 18H., la place de la Concorde est noire de monde. Christian Fouchet, très excité, me téléphone pour que je dise sans tarder au Général que ça dépasse Vincennes. Le sentant fébrile, je lui promets de transmettre immédiatement le message. Vincennes, qu’est-ce que ça veut dire ?

J’entre dans son bureau et tout de suite, à ma droite, je vois la haute silhouette du Général penchée vers la fenêtre centrale. D’une main malhabile, il cherche à l’ouvrir.

  • Vous tombez bien. Je ne sais pourquoi mais avec moi cela ne fonctionne jamais.

En ouvrant la baie, je lui répète ce que vient de me dire le ministre de l’Intérieur mais cela n’a pas l’air de l’émouvoir. Il cherche à saisir ce qui se passe au bout du parc, de l’autre côté des grilles. La distance et els arbres ne permettent pas de voir grand-chose mais la rumeur est assez forte pour qu’il l’entende.

  • On dirait que Foccart a gagné son pari et qu’il y a beaucoup de monde sur les Champs-Elysées !
  • Oui mon Général, et j’en suis heureux pour vous.
  • Oh ! vous savez, si ce n’était que pur moi, cela n’aurait guère d’importance. Que disent-ils ?
  • Ils crient Vive de Gaulle !
  • Oui, bien sûr.

Et le dos las, il retourne s’asseoir devant quelques dossiers qui lui restent à examiner.

Dans notre bureau, le commandant Flohic tente d’évaluer autant que faire se peut l’importance de la manifestation et Thierry Kaepplin, chargé de mission au service de presse de l’Elysée me questionne :

  • Alors que fait-il ? Que dit-il ?

Je lui rapporte les propos du Général et nous nous félicitons tous les trois de la tournure que prennent les événements depuis ces dernières vingt-quatre heures. La situation est encore confuse mais l’évolution importante que nous décelons réside dans un changement de ton. Le Général semble vouloir prendre les affaires intérieures en main et ne plus laisser le laxisme être la doctrine de son gouvernement.

Vers 19h., c’est la mariée humaine qui remonte l’avenue en agitant des drapeaux tricolores et en chantant l’hymne national.

Ayant un nouveau message à lui communiquer, je le retrouve devant la fenêtre entrouverte mais cette fois avec Madame de Gaulle. Le spectacle de ce couple âgé, écoutant aujourd’hui leur nom acclamé après l’avoir entendu hier traîné aux gémonies, m’émeut.

Il est une heure du matin. Le Général a travaillé tard. Passé 21h., il s’entretenait encore avec René Capitant. En raison des événements, je passe une deuxième nuit à l’Elysée mais je tarde à m’endormir. Des groupes de jeunes et de moins jeunes viennent chanter la Marseillaise et klaxonner sous mes fenêtres. De plus, aux informations de 23h., j’ai entendu le commentaire d’Europe 1 répéter mot pour mot mon court dialogue avec le Général. Qui a pu le communiquer à l’extérieur de la « Maison » ? Ce n’est sûrement pas le commandant Flohic. Cela ne peut être que Kaepplin qui, par ses fonctions, est en contact avec les journalistes. Si quelqu’un rapporte ce bavardage au Général, je pourrais boucler mon sac. Ne faudrait-il pas mieux que ce soit moi qui lui en parle le premier ?

Bien évidemment, il n’y a rien de désobligeant dans les propos rapportés mais je risque de passer pour un bavard. J’aviserai demain matin.

Vendredi 31 mai 1968

François Flohic, qui connaît bien les réactions du Général, me conseille d’attendre et de convoquer Kaepplin pour entendre sa version. Ce dernier est aussi ennuyé que moi de l’ampleur de la diffusion d’un propos pourtant sans importance et sans conséquences politiques. Il l’a répété, c’est vrai, au représentant de l’AFP à l’Elysée. La suite, on la devine aisément. Les journalistes, traumatisés par le voyage éclair du Général à Baden, sont à l’écoute de ses moindres paroles et à l’affût de ses moindres gestes. Ce matin, toutes les radios et tous les quotidiens relatent la manifestation d’hier et les commentaires du Général à son aide de camp. a va sûrement barder pour mon matricule.

La matinée se passe sans qu’il me fasse la moindre allusion. Je lui présente comme tous les matins la revue de presse et les parapheurs qui transitent par notre bureau. Il est aussi aimable avec moi aujourd’hui qu’il l’était hier. Après le départ du Premier ministre, je lui apporte ses journaux et j’hésite un instant. Est-ce le bon moment pour lui parler ? Il écrit une lettre. Sa plume s’immobilise. Il me regarde par-dessus ses verres-loupes, esquisse un sourire et me dit : « Je vous remercie ».

  • Alors, me dit le commandant Flohic, c’est fait ? Hélas non.

L’après-midi s’étire sans que je trouve un moment propice pour libérer ma conscience. Georges Pompidou, Roger Frey, puis le journaliste Michel Droit se succèdent. Il est à peine 19h. 30 lorsque le Général m’appelle. La dernière page de la huitième édition de France-Soir est étalée sur son bureau avec une grande photo de la foule des Champs-Elysées et un titre énorme :

  • « Ils étaient un million – C’est pour vous mon Général – Si ce n’était que pour moi… »

Il est debout derrière son bureau et regarde, semble-t-il, ; avec beaucoup d’intérêt la photo du journal. Je m’immobilise, attendant qu’il veuille bien rompre le silence. Un silence qui pèse de plus en plus lourd.

  • Alors ! J’ai l’impression que vous voulez me parler ? Je vous écoute.

Je reconnais avoir été imprudent. Je ne pensais pas que cette information sortirait de sa Maison et je lui présente mes excuses pour cette faute.

Il hoche la tête puis il me demande, en mettant le doigt sur le titre du journal, par qui et comment cela est arrivé aux oreilles des journalistes.

  • Ne tergiversez pas. Répondez-moi.

Il m’écoute et me dit qu’il ne souhaite pas que ses aides de camp aient des relations avec les journalistes, même s’il reconnaît qu’il y en a quelques-uns de bons. Il ajoute qu’il faudra à l’avenir me méfier de tout le monde, y compris dans cette Maison. Il replie son journal, me dit au revoir comme si rien ne s’était passé et regagne ses appartements.

Ouf ! Je pense que cet incident est clos et je suis soulagé que le Général ne lui accorde pas plus d’importance qu’il n’en mérite.

 

 

 

 

 

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