« Tous voyaient la révolution à nos portes, je ne voyais rien du tout »

par André Bergeron*

*Secrétaire général de Force ouvrière, 1963-1989

Entretien du 8 décembre 1994 donné à la Fondation Charles de Gaulle

 Dès 1967, on a l’impression que les choses commencent à se dégrader. Il y a un point intéressant : en avril 68, vous voyez Pompidou et vous lui proposez d’augmenter le SMIG.

Je lui dis : « Vous devriez augmenter le salaire minimum. Il me répond : « Socialement vous avez raison mais si je le fais, je vais accroître les difficultés des petites et moyennes entreprises installées dans les régions à faible densité industrielle ». C’est à peu près du mot pour mot. Je vois ensuite le président de la Commission sociale du Patronat, qui s’appelait Marcel Meunier, et lui me dit (il me tutoyait quand on était tous les deux) : « Ecoute, si ce que tu crains se produit, de toute manière on lâchera n’importe quoi ».

L’histoire de 1968, vous savez on a dit, on a écrit beaucoup de choses, c’est vrai que de Gaulle était au pouvoir depuis une dizaine d’années et je me rappelle des slogans : Ferniot qui avait déclaré : « Dix ans ça suffit ». C’est vrai que c’est long dix ans. D’ailleurs vous pouvez remarquer que le deuxième règne de Mitterrand n’est plus ce que fut le premier. Je lui avais vivement d’ailleurs conseillé de ne pas se représenter ce qu’il n’a pas oublié. J’étais persuadé – bien sûr je ne savais pas qu’il attraperait un cancer- mais j’étais persuadé que ça ne se passerait pas bien ; c’est trop long. Alors, il y avait une sorte de morosité. Pourtant la situation était bien meilleure qu’aujourd’hui puisque tous les accords qu’on signait prévoyaient des augmentations de pouvoir d’achat. La situation n’était pas mauvaise. Par exemple, l’emploi a commencé à se dégrader au moment des chocs pétroliers, au temps de Raymond Barre. Mais jusqu’en 1974, on avait deux ou trois cent mille chômeurs peut-être. C’est après qu’on a atteint le million. Je vais d’ailleurs ouvrir une parenthèse à ce sujet : Quand nous avons pris contact avec les patrons au sujet de la garantie du chômage, nous étions convaincus, eux comme nous, que le plein emploi ne durerait pas. Pour deux raisons essentielles : la première était l’accroissement de la productivité de l’industrie et la seconde, que la décolonisation allait amorcer un phénomène dans lequel nous sommes en plein maintenant, la modification du rapport des forces industrielles dans le monde. Les premiers contacts datent de 1957. On a signé le 31 décembre 1958. Nous ne connaissions pas exactement les intentions de De Gaulle à cet égard.  Nous sommes allés voir de Gaulle pour lui demander de faire une intervention à la télévision. C’était en cours de négociation. Il a fait l’intervention. Il a d’ailleurs dit des bêtises – pardonnez-moi pour lui – parce qu’il ne connaissait pas la question. En substance, son message était de dire : « Les négociations continuent et aboutissent à un système de garantie du chômage. »

Pour en revenir à 68, c’est parti dans le milieu estudiantin.

Comment vous expliquez cette crispation de la jeunesse dans les années 60 ?

Ça reste très largement incompréhensible. Je crois qu’il y a quand même le fait que tous les intellectuels ont fini par mettre dans la tête des jeunes qu’il n’y avait pas raison pour qu’ils ne deviennent pas tous président de la République. Moi,  je n’étais pas d’accord du tout avec ça. Par exemple – c’était tout à fait blasphématoire – j’étais contre l’allongement uniforme de la durée de la scolarité,  en partant tout simplement de l’idée que les gens ne sont pas tous fabriqués pareil. Cela ne veut pas dire que les uns sont plus bêtes que les autres, cela veut dire qu’il y en a qui ont davantage le goût pour les métiers manuels que pour les études prolongées. C’est complètement absurde de les enchaîner sur les bancs d’école alors qu’ils ne foutent rien et en plus ils ne trouvent pas de boulot en sortant. L’intelligentsia, comme on dit, a joué un rôle tout à fait néfaste. Il suffit de relire le Monde ou L’Observateur de l’époque où on justifiait pratiquement le régime de Staline. On a même été jusqu’à presque justifier celui de Pol Pot. Ces articles me hérissaient. Jean-Paul Sartre, tous ces gars-là, qui disaient « Les anticommunistes sont des chiens ».  Ce qui est dramatique, c’est que tous ces gars-là ont été les maîtres à penser d’une époque pour les jeunes.

C’est un méli-mélo compliqué. Après, il y a eu des groupements trotskistes – à Cléon notamment –  qui ont déclenché des mouvements dans le milieu ouvrier. Comme souvent dans l’histoire on ne sait pas comment mais ça a fait tache d’huile. Les communistes avaient quand même au fond d’eux-mêmes l’idée d’arrêter l’affaire parce qu’ils se rendaient compte que ça déraillait de tous les côtés. Le 13 mai 1968, une grande manifestation avait pour objet, dans l’esprit des communistes, d’arrêter l’affaire. C’était la fin. Ça a été le commencement. Pour la petite histoire, à ma commission exécutive de Force ouvrière, j’ai été le seul à voter contre la participation à la manifestation car je présentais ce qui s’est produit et je ne voulais pas du tout mettre le doigt dans cet engrenage.

Ça s’est déclenché. Moi, j’ai eu beaucoup de chance et j’ai joué quand même un rôle qui, je crois, n’était pas négligeable. Les gens de la télévision étaient en grève, sauf quelques-uns. Comme il fallait bien qu’ils trouvent un interlocuteur ne serait-ce que pour nourrir leurs journaux, ils venaient me voir deux ou trois fois par jour. Ce qui fait que j’ai occupé pendant 15 jours-trois semaines les médias. C’est de là que j’ai pris une place dans l’opinion.

Ma grande préoccupation ça a été l’organisation de la rue de Grenelle. Cette préoccupation était de renouer les fils qui avaient été rompus.

Quels étaient vos contacts ?

C’est Chirac qui servait de contact avec les syndicats. Il avait un nom de guerre : il s’appelait Walter. Bon nombre des leaders de la majorité d’alors, qui étaient avec de Gaulle, ont eu une frousse terrible. Je croise un jour  à Matignon Taittinger qui était maire de Reims. Il était complètement paumé, il ne savait plus où il en était, il brûlait les papiers.  C’était la révolution. Moi, je ne croyais pas à tout cela ; je savais bien que le soleil se couche généralement le soir et que ça finirait comme ça.

On a donc organisé la rue de Grenelle avec Pompidou, Balladur, etc et ça a été le commencement de la fin si j’ose dire. Il y a eu un truc tout à fait marrant : Pompidou, dans la pagaille générale, s’était mis d’accord avec Séguy sur le SMIG à 2,70 francs et moi, je m’étais mis d’accord avec les patrons sur le SMIG à 3 francs. J’avais été voir Ceyrac chez lui un dimanche matin puisqu’il venait d’être opéré d’une hernie.

La séance reprend : Pompidou et Séguy font le cinéma qu’on fait quand on s’est mis d’accord à l’avance et moi, je m’adresse au représentant des patrons – à l’époque c’était le baron Petiet de la Sidérurgie et je lui dis : « Monsieur le Baron, 3 francs ».  Et le baron qui avait reçu mandat de dire oui dit : « Ah oui, ce serait peut- être pas si mal que ça ». Il y avait Frachon qui était encore là et qui se dresse comme un diable dans un bénitier et qui montre du doigt le baron Petiet en disant : « Monsieur le Baron, j’ai connu votre père en 36 mais lui il en avait ». Bref, on a fixé le SMIG à 3 francs. Et Malterre qui était président de la CGC, la Confédération générale des cadres, se précipite vers Pompidou en lui disant : « Monsieur le Premier ministre, on va être obligé de dévaluer ». Et Pompidou lui répond : « Ne vous en faites pas, il vaut mieux une dévaluation que la révolution ».

Vous avez vu Pompidou régulièrement pendant cette période. Comment l’avez-vous ressenti ?

Très ferme. Il a joué un rôle déterminant. Il a été bien, il faut le reconnaître.

Vous avez dit : « Il n’y a pas eu vraiment d’accords de Grenelle ?

Non, il n’y a pas eu d’accords de Grenelle ; il y a eu simplement le SMIG. Ce qu’on a appelé à tort les « accords de Grenelle », c’était en fait un schéma général dont le prolongement devait être des accords au niveau des branches, au niveau de la fonction publique, des entreprises nationales, etc.

Après de Gaulle a disparu. Il y a eu d’abord sa première allocution justement sur la participation et lui-même a reconnu qu’il avait tapé à côté de la plaque. Puis il a foutu le camp, on ne savait pas ce qu’il était devenu.

Qu’avez-vous pensé ce jour-là ?

Je pensais qu’il allait bien revenir. Mais enfin, c’est là où Mitterrand et Mendes ont commis une erreur quand ils ont dit : « On est disponibles pour le pouvoir ». Moi, j’ai fait un communiqué immédiatement en disant : « Non, non, c’est le Parlement qui décidera. »

Quelles étaient vos relations avec la gauche classique durant ces jours-là ?

Je vous raconte une anecdote. Le jour de la deuxième allocution de De Gaulle, je reçois un coup de fil de Guy Mollet qui me dit : « J’organise ce soir une grande réunion avec tous les partis de gauche, les syndicats, je te demande de venir ». Je lui réponds : « Je n’irai pas ». Il me dit : « Je t’envoie un émissaire ». – «  Envoie ton émissaire, mais ça ne changera rien ». L’émissaire était éditorialiste du Populaire (il est actuellement sénateur dans un des départements de la région parisienne). Il est venu et nous avons regardé ensemble la deuxième allocution de De Gaulle. Après ça a été fini. Ça a traîné un peu encore à Sochaux, à Flins, mais c’était fini.

Mais il a fallu tenir le coup sur tout. Moi, je ne pouvais plus réunir ni mon bureau ni ma commission exécutive pendant huit jours. Ils voyaient la révolution à nos portes et moi je ne voyais rien du tout. Vous savez, il y a eu souvent beaucoup plus de grévistes qu’il n’aurait dû en avoir tout  simplement parce que les tauliers, qui avaient la frousse, avaient fermé les boîtes. C’est arrivé comme ça. Et vous savez bien comment ça se passe dans des endroits comme la SNCF ou la RATP, pour des raisons de sécurité, on arrête ou on limite un minimum. Les gens n’étaient pas prêts. J’ai vécu la période de juin 1936. Cela n’avait absolument rien à voir. Les gens se sont trouvés embringués là-dedans sans trop savoir où ils allaient. C’était très frappant.

Vous aviez des liens avec le monde étudiant ?

J’ai voulu aller une fois voir l’UNEF près de la Sorbonne. On a attendu une heure, deux heures. Personne. Au bout de deux heures, j’ai dit : « Ils nous emmerdent, je fous le camp ». Ce qui fait que je ne les ai jamais vus.

Vous êtes très sévère sur la loi Edgar Faure, Pompidou aussi à sa façon ?

Absolument. Je voyais Pompidou rue de La Tour-Maubourg pendant sa « traversée du désert » et il me disait que les étudiants n’apprendraient plus rien. C’était aussi mon avis. On rapporte un mot d’Edgar Faure. C’est Soubie ( ?) qui me l’a raconté. Il était derrière Edgar quand on a voté la loi. Edgar a dit : « Vous allez voir ! Ce sera un triomphe ». Ça a été un triomphe en effet, mais pourtant quelle connerie ! Il n’y a qu’Edgar qui pouvait dire des trucs pareils. Ça vous donne une idée de la chose et naturellement cette loi a eu des conséquences redoutables dans la mesure où on a fait rêver des jeunes, on leur a démontré qu’il n’y avait pas de raisons qu’ils ne soient pas aussi bons que d’autres, etc. C’est comme ça qu’on a dévalorisé le travail manuel et nous en subissons encore les conséquences aujourd’hui.

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