« A l’Elysée, il se passait de moins en moins de choses »

par Gilbert Carrère*

 

*Chargé de mission au Secrétariat général de la Présidence de la République, 1967-1974

Entretien 1er octobre 1996 donné à la Fondation Charles de Gaulle

 

Mai 68 à l’Elysée

C’est une époque qui est devenue de plus en plus pesante. On n’avait peu de contacts à la différence de la vie des cabinets ministériels qui est une vie un peu folle, je crois me souvenir que les conseillers techniques, les chargés de mission à l’Elysée ne sortaient pas après 20 heures. Le Général quittait son bureau à 20 h. Je me souviens l’avoir vu deux ou trois fois traversant les couloirs, la serviette à la main, comme un fonctionnaire pour regagner l’appartement. Nous attendions dans l’antichambre de La Chevalerie ou de Tricot.

C’est une époque où il se passait de moins en moins de choses. J’avais gardé quelques contacts avec certains préfets, pas énormément car j’étais sous-préfet, la distance dans le corps préfectoral est nette. Je n’avais pas la liberté d’entretien que j’aurai pu avoir si j’avais été préfet, c’est certain. Je me rendais assez souvent, à ce moment-là, chez le directeur général de la police nationale, Jean Dours, dans l’espoir de glaner quelques informations naturellement. J’étais très lié avec son directeur de cabinet qui était un homme remarquable. Comme Dours, il avait gardé une sérénité qui était rare à l’époque. Dours était un optimiste impénitent, il gardait les pieds sur terre et en même temps, au moins en apparence, une certaine confiance dans l’issue. De cette façon-là, nous savions très bien que les choses se dégradaient beaucoup. Les fiches d’audiences du Général  étaient très légères. Certains jours rien.

Le Général a fait son allocution du 24 mai. On y avait un peu travaillé. Tricot nous avait dit : ceux qui ont des idées sur la réforme de l’Etat, etc. faites une note  très courte.  Lui-même avait donné un papier au Général disant que, dans la situation actuelle, il fallait réformer plein de choses. J’ai gardé une copie de cette note. C’est à partir de cette note que nous devions rédiger la nôtre. C’était exceptionnel. L’idée était que la France était tout à fait bloquée et qu’il fallait un grand mouvement. Je pense que c’est à ce moment-là que l’idée du référendum et de son thème s’est précisé.

Tout ceci s’est fait alors qu’il y avait des sujets d’ordre public qui préoccupaient beaucoup Tricot. Un matin, les choses ont pris un tour assez dramatique. Je me souviens que Tricot nous a réunis dans le salon Murat, tous les conseillers techniques et les chargés de mission avec Foccart, l’état-major particulier (ça ne s’était jamais produit et ça ne se produira jamais après). Il n’y avait pas d’électricité, je ne sais pas pourquoi mais ça ajoutait au côté sinistre de cette réunion.  Tricot a commencé en nous disant : « Mesdames, Messieurs, je vous demande de songer en ce moment à l’homme qui est juste dans son bureau au-dessus de nous ». Cela donnait le ton. Il a fait un tableau de la situation.  Nous étions très stressés.

Un jour, le chargé de presse nous a passé un coup de fil nous annonçant que le Général était parti. Il se trouve que mon bureau donnait sur la cour d’honneur. Lorsque le Général partait, il y avait des honneurs restreints qui étaient rendus. Cette fois, il était parti par la grille du Coq. Cela ajoutait au côté assez mystérieux de ce départ. C’était une atmosphère très pesante et Bernard Tricot faisait ce qu’il pouvait pour garder le lien avec la Maison mais c’était devenu difficile.

 

Et les relations avec Matignon. Comment avez-vous senti les relations entre Georges Pompidou et le Général ?

Je ne peux pas vous parler des relations entre les deux hommes. Je suis allé deux fois à Matignon pour des réunions. Il y avait un certain agacement chez certains conseillers techniques. Je l’interprétais de la façon suivante : le Général devient vieux. Il ne maîtrise plus tout à fait la situation. Je me demande même s’il n’y a pas eu un comité restreint ou une réunion présidée par le Premier ministre et c’était assez sinistre. Je ne peux pas dire plus mais j’avais le sentiment que les deux Maisons avaient pris de la distance. Je dis les Maisons, pas plus.

 

En octobre 1968, il y a eu un déjeuner assez restreint avec le général Massu. Les femmes étaient présentes. La première partie a été totalement figée, personne ne bougeait. Comme d’habitude, le Général a fait un tour de table assez long pour s’adresser aux dames. Il y a eu quelques considérations générales sur Mai 68. Il en est venu à évoquer le général Massu en disant « La Providence a voulu que je me rende à Baden » (phrase que j’ai tout à fait retenue et notée ensuite). Il avait parlé de la « situation insaisissable », il avouait en quelque sorte n’avoir pas eu de prise sur l’événement.  C’était chaleureux à l’égard de Massu. Massu a rendu compte de ce déjeuner dans un petit bouquin. J’ai pu parler avec Massu à la fin du déjeuner en lui rappelant que je l’avais rencontré longtemps avant à Alger en 1958. Ce déjeuner avait été un moment à la fois grave, pas solennel et où le Général s’était un peu confié.

 

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