André Malraux

COMMÉMORER LA RÉSISTANCE

Les textes de référence

« […] Quand l’écrasant souvenir du désastre commença de peser moins lourd, quand on commença d’oublier les longues files de notre armée en retraite dans les jardins de Juin sous les nuées sinistres des dépôts d’essence en feu, quand l’espoir reparut, les Lorrains et les Alsaciens repliés rejoignirent les jeunes des départements du Centre dans la clandestinité. Alors commencèrent les maquis d’arbres nains où l’on gagnait à quatre pattes les chambres souterraines lorsque la Gestapo fouillait la grande forêt – les maquis dont les soldats qui ne se rasaient plus ressemblaient aux laboureurs du Moyen Âge, les maquis dont les drapeaux étaient des bouts de mousseline cousus, et les armes, des révolvers et des fusils de chasse. Quelque explosif aussi, heureusement ! Les premiers coups de main commencèrent. Bien modestes, encore et beaucoup moins importants par leurs pauvres victoires que par leur accent de sacrifice. L’ennemi réparait telle centrale électrique détruite, mais la rumeur qui emplissait la ville, c’était la réponse à l’appel du 18 Juin, la voix retrouvée de la France.

Je me souviens du jour où, en Corrèze, un groupe des vôtres, après avoir fait sauter un transformateur, fut pris et exécuté par la Wehrmacht. Les corps des morts avaient été exposés devant la mairie et devaient être enterrés quasi-clandestinement à l’aube.

Dans les villages de cette région, il est de tradition qu’une femme de chaque famille assiste, debout auprès de la tombe familiale, aux obsèques de chaque mort du village. Lorsque les corps des maquisards arrivèrent au cimetière, que le jour se leva sur les soldats allemands, mitraillette au poing, les figures de deuil venues pendant toute la nuit apparurent immobiles, depuis les tombes jusqu’au sommet des trois collines voisines, comme la garde silencieuse de la France.

Le temps des révolvers et des fusils de chasse cessa peu à peu. Les armes parachutées permirent de conquérir les armes ennemies. […] Le plan de sabotage des voies ferrées avait été exécuté. Nos destructions, en contraignant la division cuirassée Das Reich à emprunter la route sur laquelle l’attendait l’aviation alliée, ne lui permit d’entrer dans la bataille de Normandie, dit le texte officiel, « qu’avec un retard irréparable ». Les cloches de la délivrance sonnaient dans tous les clochers, et les résistants du Centre pouvaient rentrer chez eux.

Mais ces résistants, c’étaient ceux que les Lorrains et les Alsaciens avaient accompagnés dans la reconquête de leurs villes, et surtout dans la libération de leurs villages. Et ils décidèrent de combattre jusqu’au jour où seraient libérés aussi les villages et les villes de Lorraine et d’Alsace, ceux des camarades qui avaient libérés les leurs.

Ainsi naquit la Brigade Alsace-Lorraine. […]

Alors commença la montée vers le front des Vosges. […] Mais sur cette horde pourtant disciplinée de soldats à peine en uniforme, sur cette épopée de chapardeurs de poulets, le bras serrant l’arme ennemie conquise, et si pressés d’atteindre le front où les attendaient les divisions cuirassées allemandes, passait, avec les éclaircies d’automne, la lumière lointaine des soldats de l’an II…

[…] Les F.F.L. accueillirent fraternellement, malgré leur pittoresque, ces troupes […].

Nous n’avons certes pas été seuls à défendre Strasbourg […]. L’armée alliée revint ; Strasbourg fut sauvée. Et au pont de Kraft une plaque dit :  » Ici, la 1re D.F.L. et la brigade Alsace-Lorraine arrêtèrent l’avance allemande ».

Puis, ce fut l’Allemagne. Et nos Lorrains, nos Alsaciens et nos Corréziens décorés à Stuttgart par le Général de Lattre, le furent avec les Lorrains, les Alsaciens et les Corréziens qu’ils avaient délivrés ensemble des camps de concentration.

Telle est la simple et grande histoire que j’avais mission de rappeler. C’est celle du courage, c’est celle de la fraternité. C’est une de celles qui forment l’histoire du peuple de France, et qu’il garde, lorsqu’il les connaît, au plus secret de son cœur.

Puissent les petits enfants de Lorraine se souvenir […] des Lorrains qui avaient résolu de rentrer ici l’arme à la main, pour que leur famille ne fût pas délivrée sans eux, et qui revinrent avec un cortège fraternel, la France ramenant la France. […] »

André Malraux, Discours prononcé à l’occasion de l’inauguration de la place de la Brigade Alsace-Lorraine à Metz le 14 mai 1961, Bulletin de la Brigade Alsace-Lorraine, n°163.


« Voici donc, après quatorze ans, cette ville intacte, sur laquelle est revenu l’été comme il fût revenu sur les ruines ; […] ; et voici les visages des survivants, sur lesquels le temps a passé. Illustres ou inconnus, ils sont unis aujourd’hui par le même souvenir qui s’efface. Déjà, pour treize millions de jeunes Français, la libération de Paris n’appartient plus qu’à l’Histoire ; puissé-je leur parler ici en votre nom, et faire que, pour ceux d’entre eux qui nous écoutent, pour toute la jeunesse éparse qui nous entendra ce soir, l’Histoire se confonde avec le souvenir.

Lorsque les Forces françaises libres et la Résistance, nées toutes deux du même appel, se rencontrèrent dans une salle aujourd’hui historique de cette gare, chacune d’elle ne connaissait de l’autre que son action légendaire. […] Ces combattants étaient le « Non » du 18 Juin devenu vivant. Nullement une sorte de légion française au côté des Alliés, mais l’éternelle poignée de ceux par lesquels tout ce qui transfigure les individus commence ou recommence : la légion des témoins. Les témoins de la continuité nationale, ceux qui proclamaient que même si la France n’était plus la France, même si elle n’était plus que dans le désert d’Afrique, elle restait vivante, parce que dans ce désert, le monde reconnaissait ce qui avait été son courage. […]

Lors du débarquement de Normandie, cette Résistance-là comptait plus de morts que de survivants. Pour ceux-ci, hommes et femmes, elle est le souvenir de la plus profonde fraternité virile qu’il aient connue. Elle est le souvenir d’avoir engagé – et d’abord avec leurs mains nues – le combat avec un ennemi démesurément plus fort qu’eux, le souvenir d’avoir tenu dans ces mains une parcelle du refus de la France, du destin de la France ; d’avoir été les compagnons obscurs de « l’homme qui en maintenait alors l’honneur comme un invincible songe ». […]

[…] ils étaient liés, en 44, à la menace de la torture, à la connaissance des camps d’extermination qui déployaient jusqu’à la Baltique l’atroce cortège d’ombres qui attendaient les vaincus. Survivants de la Résistance, vous pouvez vraiment dire, sans avoir besoin d’élever la voix, que vous avez combattu en face de l’enfer. […]

Que Paris eût été libéré – un peu plus tard – sans la Résistance, donc sans l’insurrection, et sans la 2e D.B. nul ne l’ignorait. Le véritable objectif de ces combats fut bien moins de reconquérir la ville, que de retrouver la France. La France à laquelle les adversaires du général de Gaulle ne croyaient pas, parce qu’elle n’existait que dans le cœur de ceux qui combattaient pour elle. C’est pour cette France, et pour rien autre, qu’ils l’aient su ou non, que sont tombés les morts de la libération de Paris. Pour retrouver une fierté mystérieuse dont la perte les séparait de tout le passé de la nation, fierté dont beaucoup d’entre eux ne savaient qu’une chose, c’est qu’à leurs yeux, la France l’avait perdue. La liberté, l’indépendance, les Alliés eussent suffi à les leur rendre. Et ces combattants ne se sont pas trompés : car la France ne s’est pas redressée en s’appuyant sur leur victoire, mais en s’appuyant sur leur combat et sur leur sacrifice. L’insurrection triomphante de Paris est sœur de l’insurrection écrasée de Varsovie.

Ni la France ni le monde ne s’y méprirent. […]

Telle est la simple et la grande histoire que nous commémorons aujourd’hui – peut-être parce qu’aujourd’hui, la France ose la regarder en face. Jeunesse à qui elle appartient, avant que sonnent de nouveau toutes les cloches de Paris, les témoins qui m’entourent, et la poignante assemblée d’ombres que j’évoquais tout à l’heure, te disent avec la voix presque basse qui éveille les dormeurs : « Écoute ce soir, jeunesse de mon pays, ces cloches d’anniversaire qui sonneront comme celles d’il y a quatorze ans. Puisses-tu, cette fois, les entendre : elles vont sonner pour toi ». »

André Malraux, Discours prononcé pour la commémoration de la libération de Paris le 24 août 1958 au nom du général de Gaulle, alors en Afrique, devant la gare où fut signée la reddition des troupes allemandes de Paris, Oraisons funèbres, Paris, Gallimard, 1971, pp 15-30.

Repères biographiques et historiques

André Malraux est né le 3 novembre 1901 à Paris. Cet aventurier autodidacte part en Indochine où il participe à un journal anticolonialiste et est emprisonné pour vol d’objets archéologiques en 1923-1924. Revenu en France, il se met à l’écriture en commençant par transposer cette aventure. Puis il accède à la célébrité en recevant le Prix Goncourt en 1933 pour son roman La Condition humaine. Militant antifasciste, il s’implique en 1936-1937 dans la guerre civile espagnole en s’engageant aux côtés des républicains espagnols et en rédigeant son roman L’Espoir, dont il tourne une adaptation filmique.

Au début de la Seconde Guerre mondiale, il prend part aux combats, mais est blessé et se réfugie dans le sud de la France où il se consacre à l’écriture. Apprenant que ses deux demi-frères résistants sont tour à tour arrêtés par la Gestapo au printemps 1944, il rejoint la Résistance sous le pseudonyme de colonel Berger. Il a pour mission d’unifier des maquis dans le sud-ouest du pays et participe aux combats lors de la Libération de la France, notamment à la tête de la Brigade Alsace-Lorraine.

Après le conflit, il continue de suivre le général de Gaulle, en devenant son ministre de l’Information de 1945 à 1946, puis un membre du Conseil de direction de son mouvement politique créé en 1947, le Rassemblement du Peuple Français (R.P.F.), et enfin son ministre des Affaires culturelles de 1959 à 1969 une fois le Général revenu au pouvoir. André Malraux écrit alors des ouvrages sur l’art et prononce de nombreux discours dont des oraisons funèbres restées célèbres.

Source : https://www.ordredelaliberation.fr/fr/compagnons/andre-malraux

Les pistes pédagogiques

1. Points de programme

  • En classe de 3ème :
    – Français : « Se raconter, se représenter. » et « Agir dans la cité : individu et pouvoir. »
    – Histoire : « La France défaite et occupée. Régime de Vichy, collaboration, Résistance. »
  • En classe de Terminale :
    – Histoire, voie générale : « La Seconde Guerre mondiale. »
    – Histoire, voie technologique : « De Gaulle et la France libre. »
    – Humanités, littérature et philosophie : « L’Humanité en question », entrée sur « Histoire et violence. »

2. Pistes d’étude

  • La Résistance armée et la Résistance non armée.
  • La répression de la Résistance.
  • F.F.I.-F.F.L., la fraternité des armes au service de la libération de la France.
  • Un maquis particulier : la Brigade indépendante d’Alsace-Lorraine.
    Documents en écho pour les deux discours :
    appel du 18 juin 1940 ;
    Chant des partisans ;
    – mémoriaux de la Résistance.
    Document en écho pour le discours sur la Brigade Alsace-Lorraine :
    – Victor Hugo, « Ô soldats de l’an deux ! », Les Châtiments, 1853 ;
    Documents en écho pour le discours sur la libération de Paris :
    – Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, Tome 2 « L’Unité », Paris, Plon, 1956, pp 310- 311.
    discours d’André Malraux prononcé pour le transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon, le 19 décembre 1964 ;
    – discours d’André Malraux prononcé sur le parvis de la cathédrale de Chartres lors du 30e anniversaire de la libération des camps de déportation, le 10 mai 1975 ;
  • Mémoires de la Résistance.
  • L’écriture de l’Histoire par André Malraux, un passé composé ?
  • Du « colonel Berger » au Ministre des Affaires culturelles : André Malraux, un parcours entre parole et action.
  • Le général de Gaulle et André Malraux, des parcours en miroir (un orateur devenu écrivain/un écrivain devenu orateur).
  • Les styles gaullien et malrucien, une rhétorique en partage (goût pour la métaphore naturelle, l’envolée lyrique, la perspective multi-temporelle – présent d’énonciation renvoyant au passé et visant l’avenir -, les thèmes de la France éternelle et de sa vocation…).

3. Pistes pour une tâche finale

  • En s’inspirant du discours d’André Malraux prononcé à l’occasion de l’inauguration de la place de la Brigade Alsace-Lorraine à Metz et du texte de Georges Perec, écrire un texte commémoratif en commençant chaque phrase ou paragraphe par « Je me souviens… ».
  • Rédiger un texte engagé pour une cause actuelle, en veillant à expliquer en quoi l’exemple de la Résistance d’hier peut inspirer un engagement aujourd’hui.
  • Construire l’édition numérique enrichie de l’un des discours d’André Malraux (notes, illustrations, éléments d’interactivité…).

4. Pour aller plus loin

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