Romain Gary

ROMAIN GARY ET LE GÉNÉRAL DE GAULLE, UNE CERTAINE IDÉE DE LA FRANCE ET DU STYLE

Les textes de référence

« Ma mère me parlait de la France comme d’autres mères parlent de Blanche-Neige et du Chat Botté et, malgré tous mes efforts, je n’ai jamais pu me débarrasser entièrement de cette image féerique d’une France de héros et de vertus exemplaires. Je suis probablement un des rares hommes au monde restés fidèles à un conte de nourrice.

Malheureusement, ma mère n’était pas femme à garder pour elle ce rêve consolant qui l’habitait. Tout, chez elle, était immédiatement extériorisé, proclamé, déclamé, claironné, projeté au-dehors, avec, en général, accompagnement de lave et de cendre. […]

Ma mère allait de porte en porte, sonnant, frappant et invitant tous les locataires à sortir sur le palier. […] Vous ne savez pas à qui vous avez l’honneur de parler ! Mon fils sera ambassadeur de France, chevalier de la Légion d’honneur, grand auteur dramatique, Ibsen, Gabriele d’Annunzio ! […] Il vaut peut-être mieux dire tout de suite, pour la clarté de ce récit, que je suis aujourd’hui Consul Général de France, compagnon de la Libération, officier de la Légion d’honneur et que si je ne suis devenu ni Ibsen, ni d’Annunzio, ce n’est pas faute d’avoir essayé. […] Ma mère se tenait debout sous la bourrasque, la tête haute, me serrant contre elle. Il n’y avait en elle nulle trace de gêne ou d’humiliation. Elle savait. »

Romain Gary, La Promesse de l’aube [1960], Paris, Gallimard, collection Folio, 1973, pp 51-53.


« L’idée que la France pouvait perdre la guerre ne m’était jamais venue. Je savais bien que nous avions déjà perdu une fois, en 1870, mais je n’étais pas encore né, et ma mère non plus. C’était différent. […]

Les succès foudroyants de l’offensive allemande ne me firent guère d’effet. Nous avions déjà vu cela en 14-18. Nous autres, Français, nous nous ressaisissions toujours au dernier moment, c’était bien connu. […] J’étais foncièrement incapable d’imaginer qu’un chef parvenu au premier rang de la plus vieille et de la plus glorieuse armée du monde pût se révéler soudain un défaitiste, un cœur mal trempé, ou même un intrigant prêt à faire passer ses haines, rancunes et passions politiques avant le destin de la nation. […] Plus la situation militaire devenait grave et plus ma bêtise s’exaltait à n’y voir qu’une occasion à notre mesure, et j’attendais que le génie de la patrie s’incarnât soudain dans une figure de chef, selon nos meilleures traditions. J’ai toujours eu tendance à prendre à la lettre les belles histoires que l’homme s’est racontées sur lui-même dans ses moments inspirés, et la France, à cet égard, n’a jamais manqué d’inspiration. […] J’ai cru tour à tour à tous nos chefs et dans chacun je reconnaissais l’homme providentiel. Et lorsque, l’un après l’autre, ils disparaissaient dans le trou du guignol ou s’installaient dans la défaite, je ne me découragerais pas le moins du monde et ne perdais nullement ma foi en nos généraux ; je changeais simplement de général. […] C’est ainsi que j’aboutis tout naturellement au général de Gaulle […]. On imagine mon soulagement lorsque ma bêtise congénitale et mon inaptitude au désespoir trouvèrent soudain à qui parler et lorsque des profondeurs de l’abîme, exactement comme je m’y attendais, surgit enfin une extraordinaire figure de chef qui non seulement trouvait dans les événements sa mesure mais encore portait un nom bien de chez nous. Chaque fois que je me trouve devant de Gaulle, je sens que ma mère ne m’avait pas trompé et qu’elle savait tout de même de quoi elle parlait.

Je décidai donc de passer en Angleterre […]. »

 Romain Gary, La Promesse de l’aube [1960], Paris, Gallimard, collection Folio, 1973, pp 271-275.


« Un jour, cependant, nous eûmes une sortie un peu plus mouvementée que d’habitude. A quelques minutes de l’objectif, alors que nous dansions entre les nuages des obus, j’entendis dans mes écouteurs une exclamation de mon pilote Arnaud Langer. Il y eut ensuite un moment de silence, puis sa voix annonça froidement :

– Je suis touché aux yeux. Je suis aveugle.

Sur le Boston, le pilote est séparé du navigateur et du mitrailleur par des plaques de blindage et, en l’air, nous ne pouvions rien les uns pour les autres. Et, au moment même où Arnaud m’annonçait sa blessure aux yeux, je recevais un violent coup de fouet au ventre. En une seconde, le sang colla mon pantalon et emplit mes mains. […] Je […] m’assurai que l’essentiel était sain et sauf. Mon soulagement fut tel que la gravité de notre situation ne m’impressionna pas particulièrement. […] Ayant poussé un soupir de soulagement, je fis le point. Le mitrailleur, Bauden, n’était pas touché, mais le pilote était aveugle ; nous étions encore en formation et j’étais le navigateur de tête, c’est-à-dire que la responsabilité du bombardement collectif reposait sur moi. Nous n’étions plus qu’à quelques minutes de l’objectif et il me parut que le plus simple était de continuer en ligne droite, nous débarrasser de nos bombes sur la cible et examiner ensuite la situation, s’il y en avait encore une. C’est ce que nous fîmes, non sans avoir été touchés encore à deux reprises. Cette fois, ce fut mon dos qui fut visité et quand je dis mon dos, je suis poli. Je pus tout de même lâcher mes bombes sur l’objectif avec la satisfaction de quelqu’un qui fait une bonne action.

Nous continuâmes un instant tout droit devant nous, puis nous commençâmes à diriger Arnaud à la voix […]. J’avais perdu pas mal de sang et la vue de mon pantalon gluant me donnait mal au cœur. Un des deux moteurs ne donnait plus. […] Nous avions pris la décision de sauter en parachute dès que l’avion couperait la côte anglaise, mais Arnaud constata que son toit coulissant avait été endommagé par les obus et ne s’ouvrait pas. Il ne pouvait être question de laisser le pilote aveugle seul à bord ; nous dûmes donc demeurer avec lui et tenter l’atterrissage, en le dirigeant à la voix. Nos efforts ne furent pas très efficaces et nous manquâmes le terrain à deux reprises. […]

Je crois que ce fut la première fois dans l’histoire de la R.A.F. qu’un pilote aux trois quarts aveugle parvint à ramener son appareil au terrain. […] Cet exploit valut à Arnaud Langer la Distinguished Flying Cross britannique à titre immédiat. Il devait retrouver la vue complètement ; ses paupières avaient été clouées aux globes des yeux par des éclats de plexiglass, mais le nerf optique était intact. […]

Je fus placé à l’hôpital où le bulletin définit ma blessure comme « plaie perforante de l’abdomen ». Mais rien d’essentiel n’était touché et la plaie se cicatrisa vite. […] Et c’est là que se situe l’événement le plus merveilleux de ma vie, auquel aujourd’hui encore je n’arrive pas à croire tout à fait.

Quelques jours auparavant, j’avais été convoqué à la B.B.C. avec Arnaud Langer et interviewé longuement sur notre mission. Je connaissais les besoins de la propagande, la soif du public français, avide de nouvelles de ses aviateurs, et je n’y fis pas trop attention. Je fus cependant assez étonné de voir L’Evening Standard publier le lendemain un article sur notre « exploit ».

Je retournai ensuite à la base d’Hartford Bridge. Je me trouvais au mess lorsqu’un planton me remit un télégramme. Je jetai un coup d’œil à la signature : Charles de Gaulle.

Je venais de recevoir la Croix de la Libération. […]

La Croix de la Libération devait être épinglée sur ma poitrine quelques mois plus tard, sous l’Arc de Triomphe, par le général de Gaulle lui-même. »

Romain Gary, La Promesse de l’aube [1960], Paris, Gallimard, collection Folio, 1973, pp 376-380.

Repères biographiques et historiques

Roman Kacew est né le 8 mai 1914 dans la communauté juive de Wilno (Vilnius) dans l’actuelle Lituanie, alors sous domination russe. Après un passage à Varsovie où il fréquente l’école polonaise et suit des cours particuliers de français pendant deux ans, il arrive en France avec sa mère à l’âge de quatorze ans et prend alors le prénom de Romain. Il poursuit ses études secondaires avant d’entamer des études de droit. Naturalisé français en 1935, il fait son service militaire dans l’aviation. Puis, il devient élève-officier à l’Ecole de l’Air de Salon-de-Provence en 1938. À l’issue de la formation, il est l’un des rares élèves à ne pas être nommé officier, sans doute en raison de ses origines. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate en septembre 1939, Romain Kacew est mobilisé en tant qu’instructeur de tir à l’école des observateurs de Bordeaux-Mérignac.

Dès juin 1940, il refuse la défaite, quitte la France pour rejoindre les rangs des Forces Aériennes Françaises Libres (F.A.F.L.) et prend son nom de guerre Gary (« Brûle » en russe). Après avoir servi en Afrique et au Moyen-Orient, il part en Grande-Bretagne en 1943 pour combattre sur le front de l’Ouest et reprend l’entraînement dans les centres de la Royal Air Force (R.A.F.). Il est alors navigateur dans une escadrille basée à Hartford où les Français sont regroupés. Son unité est principalement affectée à la destruction des bases de lancement des missiles V1, bombes volantes déployées par l’Allemagne nazie contre le Royaume-Uni, puis la Belgique entre juin 1944 et mars 1945. C’est dans ce contexte que Romain Gary se distingue le 25 janvier 1944, alors qu’il se trouve dans l’avion de tête d’une formation de six appareils. Il relate cet épisode dans son autobiographie romancée qui est un hommage à sa mère, La Promesse de l’aube, parue en 1960. Ayant reçu des prix littéraires, c’est alors un écrivain reconnu. Il est d’ailleurs le seul auteur à avoir obtenu deux fois le prestigieux prix Goncourt, une première fois sous le nom de Romain Gary en 1956 et une seconde sous celui d’Émile Ajar en 1975.

Source : https://www.ordredelaliberation.fr/fr/compagnons/romain-gary

Les pistes pédagogiques

1. Points de programme

  • En classe de 3ème :
    – Français : « Se raconter, se représenter. »
    – Histoire : « La Deuxième Guerre mondiale, une guerre d’anéantissement. » et « La France défaite et occupée. Régime de Vichy, collaboration, Résistance. »
  • En classe de Terminale :
    – Histoire, voie générale : « La Seconde Guerre mondiale. »
    – Histoire, voie technologique : « De Gaulle et la France libre. »
    – Humanités, littérature et philosophie : « L’Humanité en question », entrée sur « Histoire et violence. »

2. Objets d’étude

  • La France libre et les Alliés dans la Seconde Guerre mondiale (les F.A.F.L. et la R.A.F. face à l’Allemagne nazie).
  • L’impensé et l’impensable : Pétain ou la figure du déshonneur et du reniement de l’idéal français.
  • L’homme providentiel, une figure récurrente de l’imaginaire politique français.
  • Le général de Gaulle, le modèle du chef.
    Documents en écho :
    – Charles de Gaulle, Le Fil de l’épée, Paris, Plon, 1932.
    – Romain Gary, Ode à l’homme qui fut la France [1997], éd. Paul Audi, Paris, Gallimard, « Folio », 2000 (voir l’encart intitulé « Le texte complémentaire »).
  • Romain Gary et le général de Gaulle, « une certaine idée de la France » (un imaginaire commun nourri par un récit familial ou le romanesque porteur de patriotisme, deux « rêveurs réalistes » ou la concrétisation du rêve par les choix et les actions).
    Documents en écho :
    Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, Tome 1 « L’Appel », Paris, Plon, 1954, pp 8-9.
    – Romain Gary, Ode à l’homme qui fut la France [1997], éd. Paul Audi, Paris, Gallimard, « Folio », 2000 (voir l’encart intitulé « Le texte complémentaire »).
  • Les figures maternelles dans La promesse de l’aube : de Mina à la France, de la mère à la mère patrie.
  • Des figures combatives à la rhétorique visionnaire et performative dans La promesse de l’aube : Mina, un double du général de Gaulle ? (Une mère dépositaire de la combativité française et de l’élan salvateur à l’instar de l’homme du 18 juin, et une parole maternelle et gaullienne prophétique).
  • Entre mémoire et imagination : l’autobiographie fictive ou la reconstruction littéraire du passé.

3. Pistes pour une tâche finale

  • Élaborer un portrait du chef, en s’appuyant sur le texte de Romain Gary et les connaissances sur le général de Gaulle.
  • Réaliser une émission radiophonique sur l’épisode du pilote aveugle raconté par Romain Gary.
  • Élaborer une note d’intention pour passer du texte sur l’épisode du pilote aveugle à sa mise en images filmiques.
  • Raconter une aventure dramatique ancrée dans la Seconde Guerre mondiale.
  • Rédiger un texte qui personnifie la France combattante.
  • Rédiger, puis oraliser une ode en hommage à l’homme du 18 juin et/ou à la France combattante.

4. Pour aller plus loin

Le texte complémentaire : "Ode à l’homme qui fut la France"

« Ils sont très rares, les hommes que l’on peut qualifier de rêveurs réalistes. De Gaulle en était un par excellence : tacticien avisé, il n’en appelait pas moins les Français – voire, comme à regret, le monde occidental tout entier – à se hisser vers des sommets mythologiques et, pour autant que je sache, inexistants, ou pour le moins inaccessibles. […] Ainsi le réaliste en de Gaulle n’a-t-il jamais manqué de ruse pour servir le rêveur. La stratégie consistait à toujours viser le maximum, aussi haut et aussi loin que possible, avec l’espoir pratique et astucieux qu’il soutirerait ainsi de nous au moins le minimum. Car ce sempiternel étudiant de l’histoire savait qu’un idéal de « grandeur », cet idéal fût-il inaccessible et sublimé, souvent mystique sinon purement verbal, constitue un but qui laisse, s’il est poursuivi avec toute l’ardeur de l’esprit et du cœur, dans le sillage même de notre échec à l’atteindre, quelque chose qui ressemble fort à une civilisation. […] Quand bien même le but final serait pour l’homme hors de portée, sa poursuite à elle seule demeure une source de création, d’inventivité, de progrès et d’accomplissement. Personne ne savait mieux que de Gaulle que la civilisation occidentale était née de cette tâche, au fond impossible à accomplir : combler l’écart qui sépare la misérable réalité humaine du mythe de l’homme que celui-ci, par amour de soi, se sera plu à édifier.

Peu d’hommes dans l’Histoire ont partagé avec lui cet étrange privilège – celui de susciter notre intérêt pour eux-mêmes bien plus que pour leurs réalisations effectives. Pendant des années, j’ai été conscient d’assister aux exploits d’un très grand artiste. A cet égard, ce que de Gaulle a accompli est sans précédent, et je crois que c’est là que réside tout le secret de l’homme. Usant d’une habilité fantastique et d’un don nonpareil, il a incarné, comme on le dit d’un acteur, dix siècles d’histoire de France. Avec ces éléments historiques – et histrioniques – que tous les Français connaissent par cœur depuis l’école, avec des débris du passé, avec des morceaux appartenant à tous les Louis, avec cette lumière qui continue faiblement à nous atteindre depuis les étoiles mortes de notre glorieux passé, avec des éclats de pierre provenant de toutes nos cathédrales et de tous nos sanctuaires, de nos musées et de nos légendes, avec son génie, sa compétence, sa rigueur dans l’exécution, son fabuleux savoir-faire et son indéniable sagacité, il a bâti un être mythologique connu sous le nom de De Gaulle, auquel il se référait assez justement à la troisième personne, à l’instar d’un écrivain se rapportant au titre de son opus magnum. C’est cette œuvre d’art, cette création de soi qui comblait l’écart entre la magnificence du passé et les minables réalités du présent, qui éveillait comme par magie l’illusion de la continuité, et témoignait d’une future et immortelle grandeur. Ainsi, quelques notions clés de l’histoire, profondément enfouies dans la mémoire subliminale et l’inconscient collectif des Français, étaient utilisés par cet actor et auctor de génie pour créer ce « Moi, de Gaulle » qui touchait de manière irrésistible, fût-ce chez les plus sceptiques des Français, la corde toujours sensible de la nostalgie.

Jamais auparavant un homme ne s’était servi avec autant d’adresse d’un passé révolu en vue d’un dessein qui n’en était pas moins précis, conscient et calculé. Si de Gaulle, jusqu’à la toute dernière heure, a exercé sur les Français une telle fascination, ce n’est pas seulement parce qu’il avait redonné vie au passé, mais parce qu’il avait su jouer son rôle, parce qu’il l’avait donné en représentation avec une conviction si profondément contagieuse que le charme de l’acteur continuait à s’exercer sur l’assistance longtemps après qu’il avait lui-même quitté la scène. […] Plus que jamais, il est à présent ce qu’il n’a cessé d’être pour nous depuis le début : une force morale, un courant spirituel, une foi dans l’homme, dans un ultime triomphe de l’homme, une lumière. »

Romain Gary, Ode à l’homme qui fut la France [1997], éd. Paul Audi, Paris, Gallimard, « Folio », 2000, pp 11-15.

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