Charles de Gaulle

LA FRANCE LORS DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE :
DE L’EFFONDREMENT AU REDRESSEMENT, DE VICHY À LA FRANCE LIBRE

Les textes de référence

« Le 10 mai [1940], l’ennemi, ayant auparavant mis la main sur le Danemark et presque toute la Norvège entamait sa grande offensive. Celle-ci serait, de bout en bout, menée par les forces mécaniques et par l’aviation, la masse suivant le mouvement sans qu’il ne fût jamais besoin de l’engager à fond. […] On peut dire qu’en une semaine le destin était scellé. Sur la pente fatale, où une erreur démesurée nous avait, de longtemps, engagés, l’armée, l’État, la France roulaient maintenant, à un rythme vertigineux. […]

Le 16, rejoint par un embryon de mon état-major, je fais des reconnaissances et recueille des informations. […] Sur toutes les routes venant du nord affluent de lamentables convois de réfugiés. J’y vois, aussi, nombre de militaires désarmés. Ils appartiennent aux troupes que l’offensive des Panzers a mises en débandade au cours des jours précédents. Rattrapés dans leur fuite par les détachements mécaniques de l’ennemi, ils en ont reçu l’ordre de jeter leurs fusils et de filer vers le sud pour ne pas encombrer les routes. « Nous n’avons pas, leur a-t-on crié, le temps de vous faire prisonniers ! »

Alors, au spectacle de ce peuple éperdu et de cette déroute militaire, au récit de cette insolence méprisante de l’adversaire, je me sens soulevé d’une fureur sans bornes. Ah, c’est trop bête ! La guerre commence infiniment mal. Il faut donc qu’elle continue. Il y a, pour cela, de l’espace dans le monde. Si je vis, je me battrai, où il faudra, tant qu’il faudra, jusqu’à ce que l’ennemi soit défait et lavée la tache nationale. Ce que j’ai pu faire, par la suite, c’est ce jour-là que je l’ai résolu. […] »

Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, Tome 1 « L’Appel (1940-1942) », Paris, Plon, 1954, pp 33-36.


« [Le 30 mai 1940] Dans mon cantonnement de Picardie, je ne me fais pas d’illusions. Mais j’entends garder l’espérance. Si la situation ne peut être, en fin de compte redressée dans la métropole, il faudra la rétablir ailleurs. L’empire est là, qui offre son recours. La flotte est là, qui peut le couvrir. Le peuple est là qui, de toute manière, va subir l’invasion, mais dont la République peut susciter la résistance, terrible occasion d’unité. Le monde est là, qui est susceptible de nous fournir de nouvelles armes et, plus tard, un puissant concours. Une question domine tout : les pouvoirs publics sauront-ils, quoi qu’il arrive, mettre l’État hors d’atteinte, conserver l’indépendance et sauvegarder l’avenir ? Ou bien vont-ils tout livrer dans la panique de l’effondrement ? »

Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, Tome 1 « L’Appel (1940-1942) », Paris, Plon, 1954, p 43.


« Ainsi, parmi les Français comme dans les autres nations, l’immense concours de la peur, de l’intérêt, du désespoir, provoquait autour de la France un universel abandon. Si nombre de sentiments restaient fidèles à son passé, si maints, calculs s’attachaient à tirer parti des lambeaux que lui laissait le présent, nul homme au monde, qui fût qualifié, n’agissait comme s’il croyait encore à son indépendance, à sa fierté, à sa grandeur. Qu’elle dût être désormais, serve, honteuse, bafouée, tout ce qui comptait sur la terre tenait le fait pour acquis. Devant le vide effrayant du renoncement général, ma mission m’apparut, d’un seul coup, claire et terrible. En ce moment, le pire de son histoire, c’était à moi d’assumer la France. »

Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, Tome 1 « L’Appel (1940-1942) », 1954 Paris, Plon, 1954, p 73.


« Quant à moi, qui prétendais gravir une pareille pente, je n’étais rien, au départ. A mes côtés, pas l’ombre d’une force, ni d’une organisation. En France, aucun répondant et aucune notoriété. A l’étranger, ni crédit ni justification. Mais ce dénuement même me traçait ma ligne de conduite. C’est en épousant, sans ménager rien, la cause du salut national que je pourrais trouver l’autorité. C’est en agissant comme champion inflexible de la nation et de l’État qu’il me serait possible de grouper, parmi les Français, les consentements voire les enthousiasmes, et d’obtenir des étrangers respect et considération. Les gens qui, tout au long du drame, s’offusquèrent de cette intransigeance ne voulurent pas voir que, pour moi, tendu à fouler d’innombrables pressions contraires, le moindre fléchissement eût entraîné l’effondrement. Bref, tout limité et solitaire que je fusse, et justement parce que je l’étais, il me fallait gagner les sommets et n’en descendre jamais plus.

La première chose à faire était de hisser les couleurs. La radio s’offrait pour cela. Dès l’après-midi du 17 juin, j’exposai mes intentions M. Winston Churchill. Naufragé de la désolation sur les rivages de l’Angleterre, qu’aurais-je pu faire sans son concours ? Il me le donna tout de suite et mit, pour commencer, la B.B.C. à ma disposition. Nous convînmes que je l’utiliserais lorsque le gouvernement Pétain aurait demandé l’armistice. Or, dans la soirée même, on apprit qu’il l’avait fait. Le lendemain, à 18 heures, je lus au micro le texte que l’on connaît. A mesure que s’envolaient les mots irrévocables, je sentais en moi-même se terminer une vie, celle que j’avais menée dans le cadre d’une France solide et d’une indivisible armée. A quarante-neuf ans j’entrais dans l’aventure, comme un homme que le destin jetait hors de toutes les séries. »

Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, Tome 1 « L’Appel (1940-1942) », Paris, Plon, 1954, p 70.


« J’eus, bientôt, la certitude qu’en dépit des pressions des autorités de Vichy, des calomnies de leur propagande, de la mollesse d’un grand nombre, c’est sur la France Libre que le peuple portait ce qui lui restait de fierté et d’espérance. La pensée de ce que m’imposait à moi-même cet appel suprême de la nation ne m’a plus quitté un instant dans tout ce qu’il me fallut entreprendre et supporter. »

Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, Tome 1 « L’Appel (1940-1942) », Paris, Plon, 1954, p 85.

Repères biographiques et historiques

Chef de la France libre pendant la Seconde Guerre mondiale, le général de Gaulle relate ses souvenirs et partage ses réflexions dans ses Mémoires de guerre publiées en trois tomes. Dans le premier volume intitulé « L’Appel (1940-1942) » en référence à son discours du 18 juin 1940, acte fondateur de la Résistance, il analyse les raisons de la défaite française de mai-juin 1940 et retrace les difficultés pour forger la France combattante.

Lors de la bataille de France (10 mai-25 juin 1940), de Gaulle est l’un des rares officiers à opposer une résistance aux armées allemandes. En effet, à Montcornet près de Laon, puis près d’Abbeville, il repousse les attaques ennemies. Le 25 mai 1940, il est promu général de brigade ; le 6 juin, il entre au gouvernement comme sous-secrétaire d’État à la Guerre et à la Défense nationale ; le 14, les Allemands défilent dans Paris ; le 16, de Gaulle est en mission à Londres et parvient à négocier une union franco-britannique pour poursuivre les combats ; le 17, apprenant à son retour en France que le maréchal Pétain est devenu chef du Gouvernement, il repart dans la capitale britannique ; le 18, en réponse à l’allocution de Pétain demandant aux Français de cesser les combats, il prononce son appel au micro de la BBC grâce au soutien du Premier ministre britannique, Winston Churchill ; le 22, Pétain signe l’armistice. Quelques semaines après, le régime de Vichy, qui fait entrer la France dans la voie de la collaboration, déchoit de Gaulle de la nationalité française, puis le condamne à mort par contumace et lui confisque ses biens.

Dès lors, de Gaulle poursuit une triple action depuis Londres, puis Alger : reconstituer une armée dans les colonies françaises, organiser et unifier la Résistance en métropole, et faire reconnaître le statut de puissance de la France sur le plan international.

Les pistes pédagogiques

1. Points de programme

  • En classe de 3ème :
    – Français : « Agir dans la cité : individu et pouvoir. »
    – Histoire : « La France défaite et occupée. Régime de Vichy, collaboration, Résistance. »
  • En classe de Terminale :
    – Histoire, voie générale : « La Seconde Guerre mondiale. »
    – Histoire, voie technologique : « De Gaulle et la France libre. »
    – Humanités, littérature et philosophie : « L’Humanité en question », entrée sur « Histoire et violence. »

2. Objets d’étude

  • La France dans la Seconde Guerre mondiale : de l’effondrement au redressement (Blitzkrieg, bataille de France, régime de Vichy, Résistance…).
    Documents en écho :
    – Discours du maréchal Pétain du 17 juin 1940 ;
    Appel du 18 juin 1940
  • Le général de Gaulle, figure paradoxale du solitaire et du rassembleur ?
  • Le genre des Mémoires.
  • Écrire l’Histoire, entre objectivité et subjectivité (les Mémoires de guerre, un projet mémoriel et politique entre apport historique fiable et minutieux, et récit dominé par l’idée de destin).
  • Écrire l’Histoire. Du récit historique à la réflexion sur l’Histoire : une esthétique de la grandeur (écriture tour à tour narrative, explicative, dramatique, épique et lyrique).
  • Du document à la littérature : les procédés rhétoriques au service du récit historique.
  • De Gaulle par de Gaulle : les différents statuts du « je » et de « nous » au service d’un autoportrait héroïque (« je » auteur, narrateur, témoin et acteur, « je » commentateur, « nous » la France, « nous » pluriel de majesté…).

3. Pistes pour une tâche finale

  • Réaliser des tracts de résistance.
  • Élaborer une courte émission radiophonique sur l’évolution de la France durant la Seconde Guerre mondiale.
  • Imaginer un dialogue entre la France et le Général au cours du conflit.
  • Construire l’édition numérique enrichie des textes (notes, illustrations, éléments d’interactivité…).
  • Rédiger un essai sur l’expérience éthique et/ou esthétique tirée de la lecture des textes.

André Malraux

COMMÉMORER LA RÉSISTANCE

Les textes de référence

« […] Quand l’écrasant souvenir du désastre commença de peser moins lourd, quand on commença d’oublier les longues files de notre armée en retraite dans les jardins de Juin sous les nuées sinistres des dépôts d’essence en feu, quand l’espoir reparut, les Lorrains et les Alsaciens repliés rejoignirent les jeunes des départements du Centre dans la clandestinité. Alors commencèrent les maquis d’arbres nains où l’on gagnait à quatre pattes les chambres souterraines lorsque la Gestapo fouillait la grande forêt – les maquis dont les soldats qui ne se rasaient plus ressemblaient aux laboureurs du Moyen Âge, les maquis dont les drapeaux étaient des bouts de mousseline cousus, et les armes, des révolvers et des fusils de chasse. Quelque explosif aussi, heureusement ! Les premiers coups de main commencèrent. Bien modestes, encore et beaucoup moins importants par leurs pauvres victoires que par leur accent de sacrifice. L’ennemi réparait telle centrale électrique détruite, mais la rumeur qui emplissait la ville, c’était la réponse à l’appel du 18 Juin, la voix retrouvée de la France.

Je me souviens du jour où, en Corrèze, un groupe des vôtres, après avoir fait sauter un transformateur, fut pris et exécuté par la Wehrmacht. Les corps des morts avaient été exposés devant la mairie et devaient être enterrés quasi-clandestinement à l’aube.

Dans les villages de cette région, il est de tradition qu’une femme de chaque famille assiste, debout auprès de la tombe familiale, aux obsèques de chaque mort du village. Lorsque les corps des maquisards arrivèrent au cimetière, que le jour se leva sur les soldats allemands, mitraillette au poing, les figures de deuil venues pendant toute la nuit apparurent immobiles, depuis les tombes jusqu’au sommet des trois collines voisines, comme la garde silencieuse de la France.

Le temps des révolvers et des fusils de chasse cessa peu à peu. Les armes parachutées permirent de conquérir les armes ennemies. […] Le plan de sabotage des voies ferrées avait été exécuté. Nos destructions, en contraignant la division cuirassée Das Reich à emprunter la route sur laquelle l’attendait l’aviation alliée, ne lui permit d’entrer dans la bataille de Normandie, dit le texte officiel, « qu’avec un retard irréparable ». Les cloches de la délivrance sonnaient dans tous les clochers, et les résistants du Centre pouvaient rentrer chez eux.

Mais ces résistants, c’étaient ceux que les Lorrains et les Alsaciens avaient accompagnés dans la reconquête de leurs villes, et surtout dans la libération de leurs villages. Et ils décidèrent de combattre jusqu’au jour où seraient libérés aussi les villages et les villes de Lorraine et d’Alsace, ceux des camarades qui avaient libérés les leurs.

Ainsi naquit la Brigade Alsace-Lorraine. […]

Alors commença la montée vers le front des Vosges. […] Mais sur cette horde pourtant disciplinée de soldats à peine en uniforme, sur cette épopée de chapardeurs de poulets, le bras serrant l’arme ennemie conquise, et si pressés d’atteindre le front où les attendaient les divisions cuirassées allemandes, passait, avec les éclaircies d’automne, la lumière lointaine des soldats de l’an II…

[…] Les F.F.L. accueillirent fraternellement, malgré leur pittoresque, ces troupes […].

Nous n’avons certes pas été seuls à défendre Strasbourg […]. L’armée alliée revint ; Strasbourg fut sauvée. Et au pont de Kraft une plaque dit :  » Ici, la 1re D.F.L. et la brigade Alsace-Lorraine arrêtèrent l’avance allemande ».

Puis, ce fut l’Allemagne. Et nos Lorrains, nos Alsaciens et nos Corréziens décorés à Stuttgart par le Général de Lattre, le furent avec les Lorrains, les Alsaciens et les Corréziens qu’ils avaient délivrés ensemble des camps de concentration.

Telle est la simple et grande histoire que j’avais mission de rappeler. C’est celle du courage, c’est celle de la fraternité. C’est une de celles qui forment l’histoire du peuple de France, et qu’il garde, lorsqu’il les connaît, au plus secret de son cœur.

Puissent les petits enfants de Lorraine se souvenir […] des Lorrains qui avaient résolu de rentrer ici l’arme à la main, pour que leur famille ne fût pas délivrée sans eux, et qui revinrent avec un cortège fraternel, la France ramenant la France. […] »

André Malraux, Discours prononcé à l’occasion de l’inauguration de la place de la Brigade Alsace-Lorraine à Metz le 14 mai 1961, Bulletin de la Brigade Alsace-Lorraine, n°163.


« Voici donc, après quatorze ans, cette ville intacte, sur laquelle est revenu l’été comme il fût revenu sur les ruines ; […] ; et voici les visages des survivants, sur lesquels le temps a passé. Illustres ou inconnus, ils sont unis aujourd’hui par le même souvenir qui s’efface. Déjà, pour treize millions de jeunes Français, la libération de Paris n’appartient plus qu’à l’Histoire ; puissé-je leur parler ici en votre nom, et faire que, pour ceux d’entre eux qui nous écoutent, pour toute la jeunesse éparse qui nous entendra ce soir, l’Histoire se confonde avec le souvenir.

Lorsque les Forces françaises libres et la Résistance, nées toutes deux du même appel, se rencontrèrent dans une salle aujourd’hui historique de cette gare, chacune d’elle ne connaissait de l’autre que son action légendaire. […] Ces combattants étaient le « Non » du 18 Juin devenu vivant. Nullement une sorte de légion française au côté des Alliés, mais l’éternelle poignée de ceux par lesquels tout ce qui transfigure les individus commence ou recommence : la légion des témoins. Les témoins de la continuité nationale, ceux qui proclamaient que même si la France n’était plus la France, même si elle n’était plus que dans le désert d’Afrique, elle restait vivante, parce que dans ce désert, le monde reconnaissait ce qui avait été son courage. […]

Lors du débarquement de Normandie, cette Résistance-là comptait plus de morts que de survivants. Pour ceux-ci, hommes et femmes, elle est le souvenir de la plus profonde fraternité virile qu’il aient connue. Elle est le souvenir d’avoir engagé – et d’abord avec leurs mains nues – le combat avec un ennemi démesurément plus fort qu’eux, le souvenir d’avoir tenu dans ces mains une parcelle du refus de la France, du destin de la France ; d’avoir été les compagnons obscurs de « l’homme qui en maintenait alors l’honneur comme un invincible songe ». […]

[…] ils étaient liés, en 44, à la menace de la torture, à la connaissance des camps d’extermination qui déployaient jusqu’à la Baltique l’atroce cortège d’ombres qui attendaient les vaincus. Survivants de la Résistance, vous pouvez vraiment dire, sans avoir besoin d’élever la voix, que vous avez combattu en face de l’enfer. […]

Que Paris eût été libéré – un peu plus tard – sans la Résistance, donc sans l’insurrection, et sans la 2e D.B. nul ne l’ignorait. Le véritable objectif de ces combats fut bien moins de reconquérir la ville, que de retrouver la France. La France à laquelle les adversaires du général de Gaulle ne croyaient pas, parce qu’elle n’existait que dans le cœur de ceux qui combattaient pour elle. C’est pour cette France, et pour rien autre, qu’ils l’aient su ou non, que sont tombés les morts de la libération de Paris. Pour retrouver une fierté mystérieuse dont la perte les séparait de tout le passé de la nation, fierté dont beaucoup d’entre eux ne savaient qu’une chose, c’est qu’à leurs yeux, la France l’avait perdue. La liberté, l’indépendance, les Alliés eussent suffi à les leur rendre. Et ces combattants ne se sont pas trompés : car la France ne s’est pas redressée en s’appuyant sur leur victoire, mais en s’appuyant sur leur combat et sur leur sacrifice. L’insurrection triomphante de Paris est sœur de l’insurrection écrasée de Varsovie.

Ni la France ni le monde ne s’y méprirent. […]

Telle est la simple et la grande histoire que nous commémorons aujourd’hui – peut-être parce qu’aujourd’hui, la France ose la regarder en face. Jeunesse à qui elle appartient, avant que sonnent de nouveau toutes les cloches de Paris, les témoins qui m’entourent, et la poignante assemblée d’ombres que j’évoquais tout à l’heure, te disent avec la voix presque basse qui éveille les dormeurs : « Écoute ce soir, jeunesse de mon pays, ces cloches d’anniversaire qui sonneront comme celles d’il y a quatorze ans. Puisses-tu, cette fois, les entendre : elles vont sonner pour toi ». »

André Malraux, Discours prononcé pour la commémoration de la libération de Paris le 24 août 1958 au nom du général de Gaulle, alors en Afrique, devant la gare où fut signée la reddition des troupes allemandes de Paris, Oraisons funèbres, Paris, Gallimard, 1971, pp 15-30.

Repères biographiques et historiques

André Malraux est né le 3 novembre 1901 à Paris. Cet aventurier autodidacte part en Indochine où il participe à un journal anticolonialiste et est emprisonné pour vol d’objets archéologiques en 1923-1924. Revenu en France, il se met à l’écriture en commençant par transposer cette aventure. Puis il accède à la célébrité en recevant le Prix Goncourt en 1933 pour son roman La Condition humaine. Militant antifasciste, il s’implique en 1936-1937 dans la guerre civile espagnole en s’engageant aux côtés des républicains espagnols et en rédigeant son roman L’Espoir, dont il tourne une adaptation filmique.

Au début de la Seconde Guerre mondiale, il prend part aux combats, mais est blessé et se réfugie dans le sud de la France où il se consacre à l’écriture. Apprenant que ses deux demi-frères résistants sont tour à tour arrêtés par la Gestapo au printemps 1944, il rejoint la Résistance sous le pseudonyme de colonel Berger. Il a pour mission d’unifier des maquis dans le sud-ouest du pays et participe aux combats lors de la Libération de la France, notamment à la tête de la Brigade Alsace-Lorraine.

Après le conflit, il continue de suivre le général de Gaulle, en devenant son ministre de l’Information de 1945 à 1946, puis un membre du Conseil de direction de son mouvement politique créé en 1947, le Rassemblement du Peuple Français (R.P.F.), et enfin son ministre des Affaires culturelles de 1959 à 1969 une fois le Général revenu au pouvoir. André Malraux écrit alors des ouvrages sur l’art et prononce de nombreux discours dont des oraisons funèbres restées célèbres.

Source : https://www.ordredelaliberation.fr/fr/compagnons/andre-malraux

Les pistes pédagogiques

1. Points de programme

  • En classe de 3ème :
    – Français : « Se raconter, se représenter. » et « Agir dans la cité : individu et pouvoir. »
    – Histoire : « La France défaite et occupée. Régime de Vichy, collaboration, Résistance. »
  • En classe de Terminale :
    – Histoire, voie générale : « La Seconde Guerre mondiale. »
    – Histoire, voie technologique : « De Gaulle et la France libre. »
    – Humanités, littérature et philosophie : « L’Humanité en question », entrée sur « Histoire et violence. »

2. Pistes d’étude

  • La Résistance armée et la Résistance non armée.
  • La répression de la Résistance.
  • F.I.-F.F.L., la fraternité des armes au service de la libération de la France.
  • Un maquis particulier : la Brigade indépendante d’Alsace-Lorraine.
    Documents en écho pour les deux discours :
    appel du 18 juin 1940 ;
    Chant des partisans ;
    – mémoriaux de la Résistance.
    Document en écho pour le discours sur la Brigade Alsace-Lorraine :
    – Victor Hugo, « Ô soldats de l’an deux ! », Les Châtiments, 1853 ;
    Documents en écho pour le discours sur la libération de Paris :
    – Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, Tome 2 « L’Unité », Paris, Plon, 1956, pp 310- 311.
    discours d’André Malraux prononcé pour le transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon, le 19 décembre 1964 ;
    – discours d’André Malraux prononcé sur le parvis de la cathédrale de Chartres lors du 30e anniversaire de la libération des camps de déportation, le 10 mai 1975 ;
  • Mémoires de la Résistance.
  • L’écriture de l’Histoire par André Malraux, un passé composé ?
  • Du « colonel Berger » au Ministre des Affaires culturelles : André Malraux, un parcours entre parole et action.
  • Le général de Gaulle et André Malraux, des parcours en miroir (un orateur devenu écrivain/un écrivain devenu orateur).
  • Les styles gaullien et malrucien, une rhétorique en partage (goût pour la métaphore naturelle, l’envolée lyrique, la perspective multi-temporelle – présent d’énonciation renvoyant au passé et visant l’avenir -, les thèmes de la France éternelle et de sa vocation…).

3. Pistes pour une tâche finale

  • En s’inspirant du discours d’André Malraux prononcé à l’occasion de l’inauguration de la place de la Brigade Alsace-Lorraine à Metz et du texte de Georges Perec, écrire un texte commémoratif en commençant chaque phrase ou paragraphe par « Je me souviens… ».
  • Rédiger un texte engagé pour une cause actuelle, en veillant à expliquer en quoi l’exemple de la Résistance d’hier peut inspirer un engagement aujourd’hui.
  • Construire l’édition numérique enrichie de l’un des discours d’André Malraux (notes, illustrations, éléments d’interactivité…).

4. Pour aller plus loin

Romain Gary

ROMAIN GARY ET LE GÉNÉRAL DE GAULLE, UNE CERTAINE IDÉE DE LA FRANCE ET DU STYLE

Les textes de référence

« Ma mère me parlait de la France comme d’autres mères parlent de Blanche-Neige et du Chat Botté et, malgré tous mes efforts, je n’ai jamais pu me débarrasser entièrement de cette image féerique d’une France de héros et de vertus exemplaires. Je suis probablement un des rares hommes au monde restés fidèles à un conte de nourrice.

Malheureusement, ma mère n’était pas femme à garder pour elle ce rêve consolant qui l’habitait. Tout, chez elle, était immédiatement extériorisé, proclamé, déclamé, claironné, projeté au-dehors, avec, en général, accompagnement de lave et de cendre. […]

Ma mère allait de porte en porte, sonnant, frappant et invitant tous les locataires à sortir sur le palier. […] Vous ne savez pas à qui vous avez l’honneur de parler ! Mon fils sera ambassadeur de France, chevalier de la Légion d’honneur, grand auteur dramatique, Ibsen, Gabriele d’Annunzio ! […] Il vaut peut-être mieux dire tout de suite, pour la clarté de ce récit, que je suis aujourd’hui Consul Général de France, compagnon de la Libération, officier de la Légion d’honneur et que si je ne suis devenu ni Ibsen, ni d’Annunzio, ce n’est pas faute d’avoir essayé. […] Ma mère se tenait debout sous la bourrasque, la tête haute, me serrant contre elle. Il n’y avait en elle nulle trace de gêne ou d’humiliation. Elle savait. »

Romain Gary, La Promesse de l’aube [1960], Paris, Gallimard, collection Folio, 1973, pp 51-53.


« L’idée que la France pouvait perdre la guerre ne m’était jamais venue. Je savais bien que nous avions déjà perdu une fois, en 1870, mais je n’étais pas encore né, et ma mère non plus. C’était différent. […]

Les succès foudroyants de l’offensive allemande ne me firent guère d’effet. Nous avions déjà vu cela en 14-18. Nous autres, Français, nous nous ressaisissions toujours au dernier moment, c’était bien connu. […] J’étais foncièrement incapable d’imaginer qu’un chef parvenu au premier rang de la plus vieille et de la plus glorieuse armée du monde pût se révéler soudain un défaitiste, un cœur mal trempé, ou même un intrigant prêt à faire passer ses haines, rancunes et passions politiques avant le destin de la nation. […] Plus la situation militaire devenait grave et plus ma bêtise s’exaltait à n’y voir qu’une occasion à notre mesure, et j’attendais que le génie de la patrie s’incarnât soudain dans une figure de chef, selon nos meilleures traditions. J’ai toujours eu tendance à prendre à la lettre les belles histoires que l’homme s’est racontées sur lui-même dans ses moments inspirés, et la France, à cet égard, n’a jamais manqué d’inspiration. […] J’ai cru tour à tour à tous nos chefs et dans chacun je reconnaissais l’homme providentiel. Et lorsque, l’un après l’autre, ils disparaissaient dans le trou du guignol ou s’installaient dans la défaite, je ne me découragerais pas le moins du monde et ne perdais nullement ma foi en nos généraux ; je changeais simplement de général. […] C’est ainsi que j’aboutis tout naturellement au général de Gaulle […]. On imagine mon soulagement lorsque ma bêtise congénitale et mon inaptitude au désespoir trouvèrent soudain à qui parler et lorsque des profondeurs de l’abîme, exactement comme je m’y attendais, surgit enfin une extraordinaire figure de chef qui non seulement trouvait dans les événements sa mesure mais encore portait un nom bien de chez nous. Chaque fois que je me trouve devant de Gaulle, je sens que ma mère ne m’avait pas trompé et qu’elle savait tout de même de quoi elle parlait.

Je décidai donc de passer en Angleterre […]. »

 Romain Gary, La Promesse de l’aube [1960], Paris, Gallimard, collection Folio, 1973, pp 271-275.


« Un jour, cependant, nous eûmes une sortie un peu plus mouvementée que d’habitude. A quelques minutes de l’objectif, alors que nous dansions entre les nuages des obus, j’entendis dans mes écouteurs une exclamation de mon pilote Arnaud Langer. Il y eut ensuite un moment de silence, puis sa voix annonça froidement :

– Je suis touché aux yeux. Je suis aveugle.

Sur le Boston, le pilote est séparé du navigateur et du mitrailleur par des plaques de blindage et, en l’air, nous ne pouvions rien les uns pour les autres. Et, au moment même où Arnaud m’annonçait sa blessure aux yeux, je recevais un violent coup de fouet au ventre. En une seconde, le sang colla mon pantalon et emplit mes mains. […] Je […] m’assurai que l’essentiel était sain et sauf. Mon soulagement fut tel que la gravité de notre situation ne m’impressionna pas particulièrement. […] Ayant poussé un soupir de soulagement, je fis le point. Le mitrailleur, Bauden, n’était pas touché, mais le pilote était aveugle ; nous étions encore en formation et j’étais le navigateur de tête, c’est-à-dire que la responsabilité du bombardement collectif reposait sur moi. Nous n’étions plus qu’à quelques minutes de l’objectif et il me parut que le plus simple était de continuer en ligne droite, nous débarrasser de nos bombes sur la cible et examiner ensuite la situation, s’il y en avait encore une. C’est ce que nous fîmes, non sans avoir été touchés encore à deux reprises. Cette fois, ce fut mon dos qui fut visité et quand je dis mon dos, je suis poli. Je pus tout de même lâcher mes bombes sur l’objectif avec la satisfaction de quelqu’un qui fait une bonne action.

Nous continuâmes un instant tout droit devant nous, puis nous commençâmes à diriger Arnaud à la voix […]. J’avais perdu pas mal de sang et la vue de mon pantalon gluant me donnait mal au cœur. Un des deux moteurs ne donnait plus. […] Nous avions pris la décision de sauter en parachute dès que l’avion couperait la côte anglaise, mais Arnaud constata que son toit coulissant avait été endommagé par les obus et ne s’ouvrait pas. Il ne pouvait être question de laisser le pilote aveugle seul à bord ; nous dûmes donc demeurer avec lui et tenter l’atterrissage, en le dirigeant à la voix. Nos efforts ne furent pas très efficaces et nous manquâmes le terrain à deux reprises. […]

Je crois que ce fut la première fois dans l’histoire de la R.A.F. qu’un pilote aux trois quarts aveugle parvint à ramener son appareil au terrain. […] Cet exploit valut à Arnaud Langer la Distinguished Flying Cross britannique à titre immédiat. Il devait retrouver la vue complètement ; ses paupières avaient été clouées aux globes des yeux par des éclats de plexiglass, mais le nerf optique était intact. […]

Je fus placé à l’hôpital où le bulletin définit ma blessure comme « plaie perforante de l’abdomen ». Mais rien d’essentiel n’était touché et la plaie se cicatrisa vite. […] Et c’est là que se situe l’événement le plus merveilleux de ma vie, auquel aujourd’hui encore je n’arrive pas à croire tout à fait.

Quelques jours auparavant, j’avais été convoqué à la B.B.C. avec Arnaud Langer et interviewé longuement sur notre mission. Je connaissais les besoins de la propagande, la soif du public français, avide de nouvelles de ses aviateurs, et je n’y fis pas trop attention. Je fus cependant assez étonné de voir L’Evening Standard publier le lendemain un article sur notre « exploit ».

Je retournai ensuite à la base d’Hartford Bridge. Je me trouvais au mess lorsqu’un planton me remit un télégramme. Je jetai un coup d’œil à la signature : Charles de Gaulle.

Je venais de recevoir la Croix de la Libération. […]

La Croix de la Libération devait être épinglée sur ma poitrine quelques mois plus tard, sous l’Arc de Triomphe, par le général de Gaulle lui-même. »

Romain Gary, La Promesse de l’aube [1960], Paris, Gallimard, collection Folio, 1973, pp 376-380.

Repères biographiques et historiques

Roman Kacew est né le 8 mai 1914 dans la communauté juive de Wilno (Vilnius) dans l’actuelle Lituanie, alors sous domination russe. Après un passage à Varsovie où il fréquente l’école polonaise et suit des cours particuliers de français pendant deux ans, il arrive en France avec sa mère à l’âge de quatorze ans et prend alors le prénom de Romain. Il poursuit ses études secondaires avant d’entamer des études de droit. Naturalisé français en 1935, il fait son service militaire dans l’aviation. Puis, il devient élève-officier à l’Ecole de l’Air de Salon-de-Provence en 1938. À l’issue de la formation, il est l’un des rares élèves à ne pas être nommé officier, sans doute en raison de ses origines. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate en septembre 1939, Romain Kacew est mobilisé en tant qu’instructeur de tir à l’école des observateurs de Bordeaux-Mérignac.

Dès juin 1940, il refuse la défaite, quitte la France pour rejoindre les rangs des Forces Aériennes Françaises Libres (F.A.F.L.) et prend son nom de guerre Gary (« Brûle » en russe). Après avoir servi en Afrique et au Moyen-Orient, il part en Grande-Bretagne en 1943 pour combattre sur le front de l’Ouest et reprend l’entraînement dans les centres de la Royal Air Force (R.A.F.). Il est alors navigateur dans une escadrille basée à Hartford où les Français sont regroupés. Son unité est principalement affectée à la destruction des bases de lancement des missiles V1, bombes volantes déployées par l’Allemagne nazie contre le Royaume-Uni, puis la Belgique entre juin 1944 et mars 1945. C’est dans ce contexte que Romain Gary se distingue le 25 janvier 1944, alors qu’il se trouve dans l’avion de tête d’une formation de six appareils. Il relate cet épisode dans son autobiographie romancée qui est un hommage à sa mère, La Promesse de l’aube, parue en 1960. Ayant reçu des prix littéraires, c’est alors un écrivain reconnu. Il est d’ailleurs le seul auteur à avoir obtenu deux fois le prestigieux prix Goncourt, une première fois sous le nom de Romain Gary en 1956 et une seconde sous celui d’Émile Ajar en 1975.

Source : https://www.ordredelaliberation.fr/fr/compagnons/romain-gary

Les pistes pédagogiques

1. Points de programme

  • En classe de 3ème :
    – Français : « Se raconter, se représenter. »
    – Histoire : « La Deuxième Guerre mondiale, une guerre d’anéantissement. » et « La France défaite et occupée. Régime de Vichy, collaboration, Résistance. »
  • En classe de Terminale :
    – Histoire, voie générale : « La Seconde Guerre mondiale. »
    – Histoire, voie technologique : « De Gaulle et la France libre. »
    – Humanités, littérature et philosophie : « L’Humanité en question », entrée sur « Histoire et violence. »

2. Objets d’étude

  • La France libre et les Alliés dans la Seconde Guerre mondiale (les F.A.F.L. et la R.A.F. face à l’Allemagne nazie).
  • L’impensé et l’impensable : Pétain ou la figure du déshonneur et du reniement de l’idéal français.
  • L’homme providentiel, une figure récurrente de l’imaginaire politique français.
  • Le général de Gaulle, le modèle du chef.
    Documents en écho :
    – Charles de Gaulle, Le Fil de l’épée, Paris, Plon, 1932.
    – Romain Gary, Ode à l’homme qui fut la France [1997], éd. Paul Audi, Paris, Gallimard, « Folio », 2000.
  • Romain Gary et le général de Gaulle, « une certaine idée de la France » (un imaginaire commun nourri par un récit familial ou le romanesque porteur de patriotisme, deux « rêveurs réalistes » ou la concrétisation du rêve par les choix et les actions).
    Documents en écho :
    Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, Tome 1 « L’Appel », Paris, Plon, 1954, pp 8-9 (extrait à étoffer un peu sur le site de la Fondation).
    – Romain Gary, Ode à l’homme qui fut la France [1997], éd. Paul Audi, Paris, Gallimard, « Folio », 2000. (à ajouter sur le site de la Fondation, voir page suivante)
  • Les figures maternelles dans La promesse de l’aube: de Mina à la France, de la mère à la mère patrie.
  • Des figures combatives à la rhétorique visionnaire et performative dans La promesse de l’aube: Mina, un double du général de Gaulle ? (Une mère dépositaire de la combattivité française et de l’élan salvateur à l’instar de l’homme du 18 juin, et une parole maternelle et gaullienne prophétique).
  • Entre mémoire et imagination : l’autobiographie fictive ou la reconstruction littéraire du passé.

3. Pistes pour une tâche finale

  • Élaborer un portrait du chef, en s’appuyant sur le texte de Romain Gary et les connaissances sur le général de Gaulle.
  • Réaliser une émission radiophonique sur l’épisode du pilote aveugle raconté par Romain Gary.
  • Élaborer une note d’intention pour passer du texte sur l’épisode du pilote aveugle à sa mise en images filmiques.
  • Raconter une aventure dramatique ancrée dans la Seconde Guerre mondiale.
  • Rédiger un texte qui personnifie la France combattante.
  • Rédiger, puis oraliser une ode en hommage à l’homme du 18 juin et/ou à la France combattante.

4. Pour aller plus loin

Le texte complémentaire : "Ode à l’homme qui fut la France"

« Ils sont très rares, les hommes que l’on peut qualifier de rêveurs réalistes. De Gaulle en était un par excellence : tacticien avisé, il n’en appelait pas moins les Français – voire, comme à regret, le monde occidental tout entier – à se hisser vers des sommets mythologiques et, pour autant que je sache, inexistants, ou pour le moins inaccessibles. […] Ainsi le réaliste en de Gaulle n’a-t-il jamais manqué de ruse pour servir le rêveur. La stratégie consistait à toujours viser le maximum, aussi haut et aussi loin que possible, avec l’espoir pratique et astucieux qu’il soutirerait ainsi de nous au moins le minimum. Car ce sempiternel étudiant de l’histoire savait qu’un idéal de « grandeur », cet idéal fût-il inaccessible et sublimé, souvent mystique sinon purement verbal, constitue un but qui laisse, s’il est poursuivi avec toute l’ardeur de l’esprit et du cœur, dans le sillage même de notre échec à l’atteindre, quelque chose qui ressemble fort à une civilisation. […] Quand bien même le but final serait pour l’homme hors de portée, sa poursuite à elle seule demeure une source de création, d’inventivité, de progrès et d’accomplissement. Personne ne savait mieux que de Gaulle que la civilisation occidentale était née de cette tâche, au fond impossible à accomplir : combler l’écart qui sépare la misérable réalité humaine du mythe de l’homme que celui-ci, par amour de soi, se sera plu à édifier.

Peu d’hommes dans l’Histoire ont partagé avec lui cet étrange privilège – celui de susciter notre intérêt pour eux-mêmes bien plus que pour leurs réalisations effectives. Pendant des années, j’ai été conscient d’assister aux exploits d’un très grand artiste. A cet égard, ce que de Gaulle a accompli est sans précédent, et je crois que c’est là que réside tout le secret de l’homme. Usant d’une habilité fantastique et d’un don nonpareil, il a incarné, comme on le dit d’un acteur, dix siècles d’histoire de France. Avec ces éléments historiques – et histrioniques – que tous les Français connaissent par cœur depuis l’école, avec des débris du passé, avec des morceaux appartenant à tous les Louis, avec cette lumière qui continue faiblement à nous atteindre depuis les étoiles mortes de notre glorieux passé, avec des éclats de pierre provenant de toutes nos cathédrales et de tous nos sanctuaires, de nos musées et de nos légendes, avec son génie, sa compétence, sa rigueur dans l’exécution, son fabuleux savoir-faire et son indéniable sagacité, il a bâti un être mythologique connu sous le nom de De Gaulle, auquel il se référait assez justement à la troisième personne, à l’instar d’un écrivain se rapportant au titre de son opus magnum. C’est cette œuvre d’art, cette création de soi qui comblait l’écart entre la magnificence du passé et les minables réalités du présent, qui éveillait comme par magie l’illusion de la continuité, et témoignait d’une future et immortelle grandeur. Ainsi, quelques notions clés de l’histoire, profondément enfouies dans la mémoire subliminale et l’inconscient collectif des Français, étaient utilisés par cet actor et auctor de génie pour créer ce « Moi, de Gaulle » qui touchait de manière irrésistible, fût-ce chez les plus sceptiques des Français, la corde toujours sensible de la nostalgie.

Jamais auparavant un homme ne s’était servi avec autant d’adresse d’un passé révolu en vue d’un dessein qui n’en était pas moins précis, conscient et calculé. Si de Gaulle, jusqu’à la toute dernière heure, a exercé sur les Français une telle fascination, ce n’est pas seulement parce qu’il avait redonné vie au passé, mais parce qu’il avait su jouer son rôle, parce qu’il l’avait donné en représentation avec une conviction si profondément contagieuse que le charme de l’acteur continuait à s’exercer sur l’assistance longtemps après qu’il avait lui-même quitté la scène. […] Plus que jamais, il est à présent ce qu’il n’a cessé d’être pour nous depuis le début : une force morale, un courant spirituel, une foi dans l’homme, dans un ultime triomphe de l’homme, une lumière. »

Romain Gary, Ode à l’homme qui fut la France [1997], éd. Paul Audi, Paris, Gallimard, « Folio », 2000, pp 11-15.

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