Une opinion

Par Jacques Patin

 

Dans le livre qu’elle a consacré à Georges Clemenceau sous le titre Cœur de Tigre, Madame Françoise Giroud rappelle en quelques lignes ce que furent les graves événements survenus en France peu de temps après l’armistice du 11 novembre 1918. Il est utile pour la compréhension de ce bref essai de garder en mémoire ce texte. Le voici : « Finie l’euphorie de la victoire ! Dès le mois de janvier 1919, des grèves éclatent : métro, autobus, chemin de fer, électricité… Clemenceau se montre impitoyable. Obéissant à ses ordres (deux de ses proches) organisent la répression : pas  de manifestations, pas de cortèges, ni réunions ni protestations publiques sous peine de prison… Les veuves de guerre manifestèrent sous ses fenêtres rue Saint-Dominique. Le « Vieux » n’allait pas toucher aux veuves de guerre ! Il y toucha et n’eut pas la moindre hésitation à les faire disperser par la police. Une véritable journée révolutionnaire fut prévue pour le 1er mai. Le jour se leva sur une ville morte. Partout le travail avait cessé. Des ouvriers déambulaient, l’églantine à la boutonnière. Un cortège se forma. Il se heurta à la police devant la gare de l’Est. Les manifestants se revirent des grilles des arbres pour les jeter sur les forces de l’ordre. Ceux-ci chargèrent sabre au clair. Il y eut des morts, des blessés. Repoussés, les manifestants parvinrent à contourner la Madeleine et à descendre la rue Royale. Devant eux, s’avançaient deux ou trois cents grands mutilés. Clemenceau n’allait pas davantage ménager les mutilés que les veuves de guerre. Evoquant plus tard ce souvenir, Henry Torrès dira : «  J’ai compris ce jour-là ce qu’était un homme d’Etat »[1].

« Père la Victoire » pour les uns, « Le Vieux » pour les autres, ce n’était un mystère pour personne que le président du Conseil briguait la présidence de la République. On sait comment il en fut écarté.

En mai 1968, c’est un autre « vieux » qu’il s’agit d’éliminer. On l’a tenté par divers moyens. Mais ce qui avait réussi pour Clemenceau échoua contre le général de Gaulle.

Par une manœuvre étonnante, excluant tout recours à la force, et alors que tout semblait se dérober ou l’accabler, le Général sut reprendre en main ce qui lui paraissait « insaisissable », voire perdu quelques heures auparavant, remettre chacun à sa place, restaurer l’autorité de l’Etat, en même temps que la sienne.

Notre propos n’est ici que de préciser, dans la mesure du possible, ce qui peut être tenu pour établi.

Les propositions ici avancées procèdent, pour la plus large part, des souvenirs ou des études remarquables publiés notamment par le général de Boissieu, M. François Goguel, M. Bernard Tricot (Mémoires, Quai Voltaire, 1994) et enfin, M. Xavier de La Chevalerie (publié dans ce dossier).  Je ne reviendrai pas ici, si ce n’est ponctuellement, pour la clarté du récit, sur le contenu de ces écrits, évidemment connus de tous et qui apportent l’essentiel. En outre, je me référerai, mais avec une grande prudence, à mes propres souvenirs puisque je me trouvais à cette époque chargé des questions juridiques de droit privé au Secrétariat général sous les ordres de M. Tricot. J’occupais aussi la fonction de secrétaire du Conseil supérieur de la Magistrature, qui me donnait accès directe et sans témoin auprès du général de Gaulle en moyenne une fois par mois. Le Général, principalement lorsqu’il avait donné une conférence de presse peu de temps avant, avait coutume, à la fin des audiences qu’il m’accordait, une fois épuisé l’ordre du jour, de me livrer certains commentaires ou de me poser quelques questions sur les problèmes du moment. Il est connu qu’il en usait ainsi avec chacun mais les réflexions suscitées par l’accumulation de ces entretiens, et que jusqu’ici j’ai gardé pour moi, m’ont conduit à me forger une opinion sur la question qui nous occupe aujourd’hui .

Depuis quelques temps, des propos aussi surprenants que déplacés, avaient cours dans certains milieux proches du gouvernement.

Trop âgé décidément, selon ses contemporains, le Général n’aurait plus eu une exacte connaissance des problèmes auxquels était confrontée une société dont les changements s’accéléraient. Il aurait été, pour le moins, mal informé.

Remarquons au passage, ce que ces propos avaient d’inconsidéré. Si le Général manquait d’informations sur la réalité, à qui en incombait la responsabilité, sinon au gouvernement, et en premier lieu à son chef. A cet égard, il est permis de penser que la formation issue des élections législatives de 1967, peut-être moins cohérente et moins efficace en maints aspects que la précédente, ne sut pas discerner les signes annonciateurs pourtant nombreux depuis plusieurs mois ou mêmes les négligea délibérément.

Mais, bien plus, alors que les événements prenaient fin, des propos, sans aucun doute, involontairement maladroits mais déplaisants, furent tenus par le Premier ministre lui-même. Celui-ci, considérant, non sans présomption, que le succès des élections du 23 juin procédait de son action personnelle, confia qu’il ne souhaitait pas, au moment où il se présenterait devant les électeurs pour accéder à la magistrature suprême, se trouver sexagénaire…

Cette résolution, qui évidemment ne fut pas forgée après les événements, impliquait compte tenu de l’âge de l’intéressé que le chef de l’Etat n’achevât point son second mandat, de gré ou de force…

De force ; c’est bien de ce côté que sembla s’orienter le cours des événements.

En premier lieu, le « plan d’apaisement » élaboré par le Premier ministre à son retour, le 11 mai, d’un voyage officiel à l’étranger, trouva le Général fort réticent. Il fut néanmoins mis en œuvre le lundi 13 mai et connut un échec que son instigateur aurait dû prévoir. De plus, ce fut le moment, bien sûr tout était fortuit, que choisirent en grand nombre, à l’appel des syndicats, CGT en tête, la majorité des agents des services publics (certains sous la contrainte) et des salariés pour se joindre au mouvement contestataire et avec quelle vigueur !

En second lieu, les négociations que le Premier ministre confia le 25 mai à quelques-uns de ses fidèles, en écartant Michel Debré, cependant ministre des Finances, conduisirent certes à l’accord de Grenelle, mais cet accord, qui conférait à la CGT un rôle prédominant, fut repoussé par les syndicats. Devant ces échecs accumulés, le Général, conscient de ce que les organes gouvernementaux, normalement compétents pour traiter les questions de maintien de l’ordre, avaient échoué, constatant qu’il s’agissait d’une tentative révolutionnaire préparée par différentes factions mais dirigée contre lui seul et non d’un mouvement spontané, estima qu’il devait intervenir lui-même. Il prononça le 24 mai une allocution bien connue et dont il est inutile ici de rappeler la teneur. Ce discours n’eut pour conséquences que de stimuler encore l’ardeur des tenants de la subversion. Il eut le mérite toutefois d’amener certains à marquer ouvertement leurs positions.

C’est ainsi que des politiciens, dévoilant soudain des appétits trop longtemps refoulés, entrèrent en lice avec fracas les 27 et 28 mai, proclamant que la vacance du pouvoir était désormais ouverte. Le 29 mai au matin, alors que le Général était encore à Paris, un homme politique de premier plan se joignit à ses alliés du moment tout en faisant connaître qu’il était pressé par l’entourage du Premier ministre de se joindre au mouvement cherchant à obtenir l’éviction du Général. Mais, à l’instant de l’intervention de ce retardataire, le plan du Général était en voie d’accomplissement.

De notre côté, je ne crois pas que la Maison du Général lui fut d’un grand secours, bien qu’à l’évidence, notre fidélité absolue, du haut en bas de la hiérarchie, demeurât inébranlable. Depuis longtemps, le secrétaire général, M. Tricot, nous avait demandé de ne plus avoir de contacts avec nos correspondants habituels car, au sein des administrations civiles, plus rien ni personne ne répondaient… sauf, à ma connaissance, le titulaire d’une des Directions les plus importantes du ministère de l’Intérieur. Ce haut-fonctionnaire fit maintes fois parvenir, par un canal que je connaissais bien, des informations précieuses et révélatrices sur la réalité des événements. Mais nos travaux se bornèrent à quelques réunions : au cours de l’une d’elles, vers le 10 mai il me semble, je me rappelle avoir donné avec  plusieurs de mes collègues, un avis favorable à la réouverture de la Sorbonne, avec l’arrière-pensée que les étudiants seraient moins dangereux en se cantonnant eux-mêmes dans cette symbolique enceinte qu’en continuant à édifier des barricades un peu partout ou à porter la violence jusqu’aux abords du palais de l’Elysée ! On nous demanda aussi de mettre par écrit, sans nous entendre entre nous, ce qui paraissait être le fondement du régime. M. Tricot lui-même, qui si souvent nous faisait part de sa confiance dans l’avenir, se livra à cet exercice. Il rapporte avoir remis au Général une note dans laquelle il exprima ce qui était la synthèse de nos avis à tous « Il nous reste peu de choses : la légalité, la parole et la force publique ». Comme il s’agissait d’une révolution insensible aux règles de la légalité, comme la parole s’était révélée vaine et comme la force publique, quelle qu’en ait été la raison, ne suffisait pas, en somme, fors l’honneur, est-ce que tout était perdu ?

Que tout ait été perdu, le Général l’envisagea, c’est certain, dès avoir prononcé son allocution du 24 mai. Qu’il ait connu la « tentation » de se retirer, c’est possible.

Mais la résolution de le faire, à mon avis, jamais !

Certes, le Général montra, sans aucune réserve, un désarroi certain à plusieurs personnalités mais cette « désespérance », si je puis me permettre cette expression familière aux philosophes, procédait essentiellement de ce qu’il recherchait un plan d’action propre à ressaisir les choses. Lorsque le 27 ou plus probablement le 28 mai, les contours s’en précisèrent dans son esprit, il n’eut plus aucun « état d’âme ». Ma certitude fut, a posteriori, confirmée, lorsque le 30 mai, j’entendis la première phrase de sa décisive allusion. En substance : « J’ai envisagé, dit le Général, toutes les solutions de nature à permettre de maintenir la légitimité nationale et républicaine ». Je reviendrai plus loin sur cet admirable texte.

Pour le moment, si la mission était claire : maintenir la légitimité républicaine, quel était le détail de la situation qui allait conduire à l’ordre d’opération qui fut l’œuvre du Général seul ?

Force est de reconnaître que la légitimité devenait de plus en plus menacée de tous les bords.

Du côté du gouvernement, c’était l’inconsistance et l’illusion qui continuaient à prévaloir. Le Premier ministre croyait encore que les accords de Grenelle, rejetés par la masse des salariés et inappliqués, aboutiraient peu à peu à des négociations dans chaque branche d’activités, ce qui ne manquerait pas d’amener la fin des grèves ! Etait-ce bien réaliste de l’affirmer au Conseil des ministres le lundi 27 après-midi ? La réponse fut donnée rapidement le 28 : une manifestation annoncée par la CGT pour le lendemain. Son ampleur, précisait-on à tous les échos, serait grande, violente, décisive dans l’esprit de ses organisateurs. Pour impressionner sérieusement qui vous savez, elle conduirait les manifestants, innombrables bien évidemment, de la Bastille à la gare Saint-Lazare, c’est-à-dire à quelques centaines de mètres du Palais de l’Elysée. Des rumeurs, dont l’origine demeurera inconnue, faisaient état de ce que des provocateurs pourraient être munis d’armes à feu, de façon à susciter une riposte de la police et par conséquent le déchaînement révolutionnaire : en fonction de ces éléments, il fallait pour le Général frapper vite, sans révéler à qui que ce fût ses intentions.

Cette manœuvre fut de nature complexe.

Il est probable que le Général décida d’agir en vue d’atteindre quatre objectifs :

  1. S’écarter d’un gouvernement trop laxiste et faire comprendre que c’en était assez de la politique du « tout en douceur » ainsi que l’entourage du Premier ministre aimait à caractériser, avec quelque ostentation et une satisfaction que rien ne justifiait, la manière de faire de M. Pompidou ;
  2. Impressionner les factieux qui attendaient tout d’une solution de force ;
  3. Surprendre de façon à amener chacun )à prendre une position irréversible ;
  4. Réapparaître à Paris pour frapper avant la manifestation prévue pour le 30 mai après-midi.

Le plan dès lors se mit en place très rapidement. On en connaît le déroulement. La disparition du Général le 29 mai après que le chef de son état-major particulier, le général Lalande, l’a devancé pour exécuter une mission qui, elle, devait rester secrète : étudier, pour parer à toute éventualité, la possibilité de transférer le siège du pouvoir à Metz. Pour le Général, il s’agissait de rencontrer le général Massu, commandant les Forces françaises en Allemagne de l’Ouest.

Pourquoi rencontrer le général Massu ? Certainement pas pour se renseigner sur l’état d’esprit de l’Armée que le général de Gaulle connaissait parfaitement, ni pour provoquer son intervention. Au vrai, le Général n’avait rien à dire ni rien à demander ! Il était là uniquement pour impressionner, surprendre, inquiéter. Le reste ne fut que mise en scène à laquelle le général Massu, qui devait se rendre en Alsace, mais que le Général, par suite de circonstances fortuites, ne put rencontrer qu’en venant à Baden, se laissa prendre avec quelque naïveté, ce qui est tout à son honneur. Que le Général se soit déclaré fatigué, c’est certain. Même l’intrépide Daniel Cohn-Bendit, qui excellait dans l’art de manier l’irrespect, ferment des révolutions, disparut de Paris vers le 20 mai pour ne reparaître que quelques jours plus tard, porteur d’une ardeur nouvelle mais désormais vaine. De plus, le général Massu ignorait sans doute que le Général avait coutume, dans les moments difficiles, de déclarer à tout à chacun que tout était perdu et que rien ne servait à rien. Nombreux sont ceux qui, à un moment ou à un autre, furent les « victimes » de ce procédé. Ce fut mon cas, comme celui de beaucoup d’autres. Ce qui est certain, c’est que l’escale à Baden ne dura guère qu’une heure et demie, peut-être moins.

Mais quel retentissement !

  1. Pompidou, qui ne parut pas bien comprendre la manœuvre, pensa que « le Général, croyant la partie perdue avait choisi le retrait ». C’était aller un peu vite en besogne. Puis, M. Pompidou envisagea de prononcer une allocution radio-télévisée, projet que M. Gorse, ministre de l’Information, s’efforça d’entraver. Des réflexions furent-elles échangées alors entre Matignon et le Palais Royal sur une éventuelle vacance du pouvoir ? Nul ne le saura jamais sans doute…

En fin de compte, « funeste occurrence », l’entourage du Premier ministre trop impatient fut quelque peu rabroué et, de ce côté, tout resta dans l’ordre. Dans son allocution du 30 mai, le Général, assez habile pour ne pas ouvrir de querelle avec qui que ce soit à propos d’événements passés, fit connaître qu’il conservait à son Premier ministre son estime, ce qui était vrai et qu’il le maintenait dans ses fonctions. Après les élections de juin, en définitive, M. Pompidou, qui avait exprimé le souhait de prendre quelque repos, fut mis « en réserve de la République », expression que certains ne pardonnèrent jamais, le moment de leur triomphe enfin arrivé…

Quant à la Maison du Général, certes décontenancée, elle fit front derrière MM. Tricot et de La Chevalerie, prêts l’un et l’autre à écarter le président du Sénat, si l’idée venait à ce dernier de prendre possession du palais de l’Elysée.

La suite est bien connue. Après l’allocution du 30 mai aux accents résolus, la foule jusqu’alors peu nombreuse au rendez-vous qui avait été donné la veille place de la Concorde, se mit à affluer par centaines de milliers de personnes. Le gaullisme, mouvement de rassemblement du peuple, renoua avec ses racines. Ce fut le nom du Général, et celui du Général seul, qui fut acclamé d’un bout à l’autre du cortège enthousiaste, interminable, impressionnant… « Comprenne qui pourra » ainsi que se plaisait souvent à le dire M. Pompidou, qui aimait Stendhal presqu’autant que le pouvoir.

[1] Cœur de Tigre. Paris, Plon, 1995, pp. 198-199.

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