« La surprise est venue pour la grande majorité par l’explosion ouvrière »
par André Bord*
*Secrétaire d’Etat à l’Intérieur, 1967-1969 ; Député UNR du Bas-Rhin, 1958-1981
Entretien du 21 février 1995 donné à la Fondation Charles de Gaulle
Mai 68.
Je détenais de bonnes informations grâce à d’anciens responsables du RPF et qui étaient présents sur le terrain, particulièrement dans les universités. Beaucoup de professeurs, proches de nous, nous informaient de la manière dont la situation se dégradait. J’avais aussi de bonnes sources d’informations par mon père qui était ouvrier au port du Rhin, syndicaliste, grutier, qui à l’époque travaillait encore et avait beaucoup de contacts avec ses camarades et qui me disait souvent combien il sentait un mécontentement dans la base ouvrière qui avait mis beaucoup d’espérance dans le retour du général de Gaulle et qui était en train de regretter qu’au fond, on ne les entende pas assez.
Il y a eu aussi des informations par l’Allemagne. Ces informations venaient d’amis allemands et d’un de mes collaborateurs qui était avocat, allait souvent en Allemagne et qui était en contact avec les milieux étudiants allemands. Il se rendait compte de la dégradation de la situation en Allemagne, de la montée du gauchisme. A tel point que j’ai un jour envoyé cet avocat à Berlin alors que devait avoir lieu une grande manifestation de Rudy Le Rouge pour qu’il photographie tous les premiers rangs des manifestants de manière à essayer d’avoir les informations les plus précises sur les gens qui opéraient en Allemagne. Je commençais à avoir quelques inquiétudes car je les sentais, de temps en temps, venir à Strasbourg.
Il y avait des liens avec des organisations révolutionnaires françaises ?
Oui, avec certains universitaires c’est évident, avec certaines organisations estudiantines. Il y avait aussi des organisations étudiantes très marxistes, très gauchisantes, les communistes se méfiant beaucoup d’eux.
Vous aviez des contacts avec le monde communiste ?
J’avais des contacts avec le monde communiste parce qu’il s’est trouvé que le secrétaire fédéral du Part communiste du Bas-Rhin avait été avec moi dans les patronages catholiques. Je connaissais également très bien le secrétaire de la CGT. Dans les conversations que je pouvais avoir avec eux, ils étaient très anti-gauchistes – ils me faisaient part de leur inquiétude. Ces gens m’ont beaucoup aidé au moment des barricades d’Alger. Ils sont venus me voir en disant que je pouvais faire appel à eux si j’avais besoin. Ces mêmes gens me donnaient donc des informations que d’autres ne pouvaient pas avoir. J’en informais mon ministre qui, je crois, n’avait pas conscience de la gravité de la situation. J’en informais également Foccart qui lui a pris les choses très au sérieux. J’étais également branché sur Alexandre Sanguinetti qui m’encourageait à rester en contact avec les communistes.
Je voyais qu’il y avait une France ouvrière qui n’était pas contente et une France pour qui les choses n’allaient pas trop mal, qui était inconsciente ; on vivait bien. Il y avait aussi le bouillonnement des universités. A Strasbourg, qui est une grande ville universitaire, on commençait à ressentir ce bouillonnement à travers des manifestations qui se multipliaient.
Je pense aujourd’hui que personne ne considéraient que cela pourrait aller aussi loin.
Quand est-ce que le général de Gaulle a pris réellement conscience de la situation ?
C’est allé assez vite. J’ai eu l’occasion de lui parler quand il entrait ou sortait du Conseil des ministres. C’est là que je lui ai fait part de mon inquiétude profonde et de ce que j’avais pu recueillir sur ce qui se passait en Allemagne et que je pensais que cette espèce de révolution qu’ils étaient en train d’essayer de préparer, il n’y avait aucune raison pour qu’il n’y ait pas de transfert vers la France en commençant par Strasbourg d’ailleurs. C’est à Strasbourg qu’il y a eu les premières tentatives d’affrontement. Il faisait rarement des commentaires ; il enregistrait. J’ai senti que, dans de nouvelles questions qui étaient posées, j’ai senti monter pas vraiment une inquiétude mais une conscience que quelque chose pouvait se développer dans notre pays. Ça n’était pas le cas chez Christian Fouchet. Jacques Foccart a été pour moi un allié et des oreilles précieuses car j’ai senti que, très rapidement, il avait conscience de l’évolution grave de la situation.
La surprise est venue pour la grande majorité par l’explosion ouvrière. Beaucoup étaient convaincus que cela se limiterait à l’explosion de la jeunesse. J’en avais parlé au général de Gaulle lui disant que je pensais qu’il fallait faire très attention à la situation dans les entreprises car j’avais le sentiment que les syndicats allaient être très vite débordés malgré la volonté de la CGT et du Parti communiste de ne pas être engagés dans cette affaire.
Tout cela s’est enflammé. Pour une partie du ministère de l’Intérieur, ils ont réagi comme des hommes qui étaient surpris à l’exception du préfet de police. Nous avons eu une grande chance de l’avoir car il a eu une attitude très courageuse et a très bien mené l’affaire.
Comment avez-vous vécu l’épisode du voyage à Baden-Baden ?
Avant cela, je voudrais dire un mot sur le Général humain. J’ai été malade en plein mois de mai. C’était la veille d’un Conseil des ministres. J’étais très mal en point et j’ai appelé Foccart le mercredi matin pour lui dire que je devais être opéré très rapidement. Cinq minutes après, j’ai reçu un coup de fil de Foccart me disant que le Général me demandait de me soumettre à l’opération. Il a eu une réaction très humaine que beaucoup n’auraient peut-être pas eue. J’ai donc été opéré, je suis sorti au bout de cinq jours et j’ai organisé la première manifestation anti- grévistes et anti-estudiantine à Strasbourg.
Concernant le voyage de Baden, comme beaucoup de gens, j’ai pris un grand coup sur la tête. Je crois que j’étais à l’Assemblée nationale et c’est une des secrétaires du groupe qui a dû me prévenir : le Général a disparu, on ne sait pas où il est. Je dois dire que j’ai essayé de savoir à l’intérieur ce qu’on savait. On ne savait rien. C’était très surprenant. En ce qui me concerne, je dois dire que je ne comprenais pas. On ne sentait pas ce qui a pu se passer alors qu’il y avait des événements sur l’ensemble du territoire. On ne pouvait pas réaliser que le général de Gaulle, dans une France en pleine dérive, avait disparu. Chacun y ait allé de sa petite idée mais, pendant un bon moment, personne n’est arrivé à trouver le point de chute. Ce n’est que dans le courant de la journée, que par des bribes, les gendarmes, les préfets ont fini par faire des recoupements et on a pu reconstituer son itinéraire. Pour moi, et c’était vrai pour tout le monde dans ce ministère, c’était une surprise totale. On ne pouvait mettre une explication sur cette affaire ; c’était impossible. Vous aviez ceux qui disaient : il est parti parce qu’il en avait marre. On a passé quelques heures de très grande inquiétude. Comment les choses vont-elles évoluer ? Heureusement, les autres étaient aussi choqués que nous, aussi surpris. Cela a joué de part et d’autre. Il y avait un équilibre établi et le temps que tout le monde se remette et retrouve ses sens, l’événement s’était bien produit et était bien explicité et les Parisiens étaient dans la rue. A partir de ce moment-là, se sont déroulées sur l’ensemble du territoire, toute une série de contre-manifestations très importantes. Je crois que cela a joué aussi.
Je crois que ce qui a joué aussi c’est qu’au fond, le parti communiste avait décidé de lâcher, de ne pas accompagner ni Mendès France, ni Rocard vers le pouvoir.