« On a confiance en Pompidou. Il a pris les choses en main.

Il faut aller à Grenelle »

par François Ceyrac*

 

*Vice-président du CNPF en 1968

Entretien du 3 décembre 1996 donné à la Fondation Charles de Gaulle

 

Mai 68 : Comment analysez-vous l’événement sur le moment ?

Nous avons vu arriver l’événement d’assez loin. D’abord il y avait ce rapport que Georges Pompidou avait demandé à François-Xavier Ortoli et qui avait abouti à la lettre du 1er août 1967 demandant au patronat et aux organisations syndicales de discuter d’un certain nombre de thèmes que leur proposait le Premier ministre dans cette lettre. Il y avait 5 ou 6 thèmes pour essayer de réanimer la vie sociale. Cette initiative de Pompidou a réussi. Nous nous sommes retrouvés. Huvelin et moi-même avons reçu toutes les organisations syndicales et nous avons décidé d’un commun accord de choisir comme premier thème le plus facile, mais c’était sage, à savoir le chômage partiel qui venait compléter le chômage total de l’accord de 1958. Dans notre idée (organisations syndicales et nous), il fallait absolument que ces négociations au sommet, qui n’existaient plus depuis 1958, soient un succès. Il fallait donc prendre le thème qui avait le plus de chance de pouvoir supporter un accord. On a dit que c’était le moins lourd, le moins important. Oui, volontairement parce qu’il nous fallait un succès pour démarrer. Dans notre idée, il devait y avoir, après la discussion sur le chômage partiel, d’autres discussions issues de la lettre de Pompidou. Par conséquent, il y avait là, une amorce de réanimation et en février 1968, nous avons signé effectivement l’accord sur le chômage partiel. C’était le premier accord en dehors des régimes de retraites, premier accord signé depuis 1958 au niveau supérieur, c’est-à-dire national, interprofessionnel. Notre rôle  n’était pas de négocier des accords nationaux, il y avait les fédérations et les entreprises pour faire la vie sociale. Mais Pompidou avait le sentiment que le vide au sommet commençait à devenir oppressant. C’est la raison pour laquelle il nous a demandés de sortir de notre réserve. En 1958, nous avons fait le chômage total parce qu’il n’y avait pas de solution en dehors d’une solidarité matérielle nationale. Donc nous avions une raison de trouver un accord de portée nationale. Quand on discute de salaire, on discute par profession, quand on discute de durée du travail, on discute par profession. C’est Pompidou qui nous a demandé de rediscuter parce que sans cela le vide était trop grand. On a comblé ce vide. On a fait un accord en février.

Deuxième élément : depuis l’automne, il y avait des grèves, il y avait une agitation dans les universités en particulier, à Nanterre et un peu à Jussieu. Cela commençait à nous préoccuper mais cela ne nous regardait pas, nous n’étions pas ministre de l’Education nationale. Néanmoins, Paul Huvelin qui avait de nombreux enfants et qui voyait beaucoup de gens et moi qui en voyait quelques-uns, nous avions l’idée que ce malaise des universités qui commençait de façon curieuse à Nanterre, avec une persistance préoccupante et une tendance à avoir des échos à Jussieu, était quelque chose d’un peu grave. Nous sommes d’abord allés voir Michel Debré qui était ministre des Finances pour lui dire qu’il y avait un problème dans la jeunesse et que nous pensions qu’il fallait faire quelque chose pour les jeunes. Michel Debré était un homme très ouvert et il nous a approuvés. Il ne voyait pas comment mais il pensait qu’il y avait certainement un problème dans la jeunesse. Puis nous sommes allés voir Monsieur Peyrefitte, qui était ministre de l’Education nationale, rue de Grenelle. Nous avons demandé à Peyrefitte ce que signifiait cette agitation et lui avons dit notre préoccupation. Pour l’instant les syndicats sont complètement à l’écart, dans les usines et les entreprises cela ne bouge pas mais bien entendu puisque les étudiants ne sont pas des travailleurs.  Nous avons beaucoup parlé et nous n’avons pas eu d’écho de M. Peyrefitte. Considérait-il  que ce n’était pas notre affaire de venir l’alerter sur la situation étudiante. Est-ce qu’il avait l’idée que tout ceci allait se calmer. Je ne sais pas. Nous sommes repartis de là fort insatisfaits. Nous nous sommes regardés Huvelin et moi en disant : nous ne sommes pas beaucoup plus avancés. Que pense le ministre de l’Education nationale ?

Dernier petit fait : au mois de mars, peu de temps  après avoir vu Alain Peyrefitte, je devais me faire opérer d’une petite hernie qui m’empêchait de jouer au tennis. Cela voulait dire que j’allais être absent pendant 15 jours. Pour être tout à fait tranquille, je téléphone à Krazucki, qui était à l’époque le responsable des négociations à la CGT, avec qui j’avais discuté lors des négociations sur le chômage partiel, je téléphone à Force ouvrière, à Bergeron pour leur dire : « Je vais me faire opérer, je vais être absent 15 jours, est-ce que vous allez me faire des misères pendant ce temps-là ». Et je me rappelle Krazucki me disant : « Mais non, mais non, rassurez-vous, vous pouvez vous faire opérer en toute quiétude mais il faudra se revoir en septembre pour la suite de la lettre de Pompidou et éventuellement aborder d’autres thèmes ». Je lui dis que j’étais tout à fait d’accord et qu’en septembre, je serai debout.

Je me fais hospitaliser le 10 mai à Saint-Germain-en-Laye. C’était la première opération de ma vie, j’avais un peu d’appréhension et j’avais emporté un petit poste de radio qu’un ami m’avait ramené du Japon. Vers deux heures du matin, je fais marcher mon petit poste et j’ai entendu des hurlements. C’était le Quartier latin. A partir de ce moment-là, nous sommes partis pour la gloire. Mais c’était une affaire typiquement éducation nationale. Je suis resté huit jours à la clinique, j’ai reçu beaucoup de monde pendant ce temps-là qui venait me voir et m’entretenir de ces histoires, même des syndicalistes. J’étais inquiet et un beau jour, ils m’ont dit : « Nous n’allons pas pouvoir rester en dehors du coup, cela prend trop d’importance, il faut récupérer ». Et ils ont récupéré la grève.

Qui était le plus pressé de récupérer ?

La CGT. Les étudiants étaient allés aux grilles de Renault pour faire appel aux ouvriers et à la solidarité ouvrière. Et ça la CGT l’a refusé avec la dernière brutalité. Il ne pouvait pas y avoir de confusion. Il y avait la lutte ouvrière et il y avait les fantaisies des étudiants. La CGT n’avait pas encore fait la synthèse des deux, d’ailleurs qui la fera ?

Il y a eu la récupération par les syndicats, il y a eu les grèves ouvrières, les occupations d’usines, qui ont pris la suite. Voilà pourquoi nous avons changé provisoirement de cadre.

Dans les derniers jours de Mai, pour vous il fallait que cela se termine d’une façon ou d’une autre ?

L’opération étudiante nous avait préoccupés. Le jour où cela a été relayé par les syndicats, nous devions en sortir. C’est à ce moment-là que Pompidou a eu l’idée des rencontres de Grenelle. Nous nous sommes posés la question : faut-il aller à Grenelle ou ne pas y aller ? Il n’y avait pas de question. On a confiance en Pompidou, il a pris les choses en main, il faut sortir la France du merdier. Par conséquent, il faut aller à Grenelle. J’étais toujours sur mon lit de douleurs, je n’ai donc pas participé aux négociations. Ils sont partis pour Grenelle, ils ont négocié du samedi jusqu’au lundi matin. Le lundi matin, M. Séguy est allé chez Renault pour exposer le résultat et il s’est fait foutre en l’air comme un malpropre parce les gens de la CGT Renault étaient des gens tenus par les extrémistes du parti communiste. Il n’y a pas eu d’accord. Les accords de Grenelle, c’est un rêve. Il y a eu des négociations à Grenelle, il y a eu un protocole de Grenelle mais ce protocole n’a jamais été signé puisque la CGT a refusé de signer.

Le lundi à 11heures, nous avons tenu une réunion exceptionnelle du bureau du CNPF. La veille, j’avais discuté à Matignon. A l’unanimité, le patronat a décidé, qu’ayant donné son accord au protocole de Grenelle même sans signature, il respecterait son accord unilatéralement. Pratiquement, tout le monde a décidé d’appliquer le protocole de Grenelle. A partir de ce moment-là, il y a eu des soubresauts, mais l’affaire était réglée et d’ailleurs, nous avions déjà pris, en application du protocole de Grenelle, la décision d’aborder des négociations au sommet sur le problème de l’emploi et sur celui de la durée du travail.

Je suis reparti dès le mois de juillet dans des négociations qui ont duré trois ans. Le dernier accord au sommet a été signé en juillet 1970 sur la formation permanente.

On peut dire qu’il y a eu une période dominée par Pompidou et notre négociation au sommet ; il y a eu la rupture des étudiants de 68 qui a provoqué brutalement un changement de cadre, de niveau et d’atmosphère. La troisième période a été la négociation des grands accords au sommet, qui a débuté en juillet 1970 et qui était la suite des protocoles d’accords de Grenelle.

Dans le domaine des négociations salariales, ils n’en demandaient pas tant ?

Pompidou est un habile homme. C’est d’abord l’histoire du SMIG. Fallait-il fixer le SMIG à 3 francs ou à 3,20 francs ? C’est un débat qui n’est pas encore terminé chez nous. Je n’y étais pas, je ne peux donc pas vous apporter une réponse personnelle. D’après les rapports qui nous ont été faits, les uns ont prétendu que 3, 20 francs c’était le résultat d’une erreur de calcul, les autres que c’était la volonté de trouver un terrain d’accord même au-delà de ce qui avait été prévu. Du côté patronal, je ne suis pas en état de vous rapporter clairement qu’elle est la vérité sur les 3, 20 francs. M. Pompidou a fait comme si il avait trouvé que c’était une initiative patronale un peu débordante. Certains patrons ont dit qu’on avait jamais pensé ça. Les confidences que j’ai eues de Paul Huvelin  qui a été le négociateur étaient qu’au fond tout le monde était d’accord sur 3,20 francs. M. Michelin en a profité pour démissionner du CNPF. Le débat était très ouvert.

Mai 68 a eu des conséquences en particulier dans le domaine monétaire. Le CNPF était pour une dévaluation ?

Le patronat considérait qu’on ne pouvait pas régler les dégâts de 68 sans dévaluation. Il fallait faire une belle et bonne dévaluation. M. Couve de Murville a jugé qu’il n’était pas possible de prendre cette responsabilité à son compte. Il a donc mis en place toute une série de mesures destinées à réparer les dégâts mais pas la dévaluation.

X