« A l’Elysée, il y a eu trop d’irréalisme »

par Jacques Chabrun*

 

*Chargé de mission à l’Elysée pour les affaires économiques et financières

Entretien du 12 février 1998 donné à la Fondation Charles de Gaulle

 

Mai 1968 à l’Elysée : quel était le climat ?

Ce que je crois naturellement, c’est que dans la survenance de ces événements, il y a une chose qui n’a jamais été faite à aucun niveau de la structure élyséenne, c’est une autocritique menée par les différents acteurs. Lorsque Mai 68 s’est produit, lorsque les troubles ont commencé, les solutions qui ont été recherchées ont été totalement irréalistes. Le projet de référendum sur la participation, l’essai de faire changer d’âme le débat qui se trouvait dans la rue en proposant un référendum, tout cela était totalement irréaliste. Le problème, à mon niveau et à celui de ceux qui étaient aux prises avec les événements de l’époque,  lorsqu’il s’agissait de faire rouvrir les dépôts d’essence ou de faire marcher les chemins de fer, c’était pas ça. C’était l’action que Georges Pompidou, que Jacques Chirac, Edouard Balladur, d’autres encore au cabinet du Premier ministre, ont menée. Alors que l’Elysée, à mon avis, est resté trop dans le chimérique. Je crois que personne ne l’a reconnu ; il y avait, je crois, de la part du Secrétariat Général, – il faut le dire, une sorte d’aveuglement et d’irréalisme. Il y a eu trop d’irréalisme à l’époque.

Sur un terrain beaucoup plus quotidien, comment avez-vous vécu ces jours-là ? Quel était le climat lors du départ du général de Général de Gaulle pour Baden par exemple ?

A mon échelon, j’étais dans la situation de Diogène. Je cherchais,  dans les ministères qui étaient en contact avec moi,  je cherchais un homme. Quand nous allions au ministère de l’Economie et des Finances, dans le grand couloir du 1er étage, on donnait des coups de pied dans les portes et il n’y avait personne derrière. A chaque fois, le problème était de trouver des interlocuteurs, des gens capables de faire comme le Taciturne, de maintenir. Ces gens-là, on ne les trouvait en réalité qu’à Matignon. A l’Elysée, on se trouvait privés de nos interlocuteurs traditionnels dans les ministères qui avaient totalement disparu. Nous étions chargés de façon un peu irréaliste de travailler dans la pensée du général de Gaulle ou sa pensée présumée en fabricant des systèmes de référendum ou de participation irréalistes et on constatait, comme le jour du départ du Général, que là encore il n’y avait plus personne. Je crois que notre sursaut a été le 30 mai et le défilé auquel beaucoup d’entre nous ont participé en remontant les Champs-Elysées.

J’ai eu une très grande inquiétude car je ne peux pas dire qu’à mon échelon je pensais que le redressement serait aussi rapide et que le Général prendrait la décision qu’il a prise. J’ai beaucoup douté.

Quel est selon vous le rôle de Georges Pompidou dans l’affaire de Grenelle ? Pourquoi Michel Debré a-t-il été exclu des négociations ?

Debré va toujours se réserver le rôle de Cassandre. Il va annoncer les désastres si les salaires dérapent, si les prix dérapent, si les avancées sociales sont trop importantes. Alors que l’appréciation de la situation par Georges Pompidou est qu’il faut manifestement lâcher du lest, rétablir l’autorité gouvernementale. Dans la lutte d’influence qu’il peut y avoir à l’époque, c’est la position de Georges Pompidou qui sera retenue. Pour ma part, j’ai le souvenir de réunions qui avaient lieu à Matignon, où par exemple, Edouard Balladur jouait un  rôle majeur. C’est vraiment là que ce sont passées les choses alors que le ministère de l’Economie et des Finances s’est trouvé totalement marginalisé. Là, je crois que du côté de l’Elysée, nous n’avons pas fait écho aux avertissements de catastrophisme de Michel Debré mais nous avons plutôt essayé de refaire tourner la mécanique gouvernementale en disant que la méthode suivie par Georges Pompidou était la bonne même si elle aboutissait à contredire les orientations qui avaient été à l’origine celles du plan de stabilisation.

Est-ce que les conséquences financières de Mai 68 vont être durables ? Plusieurs témoins m’ont rapporté qu’après Mai 68, le général de Gaulle s’occupait davantage des questions économiques ? Est-ce votre sentiment ?

Non, j’hésiterai à le dire. Le général de Gaulle s’est occupé après Mai 68 des questions économiques dans la mesure où les conséquences à en tirer au plan de l’augmentation des prix, du déficit du commerce extérieur, de la valeur de la monnaie devenaient dramatiques. Il est intervenu au niveau de la dévaluation qu’on lui proposait et qu’il a refusée. Mais je ne crois pas qu’il se soit plus intéressé aux questions économiques après 68. Je crois au contraire que Mai 68 et la conséquence qui en est résultée, notamment en matière de valeur de la devise nationale, a été telle qu’il ne lui était plus possible de tenir le discours qu’il avait pu tenir en février 1965 sur l’évolution souhaitable du système international. Je crois au contraire que Mai 68 lui a fait perdre beaucoup de son pouvoir d’intervention qui se fondait sur une monnaie solide, sur un équilibre économique, sur une croissance importante, toutes conditions qui étaient réunies avant que ne se produise la tempête de Mai 68.

C’est tout le système qui s’en trouve fragilisé ?

Oui, c’est tout le système qui s’en trouve fragilisé. Il y a eu à cette époque des incidents économiques un peu ridicules lorsqu’il s’est agi par exemple de faire face à ce déficit des finances qui se creusait après Mai 68 ; on a recherché des moyens d’augmenter les recettes de l’Etat. Notamment il y a eu une tentative d’augmenter les droits de succession de manière très importante. A ce moment-là, il y a eu des protestations de tous ordres, des fuites de capitaux, des protestations du CNPF et de tous les milieux patronaux. Voilà le type d’incidents qui se sont produits et dans lesquels, là encore, l’autorité de l’Etat s’est trouvée compromise. Nous étions loin, en essayant de traiter ce genre de problèmes, de donner au Général les moyens d’influence qu’il avait, me semble-t-il, perdus après ce séisme.

On a prêté au Général ce mot : « les industriels jouent contre moi ». Est-ce que le départ de Georges Pompidou qui avaient de bons liens avec ce milieu a ajouté à cette fragilité ?

C’est difficile à dire. Je ne pense pas qu’on puisse vraiment faire le lien entre le départ de Pompidou qui aurait été lié avec les milieux patronaux et industriels, l’arrivée de Couve qui aurait été un pur technicien. C’était moins net. Je crois que les milieux économiques essayaient d’absorber le choc mais je ne pense pas qu’ils aient abandonné en tant que tel le général de Gaulle parce que lui-même avait mis Georges Pompidou en réserve de la République.

Comment s’est prise la décision de ne pas dévaluer ?

D’abord, il faut admettre que tous les techniciens considéraient que la dévaluation était acquise, qu’il s’agisse du Gouverneur de la Banque de France, de M. Ortoli… Pour que cette dévaluation soit acceptée, il fallait qu’elle se borne à tenir compte du différentiel de valeur qui résultait de l’inflation et des conséquences de Mai 68 sans tirer le moindre avantage de la baisse de la monnaie par rapport aux devises étrangères. Dans ces conditions une telle dévaluation, contrairement à ce qu’aurait pu être, selon les conseils de Debré, une dévaluation compétitive et beaucoup plus accentuée, n’avait plus de raison d’être. Je crois que la façon dont Raymond Barre et Jeanneney  l’ont fait comprendre au général de Gaulle a correspondu à cette vision des choses. Autrement dit, s’il fallait faire une simple dévaluation de constatation, ce n’était pas la peine. Par ailleurs, l’Europe nous interdisait en pratique une dévaluation compétitive, donc  la solution c’était devenu la non-dévaluation. Le Général a pris cette décision politique sur la base du conseil qui lui a été donné par Raymond Barre qui lui a dit que, dans les conditions actuelles, ce n’était pas la peine de dévaluer. Au plan de la nécessité, la dévaluation était inévitable et qu’on ne pouvait que retarder l’échéance, ce qu’a fait le Général en 1969.

 

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