« De Gaulle-Pompidou : deux rôles tout à fait complémentaires »
par Yvon Bourges*
*Secrétaire d’Etat auprès du ministre des Affaires étrangères, 1967-1972
Entretien du 4 mai 1994 donné à la Fondation Charles de Gaulle
Comment avez-vous vécu Mai 68 ?
Je vais vous dire. Tout d’abord, j’ai été un peu surpris de la manière dont tout cela a explosé et aussi de ce mouvement qui prenait une ampleur quand même fort importante sans avoir cependant de consistance réelle.
Je peux vous dire ensuite que pour ce qui me concerne, je n’ai jamais été véritablement inquiet et je me suis d’abord préoccupé de faire en sorte que mon ministère marche et dans l’ordre. Il n’y avait pas eu rue Monsieur, où était le siège du ministère de la Coopération, d’événements graves mais quand même il y avait eu une espèce de Comité qui s’était réuni un soir et qui s’était mis en place. Quand je l’ai appris, j’y ai aussitôt mis un terme. Comme il s’était réuni dans des salles de conférences qui étaient normalement ouvertes, je les ai toutes fait fermer à clef et le contrôle des clefs et de l’accès au ministère a été renforcé par mes soins et pour ce qui concerne l’accès aux salles de réunions, il a été placé sous le contrôle direct de mon chef de cabinet.
J’ai suivi avec beaucoup d’attention naturellement tous ces événements ; j’ai participé de très près à la vie gouvernementale. J’avais été accueillir le Premier ministre, M. Pompidou, quand il était rentré d’Afghanistan. Nous n’étions pas très nombreux : il y avait M. Joxe qui assurait l’intérim du Premier ministre, il y avait Olivier Guichard et moi. Cela ne veut pas dire que les autres ministres ne se sentaient pas concernés mais ils étaient peut-être plus occupés dans leurs ministères que je pouvais l’être alors que j’avais un ministère où les responsabilités n’étaient pas du tout du domaine de l’actualité.
J’étais persuadé que la situation serait reprise en main. Je dois dire que j’ai beaucoup admiré à cette occasion – ça n’a fait que confirmer les sentiments que j’avais déjà à son égard – le rôle de M. Pompidou. Je ne sais pas pourquoi depuis certains ont essayé de voir une opposition entre M. Pompidou et le Général. Il peut se faire que sur certaines décisions, le Général ait eu une perception différente de celle de son Premier ministre. C’est une question de tempérament et d’hommes. Mais tout de même, la finalité et le but étaient les mêmes et uniques chez l’un comme chez l’autre, c’était le rétablissement de l’autorité et de la légalité républicaine, c’est sûr.
La partie définitive, c’est l’intervention du Général. Il avait d’abord dénoncé la « chienlit », on s’en rappelle, à la télévision. Son départ à Baden puis à Colombey avait créé un effet de surprise sur lequel beaucoup s’interrogeaient. Et puis son retour et son intervention et, tout de suite, nous étions tous aux Champs-Elysées. J’y étais avec mes fils. Ce sont des moments inoubliables que nous avons vécu là. Cette marée humaine qui répondait à l’appel du général de Gaulle et qui finalement a tout basculé sur son passage. C’était le peuple qui était là. Je pense que c’est l’essentiel de l’enseignement du général de Gaulle. Le Général n’était pas homme à penser qu’on avait le pouvoir parce qu’on l’avait reçu d’une élection et qu’on l’exerçait jusqu’au bout de son mandat quoi qu’il se passe. Non. On ne pouvait l’exercer légitimement qu’avec la confiance populaire. Elle lui fut exprimée, et avec quelle vigueur, en cette circonstance. Ce sont des heures qui, à bien des égards, ont été pénibles mais fort instructives et, en définitive, qui ont montré que le peuple français avait beaucoup de bon sens.
Vous pensez que l’appel de De Gaulle a été aussi important que le rôle de Pompidou ?
C’est différent. Je crois que l’élément qui a déclenché le ressaisissement c’est l’appel du général de Gaulle mais il n’aurait pas été possible sans l’action préalable de M. Pompidou qui avait quand même renoué les liens, repris le dialogue, qui avait faire rouvrir la Sorbonne. C’était deux rôles tout à fait complémentaires mais l’intervention du général de Gaulle, nécessairement, a été l’événement qui a déclenché le processus, la mobilisation du peuple.
Avez-vous eu l’occasion de parler avec le général de Gaulle, avec M. Pompidou pendant cette période ?
Quand j’étais à Orly, M. Joxe expliquait à M. Pompidou ce qui s’était passé et M. Pompidou nous a interrogés. Mais je ne me rappelle pas de conversations particulières.
Il ne faut pas opposer le général de Gaulle et M. Pompidou ; c’est trop facile. En réalité, l’exécutif est entre les mains du Premier ministre, le chef du gouvernement. L’exécutif procède du Président de la République et non pas du Parlement. Chacun a très bien joué dans son propre registre.