Conférence de presse du général de Gaulle, 9 septembre 1968

Palais de l’Elysée

Au cours de l’entretien télévisé que vous avez eu en juin, vous avez fait part aux téléspectateurs d’un certain nombre d’appréciations. C’était un diagnostic à chaud. Trois mois se sont écoulés. Pouvez-vous nous dire aujourd’hui ce que vous pensez des raisons de la crise avec le recul du temps et des leçons qu’on peut en tirer ?

Je me garderai de faire aujourd’hui l’analyse d’une crise nationale aussi complexe que celle que nous avons traversée. Je constate seulement, qu’à l’évidence, cette crise fut grave, parce que l’anarchie universitaire, suscitée par des mouvement pour qui elle est une fin en soi, puis l’étouffement économique imposé à grand renfort de piquets de grève par des confédérations syndicales qui ne peuvent pas, me semble-t-il, s’empêcher de se politiser, ont pu se déployer longuement et obstinément. Cela grâce à cette sorte de vertige que l’on éprouve fréquemment chez nous devant la transformation rapide accomplie par notre pays, avec tous les défauts, toutes les routines, tous les égoïsmes, qu’elle met en lumière ; grâce à la mise en condition de l’opinion publique – n’est-ce pas, Messieurs les journalistes ! – par la grande majorité des organes de presse et de radio auxquels ne rapportent et, par conséquent, pour lesquels ne comptent que les faits scandaleux, violents et destructeurs ; grâce à l’état d’esprit de certains milieux intellectuels, que les réalités irritent d’autant plus qu’elles sont rudes, qui adoptent en tous domaines, littéraires, artistiques, philosophiques, l’esthétique de la contradiction et qu’indispose automatiquement ce qui est normal, national, régulier ; grâce à l’étrange illusion qui faisait croire à beaucoup que l’arrêt stérile de la vie pouvait devenir fécond, que le néant allait, tout à coup, engendrer le renouveau, que les canards sauvages étaient les enfants du Bon Dieu ; grâce enfin à la passivité qui figeait dans sa masse le pays désemparé.

Cette situation à beaucoup d’égards morbide, je  conviens que mon gouvernement n’en a pas aussitôt trouvé la solution. Mais quoi ? Quand le barrage de Fréjus a craqué, comment aurait-on eu tout de suite prise sur le torrent ? Aussi, au long du mois de mai, le gouvernement s’est-il contenté, en limitant à l’extrême les plaies et les bosses, de maîtriser dans la rue les faiseurs de barricades, d’aider autant que possible à la vie de la population et de ménager l’apaisement. Quant à moi, tout en soutenant la fermeté des responsables et tout en affirmant la nécessité des réformes lorsque l’ordre public rétabli permettait de les accomplir, j’attendais pour agir en grand, que les choses s’éclaircissent aux yeux de la nation, sentant bien que, jusque-là, l’affaire était insaisissable.

De fait, le moment vint où chacun y vit clair. Car les auteurs de la crise se trouvèrent, par ses dimensions mêmes, conduits à poser la question du régime, autrement dit celle du chef de l’Etat. C’est ainsi que les totalitaires se mirent à donner progressivement à leur action le caractère d’un assaut mené contre ce qu’ils nomment « le pouvoir gaulliste », à tenter de me réduire à l’impuissance et, par là, au départ grâce à la paralysie et au désespoir du pays, à étaler leur force en faisant défiler dans Paris plusieurs centaines de milliers de personnes, le 29 mai, c’est-à-dire après que les accords de Grenelle eussent satisfait celles des revendications sociales qu’il était possible d’accepter, enfin à se déclarer prêts à accéder à un gouvernement de génération spontanée où ils seraient prépondérants. A coup sûr, c’est bien cela qui se serait effectivement passé si, de gré ou de force, j’avais cessé d’exercer mes fonctions.

Mais aussi, c’est cette menace qui m’affermit moi-même et réveilla l’instinct national. L que j’adressai au pays le 30 mai et la réponse qu’il y fit aussitôt prouvèrent, tout à la fois, que la République et son Président étaient bien résolus à l’emporter, que par là même se dissipait le cauchemar de l’avènement des totalitaires, enfin que telle était bien la volonté du peuple français. Après quoi, les résultats des élections confirmèrent cette démonstration de la manière la plus explicite et la plus éclatante possible.

De ces événements, trois conclusions doivent être tirées. La première concerne notre régime. Le fait est, qu’en dépit des secousses, ce régime a tenu bon, alors que, dans les mêmes circonstances, celui d’antan, se perdant en crises ministérielles, eût à coup sûr livré la place à la dictature que l’on sait. Pour notre peuple, que sa nature et l’époque où nous vivons exposent à tant d’avatars, nos actuelles institutions fournissent l’antidote nécessaire à sa propre fragilité.

La deuxième conclusion se rapporte à notre politique. Nous avons à réformer, car il est clair que, dans les engrenages de la société mécanique moderne, l’homme éprouve le besoin de se manifester comme tel, autrement dit de participer, non point seulement par son suffrage à la marche de la République, mais par l’intéressement et la consultation à celle de l’activité particulière où il s’emploie. C’est vrai dans l’université, où le milieu appelle l’idée de discussion. C’est vrai aussi dans l’économie, pour cette raison que son fonctionnement comporte des règles rigoureuses qui doivent valoir une part directe du profit à ceux qui y sont pliés, tandis que les travailleurs, à mesure que l’ère industrielle améliore leur vie et leurs capacités, ont qualité pour être informés et pour débattre de ce qui, grâce à leur effort, est accompli ou projeté et de ce qui peut en résulter quant à leur propre destin.

Organiser la participation là où elle ne l’est pas encore, la développer là où elle existe, voilà à quoi nous avons à nous appliquer. Mais à la condition, faute de laquelle, toute réforme – et notamment celle-là – ne serait qu’un mot pour rire, que nous maintenions l’ordre partout, que, tout en respectant les libertés d’opinion, d’expression et de réunion ainsi que le droit de grève dans les conditions prévues par la loi, toutes les menaces et les violences soient brisées et réprimées, que l’Etat s’oppose à ce qu’aucune autorité que la sienne ne s’exerce sur ce qui lui appartient, qu’en particulier, l’utilisation, la détention, l’occupation irrégulières des communications, transmissions, services et locaux publics soient interdites et empêchées.

Enfin, et ce sera la troisième conclusion, nous avons vérifié, une fois de plus, qu’en ce temps plein d’incertitudes, par conséquent de périls, et qui exigent de la part de l’Etat des desseins fermes et continus, des institutions constantes et une politique active, aucun système de pensée, de volonté et d’action ne sauraient inspirer la France, comme il faut pour qu’elle soit la France, sinon celui que les événements ont suscité depuis juin 1940. Ce système est en effet le seul qui permette à la nation de se tirer d’affaire quand la tempête se déchaîne, le seul qui soit relié assez directement à son passé et assez ambitieux de son avenir pour maintenir son unité et revêtir sa légitimité, le seul qui soit, en partant de ses structures, habitudes et équipements plus ou moins périmés, apte à la transformer sans étouffer ses libertés, en une puissance prospère et moderne, le seul qui soit capable d’assurer son indépendance, de soutenir son rang dans l’univers, de répondre à sa sécurité. On ne sait que trop, en effet, à quelle faillite nouvelle, mais cette fois irréparable, le régime des partis, si on le laissait revenir, mènerait notre pays et on ne mesure que trop bien dans quelle lamentable servitude le plongerait, le cas échéant, la dictature des totalitaires.

On voit donc quel est, pour longtemps, le devoir de cohésion et de résolution de ceux qui, à mesure du temps, ont adhérer, adhèrent ou adhéreront à l’entreprise de rénovation nationale qui a le service de la France pour raison d’être, pour loi et pour ressort. Cette entreprise, si on l’appelle « Gaullisme » depuis 1940, n’est que la forme contemporaine de l’élan de notre pays, une fois de plus ranimé, vers le degré de rayonnement, de puissance et d’influence répondant à sa vocation humaine au milieu de l’Humanité.

 

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