Discours de Georges Pompidou du 14 mai 1968

Le 14 mai 1968, Georges Pompidou, Premier ministre, s’exprime devant l’Assemblée nationale.

Les évènements se multipliant, il souhaite « un retour à la paix », et lance un « appel au calme ».

 

Mesdames et Messieurs,

Paris vient de vivre des journées graves. Si sérieuses que le Président de la République s’est longuement interrogé sur la possibilité de tenir ses engagements en partant en visite

officielle pour la Roumanie. Après réflexion, il a jugé que les devoirs d’État et la situation internationale de la France l’exigeaient.

Au demeurant, Paris n’est qu’à quatre heures d’avion de Bucarest. De plus, le Président de la République m’a remis avant son départ l’autorisation d’user des pouvoirs dont la Constitution prévoit délégation au Premier ministre en cas d’empêchement momentané ou d’absence du Chef de l’État. Enfin, le général de Gaulle s’adressera, le 24 mai, au pays.

Quant à moi, j’ai jugé évidemment indispensable de faire dès aujourd’hui une déclaration à l’Assemblée. Cette déclaration ne se substitue pas au large débat qui ne pourra manquer d’avoir lieu prochainement sur les problèmes de l’Éducation nationale. Elle se veut brève et synthétique. Je traiterai d’abord des événements récents puis des problèmes de fond. (…)

Car il va de soi qu’au-delà des circonstances du moment, ces événements traduisent un mal dont nous devons chercher les racines et que le premier problème posé est évidemment celui de l’Université.

On me permettra de rappeler, sans aucune forfanterie, l’effort accompli par le gouvernement en la matière. Face à l’appétit du savoir, au développement des connaissances, à la nécessité d’ouvrir l’enseignement supérieur aux enfants du peuple, aux besoins considérables de l’enseignement et de la recherche modernes, nous avons fait un effort immense. De 1958 à 1968, le nombre des étudiants dans l’enseignement supérieur est passé de 175 000 à 530 000. Le nombre des maîtres, professeurs, maîtres assistants et assistants de 5 870 à 25 700. Le budget consacré à cet enseignement supérieur, tout compris, est passé, ramené au nouveau franc, de 635 millions à 3 milliards 790 millions, soit en anciens francs plus de 700 000 frs par étudiant. Et, je l’ai déjà rappelé, nous avons mis en service depuis six ans des locaux universitaires dont la superficie dépasse celle de toutes les facultés existant en 1962.

Au total, et en dépit d’inadaptations locales dues à des mutations soudaines dans le choix des étudiants entre les diverses disciplines, les besoins ont été couverts.

Mais cet effort ne peut se suffire à lui-même. Encore convient-il que les enseignements soient adaptés aux besoins de notre société, afin que les jeunes gens puissent, à l’issue de leurs études, et les fluctuations passagères de la conjoncture économique mises à part, trouver l’emploi, la situation correspondant à leurs acquis. (…)

En bref, le professeur dictant un cours à des élèves qu’il ne connaît pas ou peu, l’étudiant bachotant les matières de l’examen ont vécu. Tout est à repenser, y compris nos méthodes de sélection. Qu’on me permette de dire que nul ne détient la solution de problèmes entières nouveaux et dont les données ont aussi complexes que récentes et d’ailleurs variables. Des mesures hâtives ne sauraient faire que passagèrement illusion. Il faudra procéder par étapes, par approches successives et dans un esprit de collaboration constructive. Si les enseignants et les étudiants s’y prêtent, le Gouvernement ne pourra que s’en féliciter.

D’ores et déjà, j’ai décidé de faire appel à un comité de réflexion, qui comprendra des représentants des professeurs, des étudiants, des parents d’élèves et des personnalités représentatives de toutes les familles spirituelles, à qui nous demanderont de nous fournir des suggestions et de nous proposer sinon des solutions, du moins des expériences.

Je pense, depuis longtemps, que c’est dans la voie d’une autonomie plus large de chacune des universités, dans leur ouverture sur la vie extérieure et dans leur adaptation aux activités économiques et sociales que se trouve l’issu la plus certaine. L’heure est venue pour que cèdent les résistances à ces réalités évidentes. De tout cela, le Parlement aura à prendre connaissance en temps utile.

Mesdames et Messieurs, rien ne serait plus illusoire que de croire que les événements que nous venons de vivre constituent une flambée sans lendemain. Rien ne saurait plus illusoire également que de croire qu’une solution valable et durable puisse naître du désordre et de la précipitation. La route est longue et difficile. Il ne sera pas trop de la collaboration de tous pour atteindre le but. Le Gouvernement, pour sa part, est prêt à recueillir les avis, à étudier les suggestions, à en tirer les conséquences pour ses décisions. Mais il demande qu’on veuille bien mesurer les difficultés de la tâche.

C’est qu’il ne s’agit pas simplement de réformer l’Université. À travers les étudiants, c’est le problème même de la jeunesse qui est posé, de sa place dans la société, de ses obligations et de ses droits, de son équilibre moral même. Traditionnellement, la jeunesse était vouée à la discipline et à l’effort, au nom d’un idéal, d’une conception morale en tout cas.

La discipline a en grande partie disparu. L’intrusion de la radio et de la télévision a mis les jeunes dès l’enfance au contact de la vie extérieure. L’évolution des mœurs a transformé les rapports entre parents et enfants comme entre maîtres et élèves. Les progrès de la technique et du niveau de vie ont, pour beaucoup, supprimé le sens de l’effort. Quoi d’étonnant enfin si le besoin de l’homme de croire à quelque chose, d’avoir solidement ancrés en soi quelques principes fondamentaux, se trouve contrarié par la remise en cause constante de tout ce sur quoi l’humanité s’est appuyée pendant des siècles: la famille est souvent dissoute, ou relâchée, la patrie discutée, souvent niée, Dieu est mort pour beaucoup et l’Église elle-même s’interroge sur les voies à suivre et bouleverse traditions.

Dans ces conditions, la jeunesse, non pas tant peut-être la jeunesse ouvrière ou paysanne qui connaît le prix du pain et la rude nécessité de l’effort, mais qui est plus inquiète que d’autres aussi pour son avenir professionnel, la jeunesse universitaire en tout cas, se trouve désemparée. Les meilleurs s’interrogent, cherchent, s’angoissent, réclament un but et des responsabilités. D’autres, et qui ne sont pas toujours les pires, se tournent vers la négation, le refus total et le goût de détruire.

Détruire quoi ? Ce qu’ils ont sous la main d’abord, et, pour les étudiants, c’est l’Université. Et puis la société, non pas la société capitaliste comme le croit M. Juquin (qu’il demande donc l’avis des étudiants de Varsovie, de Prague ou même de Moscou), mais la société tout court, la société moderne, matérialiste et sans âme.

Je ne vois de précédent dans notre histoire qu’en cette période désespérée que fut le XVe siècle, où s’effondraient les structures du Moyen Age et où, déjà, les étudiants se révoltaient en Sorbonne.

À ce stade, ce n’est plus, croyez-moi, le Gouvernement qui est en cause, ni les institutions, ni même la France. C’est notre civilisation elle-même. Tous les adultes et tous les responsables, tous ceux qui prétendent guider les hommes se doivent d’y songer, parents, maîtres, dirigeants professionnels ou syndicaux, écrivains et journalistes, prêtres et laïcs. Il s’agit de recréer un cadre de vie accepté de tous, de concilier ordre et liberté, esprit critique et conviction, civilisation urbaine et personnalité, progrès matériel et sens de l’effort, libre concurrence et justice, individualisme et solidarité.

Je ne cherche pas, Mesdames et Messieurs, à éviter le débat politique. Nous aurons l’occasion d’ici peu d’en parler et d’en parler complètement. Mais, en évoquant rapidement le fond des problèmes qui sont en fin de compte d’ordre philosophique plus encore que politique ou du moins relèvent de la politique au sens le plus élevé du terme, je ne crois pas m’éloigner de la question immédiate, qui est celle de notre jeunesse. Il y a trois jours, au lendemain d’une nuit d’émeute, j’ai délibérément choisi avec l’accord du général de Gaulle, l’apaisement et j’ai fait les gestes nécessaires. Aujourd’hui, je fais appel à la coopération de tous, et d’abord des étudiants, et je ferai les gestes nécessaires. Notre pays veut la paix. Notre peuple veut être heureux. Ce n’est que dans le calme et dans la collaboration de tous qu’il en trouvera la voie. Puisse, cette fois aussi, mon appel être entendu.

Source : Journal officiel de la République française

 

 

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