Discours de Georges Pompidou le 27 février 1970

à San Francisco lors du déjeuner organisé en son honneur

par le gouverneur de Californie, Ronald Reagan

Messieurs,

Je suis très touché de l’accueil qui m’est fait ici, à San Francisco. Votre ville n’est pas seulement remarquable par sa beauté, elle est aussi, de toutes les cités des États-Unis, celle dont le nom évoque dans le monde entier le plus d’images et incite le plus au rêve. Pour nous, Français, San Francisco rappelle encore la marche vers l’Ouest et la ruée vers l’or et la porte ouverte sur le monde immense du Pacifique. Mais c’est aussi une des plus grandes villes de la Californie moderne, État dont le jeune visage change sans cesse, que nous nous représentions, hier, couvert uniquement de champs d’orangers, qui devint le pays des stars et de Walt Disney avant d’apparaître comme l’État le plus mouvant et le plus dynamique de la Fédération, capable de jeter à l’Est traditionnel le défi du développement industriel, urbain, technologique, intellectuel. J’en ai eu aujourd’hui même la preuve vivante et combien impressionnante en visitant l’Université de Stanford. Et je n’oublie pas que non loin d’ici, l’Université de Berkeley est un des centres les plus avancés de la science en même temps qu’une place forte de la jeunesse contestataire. Cela me conduit à poser devant vous un problème que ma formation universitaire et intellectuelle comme mon expérience gouvernementale rendent à mes yeux à la fois passionnant, préoccupant, et, par certains aspects, désolant. Je parle de l’agitation qui s’est emparée de la jeunesse universitaire, dont tous les pays connaissent les effets et qui s’est particulièrement manifestée depuis deux ans. Les journées de mai 1968, à Paris, en ont sans doute offert l’exemple le plus frappant. C’est, en tout cas, en France que les conséquences politiques ont été les plus importantes, suivant une tradition de notre pays où les manifestations d’étudiants ont été à l’origine de plusieurs de nos révolutions. Comme vous le savez, nous sommes un pays particulièrement riche en révolutions politiques !

En quoi consiste ce mal de la jeunesse actuelle ? Si nous en croyons un certain nombre de théoriciens, la jeunesse se révolte contre le sort qui est fait à l’homme dans notre monde moderne. L’individu, pris dans le mécanisme impitoyable d’une société tournée uniquement vers la production et la consommation de biens matériels, se voit dépouillé de sa personnalité, prisonnier de contraintes d’autant plus graves qu’il ne les ressent pas toujours consciemment, mis dans l’incapacité de satisfaire ses instincts naturels et ses besoins fondamentaux. Notre monde serait ainsi celui de l’aliénation dont on ne pourrait sortir qu’en se libérant de tout cadre social, familial, religieux, étatique, c’est-à-dire en détruisant tout.  Que faire, lisons-nous dans le dernier roman d’un de nos écrivains ? Et la réponse est : « Détruire, dit-elle » Détruire quoi ? « Détruire » Ainsi prend naissance à partir d’une philosophie du désespoir une sorte de foi dans la vertu de la destruction, dont ne pourrait sortir qu’un monde meilleur. Je dis un monde car on ne nous propose aucune structure sociale à quelque niveau que ce soit – famille, cité ou État. Parfois, il est vrai, certains se laissent aller à un secret penchant pour le marxisme, fermant les yeux sur les sociétés marxistes existantes dont il est pourtant difficile de nier qu’elles soient à la fois tournées vers la production, tourmentées par leur retard en matière de consommation, et particulièrement peu portées à la libération. Ce néo-marxisme résulte d’une confusion intellectuelle dûe à l’existence de vases communicants entre des courants révolutionnaires d’origines très diverses. Ici, il s’agit de réactions sociales contre des régimes non évolués, là, les réactions sont anti-coloniales, ailleurs nationales ou d’origine raciale, parfois même tribale. Mais tous ces mouvements ont pour caractéristique commune de se produire dans des pays sous-développés alors que le courant de pensée dont je parle a pris naissance dans les pays les plus évolués et met justement en question la nature et le sens de cette évolution.

Que faut-il en penser ? Quelle peut être notre attitude face à des hommes qui contestent les bases mêmes de notre civilisation et cherchent leurs espérances dans une sorte de retour à l’état de nature et leurs héros dans des pays où la révolution industrielle ne fait que commencer son œuvre ? Notons qu’il n’y a là rien de nouveau. Depuis Platon, d’innombrables philosophes ont dénoncé les méfaits de la civilisation et Jean-Jacques Rousseau a dit sur ce sujet tout ce que l’on peut dire. Il nous a même donné un manuel d’éducation naturelle qui répond pleinement aux exigences de nos étudiants, et présente simplement cet inconvénient d’exiger un maître par enfant, ce qui à l’époque où nous reconnaissons le droit de tous les enfants à l’instruction paraît peu compatible avec les réalités. Mais je dirai tout de suite qu’il ne suffit pas qu’une philosophie soit ancienne pour qu’elle soit condamnée. Il ne suffit pas non plus pour la condamner de répondre comme Voltaire à Rousseau qu’elle donne envie de marcher à quatre pattes. Après tout, ce regret d’une société naturelle où tout serait donné et rien ne devrait être acquis par le travail, où chacun n’aurait qu’à cueillir les fruits sans avoir à labourer la terre pour les faire pousser et mûrir, qu’est-ce sinon que le regret du Paradis perdu, de l’Éden d’avant le péché originel ? Mais voilà, le fait est là, et que l’on soit chrétien ou non, il faut bien constater que l’homme est condamné à travailler et que ceux qui subsistent sans travailler, fussent- ils hippies, ne peuvent le faire que grâce au produit du travail des autres. Notre objectif ne peut pas être de nier l’exigence du travail, mais de lui donner un sens. Autre question : ce mal est-il propre à la jeunesse d’aujourd’hui ? Là encore, je ne le crois pas. Dans toutes les périodes de mutation technique, sociale ou politique, la jeunesse a été envahie par ce que l’on a appelé à l’époque romantique le mal du siècle. C’est vrai à la fin du XVe et au début du XVIe , à la fin du XVIIIe et au début du XIXe et c’est, en effet, vrai aujourd’hui, dans un monde traversé de courants profonds et obscurs, où tout change à chaque instant, où les cellules sociales traditionnelles se dissolvent, où les croyances ancestrales sont ébranlées, où la vérité semble être partout et nulle part, la jeunesse se sent désorientée et, avide de profiter du présent en même temps qu’inquiète de l’avenir, oscille entre l’appétit de jouissance et le désespoir. C’est particulièrement le fait de la jeunesse étudiante, parce qu’elle en a et le temps et la possibilité matérielle. La jeunesse ouvrière s’occupe de gagner son pain et ceci explique le fossé qui s’est ouvert tout à coup en France, par exemple, lors des événements de mai 1968 entre les étudiants et les ouvriers. Mais là encore, l’argument n’est pas décisif : la plupart des initiateurs des grands mouvements révolutionnaires sont nés dans les classes bien pourvues.  Sommes-nous donc en présence d’un vrai mouvement révolutionnaire ou d’un quelconque mal du siècle ? S’il n’y avait que la jeunesse en cause, j’opterais pour la seconde explication. Sa critique en effet reste négative, au point chez beaucoup de ne conduire qu’au néant, à des gestes de destruction, ou d’autodestruction. Plutôt qu’à Karl Marx, ne fait-elle pas penser à Hamlet ? « To die, to sleep… To sleep… perchance, to dream… » Le suicide, ou le meurtre gratuit ou encore le rêve par la drogue… N’est-ce pas ce que nous voyons ? Faut-il en conclure qu’il suffit de développer la lutte contre le trafic de la drogue, de surveiller de plus près les rassemblements hippies, de raser les barbes, et de réformer l’Université ? Ou encore qu’il n’y a qu’à laisser passer et qu’à une génération qui se croit « née trop tard dans un monde trop vieux » succédera une génération plus vigoureuse et mieux équilibrée ? Je ne le crois absolument pas. Le fait même que nous en parlions aujourd’hui prouve que nous sentons tous là un vrai problème. S’il ne s’agissait que d’une crise de la jeunesse, il n’y aurait, en effet, qu’à laisser l’âge faire son œuvre.

Le grave dans cette crise de la jeunesse, c’est qu’elle est ressentie par les adultes comme une crise de la civilisation. Certes, nous avons l’habitude de la société dans laquelle nous vivons, nous en acceptons mieux les contradictions, nous oublions souvent de nous interroger sur les rivages vers lesquels nous entraîne ce que nous appelons  le progrès. Mais peut-être, comme le disait Baudelaire, est-ce l’épaississement de notre nature qui seul nous empêche d’apprécier le milieu dans lequel nous respirons. Notre devoir, devant ce malaise que traduit, parfois si mal d’ailleurs, le comportement d’une partie de la jeunesse actuelle, est donc avant tout d’ouvrir les yeux sur le présent, de nous interroger sur l’avenir. Le présent, c’est une immense inégalité entre les hommes. L’injustice est partout présente, dans nos sociétés où, si évoluées soient-elles, subsistent d’énormes îlots de pauvreté et entre les peuples, dont certains ont un revenu annuel moyen inférieur à 100 dollars. L’avenir, c’est la réponse à trouver à la question que posait encore Baudelaire. « Qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel », et de savoir si comme il l’annonçait « Nous périrons par où nous avons cru vivre ». C’est en un mot, de donner un sens à la civilisation urbaine et technique dans laquelle nous sommes inexorablement engagés. Devant l’injustice de la condition humaine, notre devoir est particulièrement clair. Il s’agit de réduire les inégalités à l’intérieur de nos nations respectives, de faire disparaître la pauvreté, de donner à chacun selon les besoins de l’homme. Et c’est à coup sûr, pour notre civilisation, au total libérale, même si nous sommes tous, vous Américains y compris, loin du libéralisme classique d’Adam Smith, l’épreuve décisive de  notre siècle face aux pays communistes. Jusqu’ici, le système économique occidental, avez ses diversités parfois importantes, a dans l’ensemble largement gagné la course du niveau de vie. Mais il n’a pas réduit toutes les inégalités, ni éliminé la honte de ce que nous appelons les « bidonvilles », ou de ce que vous appelez les « ghettos urbains », pour ne pas parler de bien d’autres misères mieux cachées. Voilà, pour les dirigeants des démocraties la tâche première. Et puis, il y a la pauvreté des autres, je veux dire de cet immense monde du sous-développement dans lequel des millions d’hommes se débattent quotidiennement pour ne pas mourir de faim. Pour nous, à qui l’on a appris que tous les hommes naissent égaux, quelle que soit leur race, leur couleur, leur origine sociale, il n’y a pas d’obligation morale plus évidente et plus pressante que d’apporter aux peuples démunis une aide accrue et efficace. La France, par suite de ses liens anciens avec beaucoup de ces pays, et, je crois pouvoir le dire, par vocation naturelle, est à l’heure actuelle le pays qui consacre la part la plus élevée de son revenu national à ce que je considère comme un devoir de stricte humanité. J’ai l’intention dans les années qui viennent et au fur et à mesure que notre propre développement économique le permettra, d’accentuer cet effort. Je sais que ceci est au premier plan des préoccupations de votre Gouvernement et je ne m’en réjouis d’autant plus que vos moyens sont immenses. Car, ne nous y trompons pas, la lutte contre le  sous-développement n’est pas seulement une obligation morale ; elle répond également à l’intérêt véritable de l’humanité tout entière. Faute de quoi, le jour viendrait de l’affrontement entre la richesse et la pauvreté. L’avenir, disais-je enfin. Oui, il s’agit de redonner un sens à l’action des hommes et un sens qui ne soit pas uniquement matérialiste et utilitaire. Si l’exploit de vos astronautes partis à la conquête de la lune enthousiasmé a l’humanité tout entière, c’est parce qu’il paraissait à la fois incroyablement difficile et désintéressé. Pour l’homme de la rue, il n’avait d’autre but que de témoigner de la grandeur de l’esprit humain. Retenons cette réaction, car elle nous éclaire sur le mal de notre siècle. Nous savons tous qu’il faut de l’argent pour vivre, qu’il en faut pour construire des universités et des laboratoires aussi bien que des hôpitaux ou des bibliothèques et que science, art, santé, dépendent largement de la richesse économique. Mais précisément, la richesse économique doit rester un moyen et non pas devenir la fin en soi de la société ou de l’individu. De même que la machine doit être soumise à l’homme et servir à le libérer au lieu de le conditionner, de même notre effort collectif doit tendre à délivrer l’homme des contraintes de la nature ou de celles plus récentes de la civilisation mécanique et à lui proposer des idéaux qui le soutiennent et le dépassent. Nous avons davantage besoin de foi que de raison, d’esprit communautaire que d’individualisme, d’espérance que de négation.

Qui cherche dans une révolution sociale, économique ou politique la réponse à la question que se pose l’homme moderne ne la trouvera pas, parce que la question est métaphysique et que le mal qu’engendre l’incertitude est un mal moral. C’est pourquoi, messieurs, quitte à vous ennuyer, je me suis laissé aller devant vous à moraliser quelque peu.

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