Entretien radiodiffusé et télévisé du général de Gaulle

avec Michel Droit, 7 juin 1968

Palais de l’Elysée

MD. – Les premières de ces questions touchent directement à ce que nous venons de vivre. Je crois que tous les observateurs sont d’accord : les deux journées jusqu’ici décisives de cette crise ont été celles où vous avez pris personnellement l’initiative des opérations, c’est-à-dire la journée du mercredi 29 mai où vous avez quitté Paris et celle du jeudi 30 mai où vous êtes rentré à Paris pour vous adresser au pays. Alors, ce que je voudrais vous demander, mon Général, est ceci : pourquoi avez-vous quitté Paris le 29 mai ? Qu’y avait-il alors dans votre esprit lorsque vous avez dit : « J’ai envisagé toutes les éventualités » ? Que cela voulait-il dire exactement et cela pouvait-il aller jusqu’à votre départ, votre retraite définitive ? Enfin, au terme de quelle analyse, êtes-vous arrivé aux conclusions que vous avez fait connaître aux Français le jeudi 30 mai au soir ?

Oui ! Le 29 mai, j’ai eu la tentation de me retirer. Et puis, en même temps, j’ai pensé que, si je partais, la subversion menaçante allait déferler et emporter la République. Alors, une fois de plus, je me suis résolu.

Vous savez, depuis quelque chose comme trente ans que j’ai affaire à l’Histoire, il m’est arrivé quelque fois de me demander si je ne devais pas la quitter. Ce fut le cas, par exemple, en septembre 1940, après Dakar, où avec mes compagnons, ayant essuyé le feu des forces françaises qui tiraient sur les Français libres, alors que l’ennemi était à Paris, j’ai douté qu’on pourrait jamais les retourner contre l’envahisseur de la France. Ça a été le cas à Londres, en mars 1942, où, devant une dissidence à l’intérieur de la France Libre, dissidence dont le Gouvernement britannique avait été le complice sinon l’instigateur, je suis allé dans un coin de la campagne anglaise en faisant savoir à Londres que je ne poursuivrais pas mon entreprise aux côtés de la Grande-Bretagne si mes conditions n’étaient pas acceptées. Ce fut le cas en 1946, quand, submergé par le torrent stérile des partis sur lequel je n’avais pas de prise et ne pouvant plus agir à la place où j’étais, je l’ai quittée. Ce fut le cas, en 1954, quand je voyais le Rassemblement que j’avais formé et qui était en train de se disloquer ; alors, je l’ai laissé et je suis rentré chez moi. Ça a été le cas, le soir du premier tour de l’élection présidentielle, où une vague de tristesse a failli m’entraîner au loin.

Alors, le 29 mai, je me suis interrogé moi-même et puis, le 30 mai, ayant dit au pays ce que j’avais à lui dire et ayant reçu sa réponse sous la forme de l’immense marée humaine de la Concorde et des Champs-Elysées et, ensuite, de tous les cortèges magnifiques qui se sont produits dans tant de villes, j’ai compris que mon appel avait donné le signal du salut et je me suis senti consolidé dans ma résolution par la volonté des Français.

MD. – Cela vous a vraiment ému que le peuple français réagisse ainsi ?

Est-il besoin que je le dise ?

MD. – Alors que l’année dernière, au moment de la crise du Moyen-Orient, a été remis, différé, votre voyage en Pologne, que vous soyez cette fois parti pour la Roumanie, cela a beaucoup étonné.

En partant pour la Roumanie, je ne renonçais pas à mes fonctions, je les exerçais. Il y avait là un voyage très important pour le développement des rapports entre l’Est de l’Europe et l’Ouest, c’est-à-dire pour la paix du monde. Et j’ai balancé dans mon esprit, s’il fallait, ex abrupto, du jour au lendemain, renoncer à m’y rendre, alors qu’en France, la situation était encore pour moi insaisissable. Par conséquent, oui !, pendant cinq jours, pour servir le pays, j’ai risqué quelque chose par mon départ. Remarquez que je n’étais pas absent, je communiquais avec Paris jour par jour, heure par heure. Mais, enfin, il est vrai que je n’étais pas à l’Elysée. Au total, quand on fera le bilan de cette histoire-là, je pense que le voyage en Roumanie, pour ce qui est de l’intérêt national et de l’intérêt de la paix internationale, aura, finalement, été essentiel. On n’a pas idée de ce que la France est en dehors de chez elle et, en particulier, de ce qu’elle est en Roumanie.

MD. – Mon Général, depuis le déclenchement de cette crise, il y a une chose qui a énormément frappé l’opinion : c’est de ne pas avoir prévu cette crise-là, de ne pas l’avoir senti venir ; mais je crois que ce qui a encore davantage frappé les esprits, c’est de constater que l’Etat, que le Gouvernement, pas plus que l’opinion elle-même ne l’avait sentie non plus, pas davantage d’ailleurs que l’opposition, les syndicats ou les organisations politiques.

C’est un fait que le Gouvernement, dont la tâche est de prévoir, n’avait pas prévu alors ce choc énorme. Comment l’expliquez-vous, mon Général ? Qu’est-ce que votre gouvernement a fait, non pas pour le prévoir, puisqu’il apparaît que vous ne l’avez pas prévu, mais pour essayer de l’endiguer, d’y faire face, d’en tirer les conséquences ?

Dans l’état d’incertitude où se trouvait la nation – vous vous rappelez, on disait qu’elle s’ennuyait – en dépit, et peut-être à cause des progrès immenses qui ont été accomplis depuis dix ans, de la paix qui est complètement rétablie et d’une situation internationale incomparable, eh bien ! en effet, une explosion s’est produite et elle s’est produite, bien sûr, dans le milieu où cela devait se produire, c’est-à-dire dans le milieu universitaire. Cette explosion a été provoquée par quelques groupes, quelques groupes qui se révoltent contre la société moderne, contre la société de consommation, contre la société mécanique, qu’elle soit communiste à l’Est ou qu’elle soit capitaliste à l’Ouest. Des groupes qui ne savent pas du tout d’ailleurs par quoi ils la remplaceraient, mais qui se délectent de négation, de destruction, de violence, d’anarchie, qui arborent le drapeau noir. Par contagion, à partir de là, il s’est produit la même chose dans certaines usines et, naturellement, là aussi parmi les jeunes. Mais, alors, l’entreprise communiste totalitaire, inquiète et furieuse à Paris comme, dans d’autres conditions, elle l’est à Moscou et ailleurs, inquiète et furieuse de voir cette fraction révolutionnaire se dresser en dehors d’elle et contre elle, a décidé, tout à coup, de noyer le tout dans la grève généralisée en utilisant des piquets et des équipes préparés de longue main en conséquence, et ça a été la paralysie ruineuse du pays.

De cette paralysie, l’entreprise totalitaire dont je parle a successivement voulu tirer deux avantages. Le premier était de ressaisir le monopole de la revendication et d’obtenir ce qu’elle a obtenu : une amélioration apparente de la rémunération des ouvriers, des enseignants, etc. , dont ensuite elle se vanterait vis-à-vis des travailleurs. Je dis une amélioration apparente, parce que les chiffres d’augmentation de salaires, cela ne signifie absolument rien si l’économie et les finances françaises ne peuvent pas les supporter, à moins de recourir à l’inflation, qui coûte plus cher à chacun que ce qui lui est accordé. Et, en outre, ce qui a été alloué, 10%, 13%… c’est ce qui, de toute façon, aurait été obtenu en 1968 et 1969, dans une situation économique et monétaire favorable, et que tout annonçait favorable, mais sans mettre en péril la compétitivité de la France au point de vue international.

Et le deuxième avantage qu’ensuite l’entreprise totalitaire a voulu obtenir, et pour lequel elle a déclenché , à ce moment-là, de vastes manifestations de rue pour mettre en condition de crainte et de résignation la population tout entière, cet avantage, c’était d’obtenir que la République abdique dans la personne de son Président et d’accéder ainsi au pouvoir avec quelque transition et quelques figurants. Il faut bien dire que la stupeur passive de l’opinion et la conjuration des complicités ont été telles qu’on s’est demandé, à un certain moment, si notre pays n’allait pas, sans réagir, glisser au néant. Vous savez, comme dans la légende allemande où l’enfant dans les bras de son père s’abandonne au roi des Aulnes et à la mort.

Dans cette crise gigantesque, qu’a fait mon gouvernement ? D’abord, il s’est trouvé aux prises avec l’anarchie universitaire et avec les cortèges brise-tout d’étudiants et d’autres éléments qui dressaient des barricades, qui lapidaient la police, qui allumaient des incendies partout. Eh bien ! mon gouvernement est resté maître de la rue en limitant les blessures. Et je dois dire à ce sujet, je dois le dire très haut, que les forces de l’ordre public ont fait et ont fait très bien leur devoir tout entier. Ensuite, en vue de mettre un terme à la grève généralisée, le Gouvernement a réuni autour du Premier ministre les représentants de tous les syndicats et de tout le patronat, ce qui a permis d’aboutir aux  conclusions unanimes du 27 mai. Mais, en dépit de ces conclusions unanimes, le fait est que l’entreprise totalitaire en question a voulu néanmoins obtenir que je m’en aille et ainsi prendre le pouvoir. C’est alors que j’en ai appelé au peuple et que sa réponse a été ce que l’on sait par les manifestations éclatantes et aussi par le déclenchement de la reprise du travail.

Moi, je constate que, pendant tout ce temps-là, le Gouvernement est resté parfaitement cohérent autour du président de la République et je ne sais pas dans quel régime un tel exemple aurait été donné.

MD. – Pouvez-vous expliquer le remaniement ministériel auquel vous avez procédé, car beaucoup de Français ont été incontestablement déçus par lui s’attendant peut-être, à ce qu’il soit plus spectaculaire. Je pense, en particulier, que la permutation qui s’est produite entre M. Maurice Couve de Murville et M. Michel Debré, celui-ci passant des Finances aux Affaires étrangères, celui-là quittant les Affaires étrangères pour les Finances, a été une peu, si vous le voulez, l’arbre qui a empêché de voir la forêt. Je crois qu’il faudrait expliquer les raisons de cette permutation, et je crois que c’est important.

Il y a eu, en effet, un remaniement du gouvernement qui m’a été proposé par le Premier ministre et que j’ai accepté. Qu’est-ce que vous voulez, dans une crise pareille, c’est assez naturel qu’on assure la relève des hommes et c’est ce qui est fait. Quant à cette permutation entre le ministre des Affaires étrangères et le ministre de l’Economie et des Finances, quoi ? Ce sont deux personnalités éminentes, parfaitement à leur place dans l’un ou l’autre domaine. J’ajoute que l’Economie et les Finances d’une part, et les Affaires étrangères d’autre part, sont des domaines aujourd’hui étroitement imbriqués. Il n’y a pas d’économie nationale en dehors de la conjoncture internationale, il n’y a pas d’affaires étrangères qui ne soient, en même temps, économiques. Le remaniement s’explique parfaitement bien. Mais, je le répète, ce qui est à remarquer, c’est qu’à aucun moment, le Gouvernement ne s’est disloqué et, je le répète, dans aucun autre régime, cela ne serait sans doute arrivé.

MD. – Tout ce qui vient de se passer et continue de se passer comporte, évidemment, un nombre d’aspects négatifs, notamment sur le plan de l’économie française, et particulièrement dramatiques à l’approche de l’échéance du 1er juillet où sera mis en application le Marché commun ; mais cela comporte aussi, comme toutes les crises de ce genre, une certaine quantité d’aspects positifs. Il est évident que doit en sortir une grande mutation de la société qui, d’ailleurs, était nécessaire et indispensable. Vous-même, avez prononcé, le 24 mai, le mot « mutation ». Vous l’avez prononcé toutefois sans beaucoup vous expliquez sur lui, vous l’avez prononcé de façon un peu abstraite. Est-ce que vous pouvez dire, ce soir, très clairement ce que vous entendez par « mutation » ?

Comment ? Voilà une société, je parle de la société française, voilà une société dans laquelle la machine est la maîtresse absolue et la pousse à un rythme accéléré dans des transformations inouïes. Une société dans laquelle tout ce qui est d’ordre matériel, les conditions de travail, l’existence ménagère, les déplacements, l’information, etc., tout cela, qui n’avait pas bougé depuis l’Antiquité, change maintenant de plus en plus rapidement et de plus en plus complètement. Une société qui, il y a cinquante ans, était agricole et villageoise, devient industrielle et urbaine ; une société qui a perdu, en grande partie, les fondements et l’encadrement sociaux, moraux, religieux, qui lui étaient traditionnels ; une société qui, en l’espace d’une génération a subi deux guerres épouvantables et qui vit, dans une Europe coupée en deux et au milieu d’un monde qui est bouleversé par la fin des Empires, par l’avènement d’une foule d’Etats nouveaux dont les peuples frappent à la porte de la prospérité et d’un monde qui est agité dans ses profondeurs – le drame d’hier en Amérique en est un exemple –  par de conflits absurdes et dangereux en Asie, en Afrique, en Amérique ; une société qui, actuellement, dispose d’une information dont les moyens sont colossaux, qui agissent à chaque minute et qui s’emploient essentiellement, vous le savez bien, contre toute autorité, à commencer s’il vous plaît par la mienne,  et qui tapent sans relâche et presque exclusivement sur le sensationnel, le dramatique, le douloureux, le scandaleux ; une société, enfin, qui sait qu’au-dessus de sa tête est suspendue, en permanence, l’hypothèque nucléaire de l’anéantissement. Comment est-ce qu’on pourrait imaginer que cette société-là soit placide et soit, au fond, satisfaite ? Elle ne l’est certainement pas. Il est vrai que, en échange, si l’on peut dire, de tous ces soucis, de toutes ces secousses qu’elle nous apporte, la civilisation mécanique moderne répand parmi nous des biens matériels en quantité et en qualité croissantes et qui, certainement, élèvent le niveau de vie de tous. Il n’est pas douteux, qu’en moyenne, un Français aujourd’hui mange, se vêt, se chauffe, se loge, se soigne, mieux que son aïeul, que son travail est moins pénible, qu’il a, à sa portée, des moyens de déplacement et d’information tout à fait nouveaux. En même temps, il est vrai que la technique et la science qui se développent parallèlement à l’industrie et aussi vite qu’elle, obtiennent, en s’unissant à elle, des résultats saisissants. La locomotive, le téléphone, l’électricité, ça avait été bien ! L’auto, l’avion, la radio, c’était mieux ! La fusée, la télé, le moteur atomique, le laser, la greffe du cœur, c’est magnifique ! Bref, la civilisation mécanique, qui nous apporte, encore une fois, beaucoup de malheurs, nous apporte aussi une prospérité croissante et des perspectives mirifiques. Seulement voilà ! Elle est mécanique, ce qui veut dire qu’elle enlace l’homme, quel qu’il soit et quoi qu’il fasse. Cela se produit pour le travail ; cela se produit pour la vie de tous les jours ; cela se produit pour la circulation ; cela se produit pour l’information, pour la publicité, etc. Si bien que tout s’organise et fonctionne d’une manière automatique, standardisé, d’une manière technocratique et de telle sorte que l’individu, par exemple, l’ouvrier n’a pas prise sur son propre destin, comme pour les fourmis dans la fourmilière et pour les termites dans la termitière. Naturellement, ce sont les régimes communistes qui en viennent là surtout et qui encagent tout et chacun dans un totalitarisme lugubre. Mais le capitalisme, lui aussi, d’une autre façon, sous d’autres formes, empoigne et asservit les gens. Comment trouver un équilibre humain pour la civilisation, pour la société mécanique moderne ? Voilà la grande question de ce siècle !

MD. – Mon Général, cette société que vous venez de définir, tout le monde veut la changer. En tant que chef de l’Etat, vous avez la responsabilité de le faire et vous en avez les moyens. Est-ce que vous pourriez expliquer, évidemment très brièvement, comment vous entendez promouvoir en France, ce changement de la société et l’expliquer de façon très concrète, de façon à ce qu’on n’ait pas besoin de se livrer, pour vous comprendre, à une exégèse de vos paroles, comme cela arrive quelquefois ainsi que vous le savez.

Pour la mutation dont vous me parlez, il y a, naturellement, des réponses diverses et opposées. Moi, j’en vois trois essentielles.

D’abord, il y a le communisme qui dit : créons d’office le plus possible de biens matériels et répartissons-les d’office de telle sorte que personne n’en dispose à moins qu’on ne l’y autorise. Comment ? Par la contrainte. La contrainte morale et matérielle constante, autrement dit, une dictature qui est implacable et perpétuelle, même si, à l’intérieur d’elle-même, des clans différents s’en saisissent tour à tour en se vouant aux gémonies, même si, depuis que ce système est en vigueur en certains endroits, ses chefs, à mesure qu’ils se succèdent, se condamnent les uns les autres, comme s’il était prouvé d’avance que chacun devrait échouer à moins qu’il ne trahisse. Non, du point de vue de l’homme, la solution communiste est mauvaise.

Le capitalisme dit : grâce au profit qui suscite l’initiative, fabriquons de plus en plus de richesses qui, en se répartissant par le libre marché, élèvent en somme le niveau du corps social tout entier. Seulement voilà ! la propriété, la direction, le bénéfice des entreprises dans le système capitaliste n’appartiennent qu’au capital. Alors, ceux qui ne le possèdent pas se trouvent dans une sorte d’état d’aliénation à l’intérieur même de l’activité à laquelle ils contribuent. Non, le capitalisme du point de vue de l’homme n’offre pas de solution satisfaisante.

Il y a une troisième solution : c’est la participation, qui, elle, change la condition de l’homme au milieu de la civilisation moderne. Dès lors que des gens se mettent ensemble pour une œuvre économique commune, par exemple pour faire marcher une industrie, en apportant soit les capitaux nécessaires, soit la capacité de direction, de gestion et de technique, soit le travail, il s’agit que tous forment ensemble  une société, une société où tous aient intérêt à son rendement et à son bon fonctionnement, et un intérêt direct. Cela implique que soit attribué, de par la loi, à chacun une part de ce que l’affaire gagne et de ce qu’elle investit en elle-même grâce à ses gains. Cela implique aussi que tous soient informés d’une manière suffisante de la marche de l’entreprise et puissent, par des représentants qu’ils auront tous nommés librement, participer à la société et à ses conseils pour y faire valoir leurs intérêts, leur point de vue et leurs propositions. C’est la voie que j’ai toujours cru bonne, en 1945, quand, avec mon gouvernement, j’ai institué els comités d’entreprise, quand, en 1959 et en 1967, j’ai, par ordonnances, ouvert la brèche à l’intéressement. C’est la voie dans laquelle il faut marcher.

MD. – Oui, mon Général, mais nous savons très bien que vous ne concevez pas l’Etat sans, à la tête de cet Etat, une autorité suprême qui, au-delà de toutes les assemblées, décide et tranche. Est-ce que, à travers la participation, vous concevez toujours l’entreprise comme ayant à sa tête une autorité qui, lorsque c’est nécessaire, décide et tranche ?

Dans l’Etat, il y a un président et puis il y a un Premier ministre. Dans toute entreprise, il faut un président et un directeur général même quand, quelquefois, c’est le même personnage. Ça n’est pas du tout contradictoire avec la participation. Je dirai même : au contraire. Dans une participation, dans une société à participation, où tout le monde a intérêt à ce que ça marche, il n’y a aucune espèce de raison pour que tout le monde ne veuille pas que la direction s’exerce avec vigueur. Délibérer c’est le fait de plusieurs et agir c’est le fait d’un seul ; ce sera vrai dans la participation comme c’est vrai partout et dans tous les domaines.

MD. – Oui ! Mais alors, mon Général, il y a vraiment une question qu’on a envie de vous poser. Cette participation à laquelle vous tenez tant, pour laquelle vous avez tellement milité déjà, pourquoi ne l’avez-vous pas faite plus tôt ?

Parce qu’une pareille réforme, personne et moi  non plus ne peut la faire tout seul. Il faut qu’elle soit suffisamment consentie et il faut que les circonstances s’y prêtent. Alors, c’est vrai, malgré les quelques pas que j’ai pu faire faire dans cette direction, jusqu’à présent nos structures et nos milieux, et en particulier ceux du travail, ont résisté à ce changement-là.

Seulement, il y a eu maintenant une secousse terrible qui a dû ouvrir les yeux de beaucoup de monde. Si bien que, parce que c’est juste, parce que c’est vital et parce que maintenant, grâce à cette secousse, les circonstances s’y prêtent, on doit pouvoir marcher carrément dans cette voie-là ; il faut le faire. Quant à moi, j’y suis très résolu.

MD. – Mon Général, vous venez de dire que certains milieux, et notamment ceux du travail, s’étaient toujours opposés à la participation. Il est vrai que les travailleurs, ou tout au moins, ceux qui s’expriment en leur nom ont toujours plus ou moins considéré que la participation dont vous parlez c’était du vent, c’était du bluff – si vous voulez bien excuser l’expression. Or, telle que vous la définissez, on a l’impression que pour vous c’est au contraire une sorte de révolution. Dès lors, on se demande tout de suite : la participation est-ce que c’est du vent ? Est-ce que c’est du bluff ? Ou est-ce vraiment une révolution ?

Si une révolution, c’est des exhibitions et des tumultes bruyants, scandaleux et, pour finir, sanglants, alors non ! la participation, ce n’est pas une révolution. Mais si, une révolution consiste à changer profondément ce qui est, notamment en ce qui concerne la dignité et la condition ouvrière, alors, certainement, c’en est une. Et moi, je ne suis pas gêné, dans ce sens-là, d’être un révolutionnaire, comme je l’ai été si souvent : en déclenchant la Résistance ; en chassant Vichy ; en donnant le droit de vote aux femmes et aux Africains ; en créant, à la Libération, par les comités d’entreprise, par les nationalisations, par la Sécurité sociale, des conditions sociales toutes nouvelles ; en invitant le peuple et en obtenant de lui qu’il nous donne des institutions valables ; en lui constituant une monnaie qui lui soit, à la fin des fins, solide ; en réalisant la décolonisation ; en changeant un système militaire périmé en un système de dissuasion et de défense moderne ; en obtenant le commencement de la libération des Français du Canada ; en entamant un processus d’union de l’Europe par le rapprochement de l’Est, du Centre et de l’Ouest ; en favorisant l’avènement des pays sous-développés. Oui ! tout cela, c’était révolutionnaire ; et chaque fois que j’agissais dans ces différents domaines, eh bien ! je voyais se lever autour de moi une marée d’incompréhensions, de griefs et quelquefois de fureurs. C’est le destin. Si bien qu’un de mes ais, car j’en ai tout de même quelques-uns, en évoquant devant moi cette marée, un jour évoquait aussi un tableau primitif, je m’en souviens, qui représentait, me disait-il, une foule qui était menée par les démons vers l’enfer, tandis qu’un pauvre ange lui montrait la direction opposée. Et de cette foule, tous les poings étaient levés, non pas du tout contre les démons, mais bel et bien contre l’ange. Alors, mon ami disait : « Eh bien ! ce tableau pourrait être complété par un autre, où on verrait cette foule, au moment où elle va tomber dans le gouffre, s’arrachant aux démons malfaisants et, à la fin des fins, courant vers l’ange ». C’est de la peinture symbolique et figurative ; mais tout de même, là-dedans, il y a peut-être quelque chose de vrai.

MD. – Mon Général, quand vous parlez de la participation, cela touche évidemment surtout la société industrielle, mais il n’y a pas de mutation possible et générale de la société sans une mutation également du monde agricole.

Il y a une mutation agricole colossale qui se produit en France. Tout le monde y assiste. Une mutation dans les structures, une mutation dans le mode de vie, une mutation dans la production, une mutation dans la coopération ; il s’institue partout des sociétés de participation paysanne. Evidemment, cela ne se passe pas sur le même plan, dans les mêmes conditions que pour l’industrie, c’est tout naturelle, mais cela a lieu et dans le même sens. Cette mutation est en cours ; d’après ce que l’on pense, et je le pense aussi, il faut encore dix ans pour qu’elle ait vraiment abouti ; dix ans dans la vie d’un peuple ce n’est pas grand-chose, vous savez, et dans dix ans on verra que c’est une réussite française.

MD. – Mon Général, nous pourrions évidemment évoquer beaucoup d’aspects des problèmes économiques qui se posent à la France. Votre gouvernement vient d’annoncer, par exemple, une aide aux petites et moyennes entreprises ; une aide financière car ces petites et moyennes entreprises seront encore plus touchées que les autres par la crise et leur trésorerie souvent mise à sec. Cette aide financière est donc très importante.

Mais je voudrais que nous arrivions maintenant au chapitre des étudiants. En effet, le premier détonateur de cette crise a été incontestablement les étudiants ; détonateur souvent excessif, souvent désordonné, mais toujours extrêmement sympathique parce que les étudiants, c’est la jeunesse et c’est la France. Pourquoi les étudiants ont-ils été ce détonateur ? Eh bien ! essentiellement parce qu’ils ont considéré, qu’ils ont eu le sentiment, qu’on ne les prenait pas au sérieux et qu’on ne s’occupait pas d’eux, qu’on les laissait un peu tomber. Bien sûr, on pourrait citer beaucoup de chiffres, beaucoup de statistiques sur ce qui a été fait pour la multiplication des locaux scolaires, universitaires, et l’accroissement du nombre des maîtres ; mais les étudiants, et je crois qu’ils ont raison, voient très au-delà des chiffres ; ils voient leur avenir, leurs études, la mutation, la modernisation de leurs études et puis surtout, dans tout ce qu’on entreprend pour eux – et là encore ils ont raison – ils cherchent à voir l’esprit ; or, jusqu’ici, ils ont trouvé que tout cela en manquait souvent, singulièrement ; ils pensent que cela n’aura vraiment de l’esprit que le jour où ils seront étroitement mêlés, associés, consultés, pour tout ce qui est, tout ce qui sera, entrepris pour eux. Dans certains cas, cela a été fait déjà, mais dans des cas hélas ! trop rares et souvent limités. Mon Général, vous avez dit l’autre jour qu’il fallait changer l’université ; tout le monde est d’accord ; il faut la changer, la vieille université de « papa » a vécu, vous êtes d’accord pour changer l’université. Mais comment, encore une fois, dans les grandes lignes comptez-vous vous y prendre, pour accomplir cette mutation essentielle, et pourquoi n’avez-vous pas commencé plus tôt ?

Dans cette crise qui s’est passée à l’université, il y avait deux choses. D’abord l’angoisse des jeunes, des étudiants – qui est infiniment naturelle, je viens, je crois, de l’expliquer – dans la société mécanique, la société de consommation moderne, parce qu’elle ne leur offre pas ce dont ils ont besoin, c’est-à-dire un idéal, un élan, un espoir ; et moi, je pense que cet idéal, cet élan, et cet espoir, ils peuvent et doivent les trouver dans la participation. Et puis, il y a eu la crise de l’université elle-même, qui a étalé sa caducité, son impuissance à se réformer et puis, pour finir, son effondrement, malgré la valeur intellectuelle très grande de beaucoup de ses maîtres. Il n’y a pas de doute que cette université est à reconstruire complètement. Au long des siècles d’Ancien Régime, nos facultés qui étaient réparties sur le territoire menaient une existence distincte et avaient des fortunes très diverses et souvent même, d’ailleurs, très agitées. Napoléon, aidé par Fontanes, a fait de tout ça un grand corps dans un certain but et d’une certaine façon. Le but, c’était de faire accéder aux sommets les plus élevés, aux sommets théoriques de la connaissance, un nombre assez restreint d’étudiants, après quoi, l’élite ainsi dégagée se répartissait comme elle voulait et constituait une pépinière d’hommes supérieurs ; la façon, c’était des cours professés ex cathedra par des maîtres, et puis des examens qui aboutissaient à des diplômes, lesquels diplômes ne déterminaient pas du tout nécessairement le détenteur à une carrière précise et déterminée et n’engageaient pas du tout les employeurs à le prendre. Tout cela est évidemment complètement dépassé.

Alors, sur quels principes faut-il reconstruire l’université ? Il s’agit de faire en sorte qu’elle ne vive plus pour elle-même en dehors des réalités ; il faut qu’elle corresponde aux besoins modernes de notre pays. Notre pays a des activités diverses et parfaitement distinctes les unes des autres. Eh bien ! il faut – et c’est ce que le pays lui demande – que l’université lui fournisse des éléments adaptés à chacune de ces activités-là : ce qui veut dire que chaque discipline universitaire doit correspondre directement à un certain domaine pratique et, qu’inversement, ce domaine pratique assure des débouchés aux étudiants qui ont été formés dans cette discipline-là. De plus, comme notre pays renaît à la vie régionale, il souhaite que les ensembles universitaires soient adaptés localement à cette vie régionale et que, par conséquent, ils aient chacun leur caractère particulier. Il va de soi que l’université doit être ouverte à tous les étudiants qui ont des chances et qui ont l’intention d’en suivre les cours et d’en passer les examens ; mais que les autres, qui n’y sont que pour gaspiller leur temps et celui de leurs camarades, soient accueillis ailleurs, ou même commencent tout de suite leur vie active. Après tout on peut être un homme de premier ordre sans être nécessairement licencié, ou agrégé de l’université. Mais aussi, je dirais presque surtout, il faut que la refonte et le fonctionnement de l’université se fassent avec la participation de ses maîtres et de ses étudiants ; autrement dit, qu’ils y soient tous directement intéressés et que leurs mandataires soient désignés par tous, et qu’on ait pas seulement affaire, comme c’est le cas, à des délégations de quelques groupes restreints qui sont d’autant plus bruyants, violents, anarchiques et chimériques, qu’ils ne sont pas représentatifs de l’ensemble et que, par-dessus le marché, ils sont incapables de projets et de comportements constructifs. Voilà comment doit être refaite l’université.

MD. – Mon Général, une question maintenant plus politique et plus intérieure. Les événements que nous venons de vivre ont fait apparaître, en France, deux grandes forces. Tout d’abord, ceux qui ont provoqué et précipité les événements, avec, à côté d’eux, ceux qui ont essayé d’en profiter pour revendiquer directement ou indirectement le pouvoir. Et puis, la grande masse des Français, qu’ils aient été jusqu’ici d’accord avec vous et avec votre politique ou non, mais qui, en tout cas, sont tombés d’accord pour refuser de se voir imposer le pouvoir de la rue et pour n’accepter qu’un pouvoir venant de la nation.

Alors, évidemment, ce partage de la France, ce clivage, comme on dit maintenant, comporte des aspects extrêmement dangereux. Mais ne pensez-vous pas qu’il implique obligatoirement, au lendemain des élections qui vont avoir lieu, l’extension des responsabilités gouvernementales à des hommes qui jusqu’ici, sous la Ve République, ne les ont pas encore eues mais qui sont d’accord avec vous certainement, et avec ceux qui vous entourent, pour refuser justement de se voir imposer par la rue, le pouvoir insurrectionnel, même s’ils n’ont pas jusqu’ici participé au pouvoir de la légalité. Et puis, la deuxième question : vous venez de dissoudre l’Assemblée nationale, alors que jusqu’ici elle n’avait jamais mis en minorité le gouvernement de M. Pompidou. Je vous demanderai donc pourquoi vous avez dissout cette Assemblée nationale. Nous allons procéder à des élections législatives à bulletins secrets, alors que ce bulletin secret a été refusé tellement de fois à des Français pour décider de leur travail ; nous allons donc procéder à des élections législatives à bulletins secret. Qu’attendez-vous de ces élections ? Pensez-vous qu’elles vont changer quelque chose ? Et ce référendum dont vous avez parlé l’autre jour, qui a provoqué tellement de réactions, est-ce qu’il est remis à une date indéterminée ou, au contraire, est-ce qu’on peut déjà prévoir à quelle date il aura lieu ?

Je vais commencer par répondre, si vous le voulez, à votre deuxième question. En effet, l’Assemblée nationale a été dissoute, mais je dirai que, depuis qu’elle a été élue, c’est-à-dire depuis l’année dernière, elle avait vocation d’être dissoute. En effet, il y avait dedans ce qu’on appelait une majorité, mais qui en fait n’en  était pas une, à deux ou trois voix près, même quand, dans les motions de censure, elle recevait l’appoint infime et vacillant de quelques groupes ou de quelques groupuscules. Et elle était, cette majorité, hypothéquée à l’intérieur d’elle-même, par ls jeux personnels ou dissidents de trois, de quatre ou cinq qui, encore une fois, l’hypothéquaient. Et quant aux autres, ceux qui n’étaient pas de la majorité, bien qu’ils se soient accordés souvent pour emporter des sièges, ils étaient absolument incapables de fournir une majorité quelconque et a fortiori pour soutenir une politique qui n’aurait pas été désastreuse pour le pays. Alors, dans ces conditions, l’Assemblée nationale devait être un jour ou l’autre dissoute. Là-dessus est arrivée la crise terrible, qui s’est passée d’ailleurs en dehors de l’Assemblée nationale et qui se résout en-dehors d’elle. Et cette crise devait amener la perspective pour le pays de voir la République tomber, son Président s’en aller et un pouvoir qui ne procédait pas de l’Assemblée nationale s’établir à sa place. Cela étant, puisque la démocratie elle-même était en danger, était en cause, il fallait que le peuple tout entier fût consulté. C’est pour cela d’ailleurs que j’avais proposé d’abord un référendum. Et puis, il se trouve que ce référendum,  qui était prévu pour le 16 juin, ne peut pas avoir lieu matériellement le 16 juin. Et puis il se trouve que de toute manière, il faut dissoudre l’Assemblée nationale. Alors, j’ai commencé par là et, par conséquent, l’élection de l’Assemblée nationale nouvelle aura lieu dans les moindres délais, c’est-à-dire le 23 juin.

MD.- Avec le second tour le 30 juin ?

Avec le second tour le 30 juin. Je crois que, jamais, au point de vue national, une consultation nationale n’aura eu une telle importance nationale, parce qu’en effet, tout, en vérité, tout en dépend, tout est en cause. Sio les résultats sont bons, et dans la mesure où ils le seront, je crois que le sentiment public s’étant ainsi manifesté d’une manière massive, la République, la liberté, seront assurées et que le progrès, l’indépendance et la paix auront gagné. Et si, au contraire, les résultats sont mauvais, alors, tout ça est perdu. J’ajoute que, si les résultats sont bons, certainement sur des bases élargies, par le fait même, des perspectives élargies s’ouvriront pour les gouvernements et aussi pour leurs rapports avec l’Assemblée nationale nouvelle, c’est très certain.

MD. – Vous venez de répondre à la première partie de ma question. Est-ce que je peux me permettre de vous rappeler celle que je vous avais posée sur l’avenir de ce fameux référendum ?

J’ajoute, après avoir répondu à votre première question et pour compléter ma réponse, que le référendum aura lieu en son temps et sous la forme qui conviendra. Pour le moment, il s’agit des élections. Et voilà pourquoi, j’appelle les Françaises et les Français à s’unir par leur vote dans la République autour de son Président parce que, n’est-ce-pas, il faut que vive la République et que vive la France !

 

 

 

 

 

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