Notes sur le 29 et le 30 mai 1968 par Bernard Tricot

Palais de l’Elysée, juin 1968

 

Mercredi 29 mai

En début de matinée, peu après 9 heures, Xavier de La Chevalerie me dit que le Général l’a appelé à une heure inhabituelle (en général il ne vient guère à son bureau avant 10 heures) pour lui dire qu’il se sentait fatigué, qu’il ne présiderait pas le Conseil des ministres prévu dans la matinée et qu’il allait se reposer 24 heures à Colombey.

Peu de temps après, le Général m’appelle et me dit, du ton de quelqu’un qui s’excuse d’un incident quelque peu ridicule, qu’il est à bout, que depuis plusieurs nuits il ne dort plus, que cette nuit encore il n’a pas pu se reposer, qu’il est hors d’état de présider le Conseil des ministres et que chacun s’en apercevrait s’il tentait de le faire. Il va se reposer 24 heures chez lui à Colombey pour essayer de réfléchir et de dormir. Il a besoin de mettre de l’ordre dans ses idées.

Je me rends bien compte de ce qu’un départ du Général dans les circonstances présentes pourra comporter de conséquences sur l’opinion publique mais je pense que l’essentiel est qu’il se repose et soit en forme pour faire face. Je ne fais donc aucune objection à ce projet de départ.

Le Général ajoute que le Conseil des ministres sera remis au lendemain 30 mai à 15 heures et que, bien entendu, il le présidera. Il ne part d’ailleurs pas tout de suite et s’en ira vers Colombey à la fin de la matinée.

Selon les instructions du Général, j’informe le Premier ministre qui est très préoccupé de ces nouvelles et me demande d’insister pour le Général, s’il doit se reposer, le fasse dans l’appartement de l’Elysée. Il me demande, en outre, de voir le Général. Celui-ci refuse mais accepte, à ma demande, de téléphoner à M. Pompidou, ce qui se fait peu après 11heures.

Par la suite, le Premier ministre m’a raconté qu’au cours de cet entretien il avait trouvé le Général très découragé, parlant de son départ comme la seule éventualité possible et disant à Georges Pompidou que c’était lui qui représentait l’avenir et que c’était à lui de jouer.

A la demande du Premier ministre, j’avais fait préparer un projet de décret lui permettant, le cas échéant, de présider le Conseil des ministres avec un ordre du jour portant sur l’ordre public et le maintien des activités essentielles à la vie du pays.

Je fis signer ce décret au Général peu après 11h. 30. Le Général était sur le point de partir, une serviette pleine posée sur son bureau. Quelques instants après, j’apprenais qu’il avait quitté l’Elysée.

Son hélicoptère devait décoller un peu avant 12 heures ; vers 13h. 30, Xavier de la Chevalerie me dit son étonnement de ne pas avoir appris encore que le Général était arrivé à Colombey. Un quart d’heure plus tard, il me répétait son inquiétude. Je suggérai de mettre en alerte le service de sécurité mais il me dit, à juste titre, que trois hélicoptères étaient partis ensemble pour Colombey et que si l’un d’eux avait eu un accident les autres auraient certainement donné l’alerte.

A partir de ce moment-là, nous eûmes la conviction qu’il se passait quelque chose d’anormal et que le Général n’avait pas pris la route de Colombey ou avait, en tout cas, fait un détour ;

Je voulus avertir le général Lalande mais sa femme me dit qu’il était parti le matin-même sans donner d’explication. L’affaire devenait de plus en plus étrange.

Le Premier ministre m’appela vers 15 heures en me demandant si je savais ce qui se passait. Il insistait sur ma responsabilité dans le cas où je serais au courant et me considérerais comme tenu au secret. Je l’assurais que je ne savais rien et lui proposais d’aller à Matignon avec Jacques Foccart, ce qui fut accepté aussitôt.

Nous partîmes chacun dans une voiture, jacques Foccart passant par la rue de Babylone et moi par la rue de Varenne. Le Premier ministre me reçut d’abord ; Jacques Foccart nous rejoignit peu de temps après, puis Roger Frey et Jacques Chaban-Delmas complétèrent la réunion. Aucun de nous n’avait la moindre idée de ce qu’était devenu le Président de la République. L’hypothèse la plus sage et qui se révéla plus tard exacte fut avancée par Georges Pompidou : le Général s’était réfugié chez les militaires. Nous apprîmes d’ailleurs en cours de réunion (ou tout à fait au début de celle-ci) que sur trois hélicoptères partis de Paris, deux avaient fait le plein à Saint-Dizier et étaient repartis.

Le général de Boissieu avait téléphoné au début de l’après-midi à Jacques Foccart pour lui dire de ne pas s’inquiéter, confirmer que c’était maintenant au Premier ministre de jouer et annoncer qu’un messager lui serait bientôt envoyé. En fait, à ma connaissance, ce messager n’est jamais arrivé.

Pendant une heure environ, nous sommes restés dans le cabinet du Premier ministre, envisageant toutes les hypothèses et essayant de nous fixer une règle de conduite. En ce qui me concerne, je conclus que je n’vais, pour le moment, que deux choses à faire : dire à tous ceux qui m’interrogeaient et, en particulier, aux journalistes, que le Général était parti pour Colombey, sans faire aucun commentaire et ne pas permettre au Président du Sénat de venir s’installer à l’Elysée, si jamais l’idée lui en venait, aussi longtemps que la vacance de la Présidence de la République ne serait pas certaine et que l’empêchement du Président d’exercer ses fonctions ne serait pas constatée par le Conseil constitutionnel.

Je revins à l’Elysée aux environs de 17h. 30. A des journalistes qui m’avaient interrogé dans la cour de Matignon j’avais fait la réponse prévue. Depuis un moment, des dépêches d’agences annonçaient qu’on ne savait pas ce qu’était devenu le général de Gaulle.

Le président du CNPF, M. Huvelin, avec qui j’avais rendez-vous vers 17 heures, m’attendait. Nous eûmes environ un quart d’heure d’entretien pendant lesquels il insista, d’une part sur la volonté du patronat de poursuivre les négociations et, d’autre part, sur la nécessité, pour que celles-ci aboutissent, que le gouvernement crée un fait politique nouveau. Cette notion de fait politique nouveau me paraissait pleine d’humour noir.

Quelques instants après l’entretien, nous apprîmes que le Général s’était rendu à Baden-Baden, puis qu’il était enfin arrivé à Colombey.

Aux environs de 18 heures, je reçus un appel téléphonique du Général qui commença par me dire qu’il avait éprouvé le besoin de se mettre d’accord avec ses arrière-pensées et que c’était maintenant chose faite. Il m’interrogea sur la situation.

Je lui dis très clairement que, pour le Premier ministre et pour l’Elysée, l’ignorance où nous avions été de ce qu’il allait faire après son départ de Paris ne nous avait pas facilité la tâche. Le propos ne fut pas relevé.

La façon dont le Général m’avait interrogé sur ce qui se passait à Paris et en France m’avait donné un certain espoir. J’avais signalé que différents indices montraient la volonté du pays de se ressaisir et le Général m’avait paru prendre note de ce renseignement avec satisfaction.

Au cours des jours précédents, j’avais souvent dit au Général qu’une sorte d’apathie de la part de l’Etat faisait visiblement le jeu de nos adversaires et je lui avais remis une note en date du 28 mai commençant par ces mots : « il nous reste peu de choses : la légalité, la parole et la force publique ».

J’avertis aussitôt le Premier ministre de cet entretien. Le Général avait terminé la conversation en confirmant de façon très catégorique qu’il serait de retour le lendemain en fin de matinée et qu’il présiderait le Conseil des ministres à 15 heures.

La journée se terminait ainsi pour moi sur une impression d’espoir. J’apprenais d’autre part que Michel Debré irait voir le Général à Colombey après le dîner. Mes inquiétudes étaient cependant avivées par un coup de téléphone du général Mathou, adjoint du général Massu, commandant en chef en Allemagne, qui me disait, de la part de son chef, que celui-ci avait trouvé bien mauvais le moral de son visiteur.

Jeudi 30 mai

Je quittais la maison à l’heure habituelle en pensant que ce serait peut-être la dernière journée où j’exercerais mes fonctions auprès du Président de la République. J’emportais une serviette plus grosse que d’habitude pour ramener quelques objets et documents personnels.

Au début de la matinée, je reçus un coup de téléphone de Michel Debré qui m’annonçait, d’une voix confiante, que la journée serait bonne. Le Général s’était donc ressaisi et avait décidé de demeurer à son poste et d’agir.

Au début de la matinée également, je reçus un coup de téléphone de M. Giscard d’Estaing. Celui-ci voulait d’abord que je dise au Général qu’il regrettait de prendre la parole à 10h. 30 sans l’avoir d’abord rencontré, mais cela n’était point de son fait (le fait est que Giscard d’Estaing avait demandé plusieurs fois au cours des mois, puis des jours précédents à être reçu par le Général et que celui-ci avait toujours éludé).

Il voulait d’autre part me dire, en ma qualité de collaborateur personnel du Président de la République, que son groupe et lui-même avaient été l’objet, la veille, de démarches pressantes et renouvelées pour prendre parti en faveur du Premier ministre et pour le départ du Président de la République. Sans mettre en cause le Premier ministre lui-même, Giscard d’Estaing indiquait clairement que l’entourage de celui-ci était l’auteur de ces manœuvres.

Après avoir pris l’avis de Xavier de la Chevalerie, je décidais aussitôt d’informer à la fois le Premier ministre et le Président de la République de ces rumeurs.

J’avais noté depuis quelques temps un certain éloignement de la part du Cabinet du Premier ministre. Au début de la semaine, Michel Jobert était venu m’expliquer que le général de Gaulle devait s’en aller. Xavier de la Chevalerie et certains de mes collaborateurs avaient entendu au cours des derniers jours des propos de ce genre. Je téléphonais aussitôt au Premier ministre pour lui dire que j’avais à m’ouvrir à lui d’une affaire urgente. Il me dit de venir sur le champ.

J’eus, entre environ 10 heures et 11 heures du matin, un long entretien avec M. Pompidou. Je commençais par lui répéter ce que m’avait dit Giscard d’Estaing et lui signalais les autres éléments qui donnaient à penser que le Président du groupe des Indépendants, qui avait peut-être exagéré, se fondait cependant sur une affirmation exacte. Le Premier ministre me remercia de ma confiance, me dit que Jobert lui avait fait part de ses vues avant de venir me les exposer et ajouta que, quant à lui, il ne pouvait rien  faire, rien dire et rien penser qui soit en faveur du départ du Général. Au cours de l’entretien, il reçut un coup de téléphone de Couve de Murville qui lui dit également que toutes sortes de rumeurs venaient de Matignon au sujet de l’opportunité du départ du Président de la République.

Michel Jobert était venu un instant pour soumettre au Premier ministre une ou deux questions urgentes, M. Pompidou lui dit assez sèchement qu’il était vraiment trop question des idées de son entourage sur le départ du Général.

En parlant ensuite de la situation, le Premier ministre considérait qu’en créant un suspense extraordinaire par son départ, le Général avait complètement modifié les données psychologiques de la situation. La crise allait être bientôt dénouée et il ne restait plus qu’à faire des élections législatives. Mais, quant à lui, il allait démissionner et suggérerait un gouvernement Couve de Murville. Il était blessé de l’ignorance où le Général l’avait laissé la veille quant à ses intentions et il croyait, d’autre part, en pensant à l’avenir, que le moment était venu pour lui de s’effacer avant, plus tard, de se porter, le moment venu, candidat à la présidence de la République. Je lui dis que tout en comprenant ses raisons, je pensais qu’il était un des rares hommes forts du régime et que son départ affaiblirait dangereusement le gouvernement. Si grande que fussent les qualités du ministre des Affaires étrangères, celui-ci était à tous égards mal préparé à prendre en main la situation telle qu’elle se présentait. Nous nous séparâmes très amicalement.

A mon retour à l’Elysée, je reçus Pierre Poujade venu apporter un message de confiance au Président de la République. Je n’avais jamais encore rencontré le chef du poujadisme pour lequel je n’avais, a priori, aucune sympathie. Je fus cependant favorablement impressionné par la vigueur et la confiance qui émanait de cet homme. Il m’apprit qu’il avait fait ses études au collège Saint Eugène à Aurillac, qu’il me connaissait de nom depuis longtemps et qu’un de ses enfants connaissait mon fils Hervé.

Entre 12 et 13 heures, le Général, revenu à l’Elysée, m’appela. Je lui trouvais bonne mine et l’air reposé. Il commença par me dire qu’au cours de ces vingt-quatre heures, il avait réfléchi à toutes les issues que pouvait comporter la situation. Il insista sur le mot « toutes ». Ce préalable me donna d’abord l’impression qu’il ne voyait pas de solutions et allait se retirer mais au moment où mon inquiétude se renforçait, il ajouta : « J’ai donc décidé de rester ». Du coup, le gouvernement devait rester à son poste et l’Assemblée nationale ne serait pas dissoute ? Le référendum seul serait reporté.

Je lui dis mon soulagement. J’ajoutais que le Premier ministre désirait partir et que si un remaniement profond du gouvernement me paraissait souhaitable, je croyais, comme le Général, que le Premier ministre devait rester à son poste. Des élections législatives me paraissaient d’autre part souhaitables. Je suggérais donc au Général de recevoir d’urgence M/ Pompidou. Il fut entendu que celui-ci viendrait à 14h. 30, c’est-à-dire une demi-heure avant le Conseil des ministres.

Cependant je fis part de cet entretien au Premier ministre ; il insista sur sa détermination de cesser ses fonctions et sur la nécessité d’une dissolution. Je dictais, pendant le déjeuner, une lettre au Général dans laquelle j’insistais sur la nécessité de remanier le Gouvernement et de dissoudre l’Assemblée nationale.

Cette lettre fut remise au Général par moi un moment avant qu’il reçoive le Premier ministre.

Peu de temps avant 15 heures, le général m’appela. M. Pompidou était encore dans son bureau. J’interrogeais le Premier ministre du regard ; il eut un geste de résignation. Pendant ce temps, le Général m’expliquait que la dissolution allait être prononcée et qu’il fallait envoyer d’urgence au Président du Sénat une brève lettre manuscrite qu’il me remit. Pour ce qui est de M. Chaban-Delmas, il avait écrit au Général en faveur de la dissolution et m’avait d’ailleurs demandé, devant témoins, au cours de l’entretien de la veille, de prier le Général de considérer que son avis en faveur de la dissolution était déjà donné.

Après avoir téléphoné au directeur de cabinet de M. Monnerville, je chargeai MM. Ducamin et Dupuch d’aller porter la lettre. La lettre de réponse, qui était positive, me fut apportée juste avant 16h. 30. C’était l’heure à laquelle devait être prononcée, à la radiodiffusion française, l’allocution du général de Gaulle.

Le Conseil des ministres fut bref et se termina peu avant 16 heures. J’en ai noté l’essentiel, comme je le fais d’habitude. L’allocution fut enregistrée aux environs de 16 heures.

La suite est connue : le discours à la radio, son effet psychologique et la manifestation de la Concorde aux Champs-Elysées entre 18 heures et au-delà de 21 heures. J’étais dans le bureau du Général vers 18h. 30 quand les premiers manifestants commençaient à défiler sur les Champs-Elysées à la hauteur de la grille du Coq. Le Général était visiblement heureux et m’annonça que la manifestation durerait bien jusqu’aux environs de 20 heures.

Retour sur la journée du 29 mai

Le général Mathou m’a fait prévenir le samedi 1er juin que d’ordre de son chef, il souhaitait venir me voir à mon domicile au début de l’après-midi du dimanche 2 juin. Je le reçus entre 14 heures et 14h.45.

Notre aventure ancienne (affaire de la Willaya IV) et les bons contacts que nous avions conservés depuis lors nous permettaient de parler très franchement.

De ce que m’a dit le général Mathou, qui visiblement était encore bouleversé par ce qui s’était passé à Baden-Baden, j’ai retenu les indications suivantes :

C’est environs un quart d’heure seulement avant que les hélicoptères se posent sur le DZ voisin de la résidence du général Massu que celui-ci avait appris que le Président de la République, Madame de Gaulle, le capitaine de vaisseau Flohic, Philippe de Gaulle, sa femme et ses enfants allaient arriver.

Le Général ne venait pas du tout, semble-t-il s’assurer de la fidélité des troupes d’Allemagne. Il venait se réfugier auprès d’elles. C’est pourquoi il avait amené une partie de sa famille et, en particulier, ses petits-enfants. Une sacoche, que j’avais vue sur son bureau avant son départ, contenait des documents. Dans une autre se trouvaient les bijoux de Madame de Gaulle.

Le général de Gaulle resta environ 1 heure et demie à la résidence du général Massu. Il consulta, sur ce qu’il devait faire le général Massu lui-même, le général Mathou et le chef de cabinet du commandant en chef, le colonel Meunier.

Chacun de ses interlocuteurs lui dit qu’il devait rentrer en France. C’est seulement au bout d’une heure et demie que le Général décida de rentrer. Mais sa détermination profonde ne paraissait pas certaine et c’est pourquoi le général Massu me fit téléphoner par son adjoint.

Dicté par Monsieur Tricot à Mademoiselle Bernard en juin 1968

 

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