Le drame économique de Mai 68

Par Yvon Gattaz

Membre de l’Institut ; à l’époque président honoraire du CNPF

La nostalgie des émeutiers de Mai 68 serait attendrissante si elle n’était qu’anodine, si ce soulèvement n’avait été qu’un défoulement d’étudiants devant un ordre de choses qu’ils trouvaient pesant.

Mais on oublie que le folklore estudiantin, s’il a frappé, on le comprend, mes confrères professeurs de l’Académie des sciences morales et politiques, a débouché sur une grève générale, « récupérée » (comme ils l’ont avoué eux-mêmes) par les syndicats, profitant de l’aubaine pour bloquer usines, transports et magasins, donc paralyser la France.

On a pu dire que Mai 68 avait été une révolution sociale et on nous berce de cette mutation avec délectation depuis trente ans.

Indiscutablement, Mai 68 avait été une révolution de mœurs que les Français ont pu apprécier différemment, la permissivité totale étant plutôt un signe de décadence que de sursaut pour un peuple, comme l’avait montré l’Empire romain après le siècle exemplaire des Antonins. C’est Commode, fils peu brillant de Marc Aurèle, qui fut le soixante-huitard de l’époque et amorça un mouvement de descente qui se prolongea doucement jusqu’à la déposition du petit empereur Romulus Augustule par le barbare Odoacre en 476, mettant ainsi officiellement fin pour les historiens à l’Empire romain d’Occident.

Mais ce que je peux affirmer, c’est que Mai 68 fut une fausse révolution sur de fausses valeurs économiques. Le temps toujours libre, la plage sous les pavés, l’interdit d’interdire, la suppression de toute autorité, la condamnation des modèles gênants et l’égalitarisme n’ont jamais été des valeurs fondamentales.

L’entreprise exige au contraire l’initiative créatrice, l’élan, l’enthousiasme naïf, l’imagination, la ténacité, le travail acharné, le goût du risque personnel, la réalisation en groupe. En un mot, la construction plutôt que la démolition. La critique est nécessaire sans doute mais elle doit être immédiatement accompagnée de propositions constructives. Le défoulement destructeur est facile.

Sans propositions, il est pusillanime.

Nous, les jeunes chefs d’entreprise d’alors, créateurs ex nihilo, avons été les plus meurtris par 68 et avons tenté, sans succès, de discuter sur les trottoirs de la Sorbonne avec des étudiants folkloriques et sans méchanceté, profitant à pleines dents d’une récréation non programmée.

Avec un ami, jeune créateur d’entreprise, comme mon frère et moi, nous partions en voiture de notre banlieue, le soir, pour gagner le nouveau forum et rejoindre ceux qui se prenaient pour des esprits révolutionnaires refaisant la France du haut de leurs vingt ans d’expérience de la vie. Coïncidence, deux jeunes auto-stoppeurs allaient eux aussi à la « manif » avec des motivations opposées aux nôtres. Nous n’avons pas avoué que nous étions chefs d’entreprise car ils seraient descendus de la voiture. En revanche, nos conversations furent chaudes, avec une conclusion que nous n’attendions pas : nos deux étudiants faisaient de la sociologie à Nanterre et ils constataient qu’il y avait à la sortie 80 postes pour 500 étudiants.

-Alors pourquoi avez-vous choisi cette discipline ?

-Parce qu’elle nous plaît.

-Et votre situation plus tard ?

-A la société de nous trouver un emploi.

Les bras nous en tombaient. Sur les trottoirs, nous réunissions des groupes de contestataires sans convaincre personne, il faut l’avouer.

Les avis divergent sur le nombre de milliards de francs perdus par la France dans ce tourbillon de jets de pavés et de fermetures d’usines. Mais une analyse fine prouve que la fameuse crise de 1974 a été anticipée et amorcée en France par les événements de Mai 68, qu’on a pu appeler, de ce fait, le premier choc « pétrolier ».  Jean Fourastié, à qui j’affirmais plus tard que ses Trente glorieuses s’étaient arrêtées à vingt-trois dès 1968, me répondait avec humour : « Les Trente Glorieuses, ce n’est pas une durée, c’est un titre ».

Si Mai 68 n’a pas vu s’effondrer tous les indicateurs économiques, il les a fait infléchir sans conteste. Ce ne fut pas un point de rebroussement, mais un grave et indiscutable point d’inflexion. Qu’on en juge :

La croissance fut brutalement arrêtée pour cause de « fermetures de magasins ». Alors qu’avant 68 elle dépassait celles des autres pays européens, elle s’atténua d’un demi-point par rapport à celle de l’Europe à partir de cette date.

Le chômage, qui s’était maintenu depuis vingt ans à un nombre inférieur à 200 000 demandeurs d’emploi, changea brutalement de pente, préparant la forte accélération de 1974. Une rupture s’est produite en 68 dans le monde du travail français.

Le temps de travail amorça sa descente sous la pression des syndicats, augmentant ainsi les prix de revient français et diminuant la compétitivité  de nos produits.

Les prix qui n’avaient pas connu auparavant de hausse annuelle supérieure à 5% subirent une dérive forte et irrattrapable.

L’investissement des entreprises décrocha en 68 et descendit inéluctablement du niveau de 14 à 12 % sans pouvoir remonter.

Les marges des entreprises conditionnant leur investissement décrurent de façon continue à partir de 68, entraînant une chute de l’autofinancement.

Le recrutement des fonctionnaires passa brutalement de 65 000 à 100 000. On a pu dire qu’à partir de 68, « l’Etat bureaucratique était devenu une charge pour la société ».

L’immigration se développa subitement à partir de cette date, avec les problèmes que l’on sait.

Mais surtout, Mai 68 porta un coup fatal à l’esprit d’entreprise chez les jeunes. Il arrêta brutalement la création d’entreprise dans notre pays et c’est pourquoi j’ai écrit en 1969, année sans création, un livre[1] pour inciter nos jeunes à se lancer dans l’aventure si passionnante de la création d’entreprise.

Anecdote tristement authentique : un jeune ingénieur talentueux, que j’avais convaincu de créer une petite entreprise de composants aéronautiques, m’a écrit une lettre pathétique : « Je ne peux pas, malgré mon envie, me lancer dans ce métier, car que diraient mes copains si je devenais patron… ».

Curieusement, en 68, nous, les créateurs d’entreprise non conformistes qui avions tenté, par l’innovation et l’effort, une aventure risquée contre l’avis de tous, avions naïvement le sentiment d’être les vrais révolutionnaires.

Oserons-nous le dire aujourd’hui à nos nostalgiques des jets de pavés dans les vitrines ?

[1] Les hommes en gris. Paris, Ed. Robert Laffont, 1970.

X