L’ORTF dans la tourmente

 

Par Edouard Sablier, journaliste et écrivain

 

Directeur de l’information à l’ORTF en 1968

 

 Depuis le début du printemps, tous les instruments de notre communication déversent un flot d’éloquence pour célébrer un anniversaire : celui des barricades au Quartier latin, trente ans auparavant. Les quinquagénaires qui siègent aujourd’hui aux postes de commandes de la presse, de la radio, de la télévision ou même de l’édition semblent s’être donné le mot pour célébrer l’héroïsme de leur jeunesse ou moins directement « un échec du général de Gaulle ».

En fait, Mai 68 fut vraiment une révolte des jeunes contre la « civilisation mécanique », cette civilisation que le chef de la France Libre évoquait en novembre  1941 devant les étudiants d’Oxford, en déplorant que « la personnalité propre à chacun, le quant à soi, le libre choix, n’y trouvent plus du tout leur compte ».

Ce jugement, à ses yeux, était plus que jamais valable en 1968 lorsque se produisait « l’explosion provoquée par quelques groupes qui se révoltaient contre la société moderne, contre la société de consommation, contre la société mécanique, qu’elle soit communiste à l’Est, capitaliste à l’Ouest, et qui arboraient le drapeau noir.

De même, n’avait pas variée l’opinion qu’il se faisait sur les solutions possibles : « Moi, écrivait-il dans ses Mémoires de guerre, j’en vois trois essentielles : d’abord, il y a le communisme qui dit : créons d’office le plus possible de biens matériels et répartissons-les d’office de telle sorte que personne n’en dispose à moins qu’on ne l’y autorise. Non. Du point de vue de l’Homme, la solution communiste est mauvaise. Le capitalisme dit : grâce au profit que suscite l’entreprise, fabriquons de plus en plus de richesses, qui en se répartissant par le libre marché élèveront le niveau su corps social tout entier. Seulement voilà ! Dans le système capitaliste, la propriété, la direction, le bénéfice n’appartiennent qu’au capital. Alors, non ! Du point de vue de l’Homme, le capitalisme n’offre pas de solution satisfaisante ». Et le Général proposait la troisième solution, qu’il n’avait cessé de préconiser : celle de la participation, par laquelle « des gens se mettent ensemble pour une œuvre économique commune, en apportant soit les capitaux, soit la capacité de direction, de gestion, de technique, soit le travail ».

C’est pour faire triompher ce projet que de Gaulle allait mettre en jeu l’année suivante sa magistrature suprême. Mal compris, mal présenté, il aboutit à un échec. Si l’on peut appeler échec le rejet d’un projet approuvé par 47% des Français.

L’année 1968 s’était annoncée sous d’heureux auspices. La France connaissait si peu de soubresauts que pour certains critiques, « elle s’ennuyait ». Dans les vœux qu’il adressait aux Français, le 31 décembre 1967, de Gaulle soulignait évidemment les réalisations dont la Ve République pouvait être fière. Mais le Général ajoutait : « Bien entendu, tous les intérêts ne seront pas comblés l’année prochaine. Je suis sûr que nous subirons diverses épreuves, lacunes, déceptions. Je ne doute pas qu’il y aura de multiples griefs, regrets, critiques qui auront de quoi s’alimenter ».

Les désordres avaient commencé par un simple chahut, comme le Quartier latin en a tant connus. Le ton était monté avec les revendications contre l’université qui ne s’était pas encore adaptée aux véritables changements qu’exigeait sa croissance. Les troubles endémiques de Nanterre gagnent Paris.

Rapidement, les activistes anarchistes, maoïstes, trotskystes sont à pied d’œuvre, construisant les barricades, diffusant les enseignements recueillis dans les manuels spécialisés. Mais surtout, après l’écrasement de ces tentatives en Amérique latine, le terrorisme organisé par la conférence de La Havane a transposé ses bases d’action dans l’hémisphère occidental.

Plus de 2 000 terroristes formés à Cuba sont déjà à pied d’œuvre en Europe. Leur quartier général est à Paris, d’où ils animent la contestation estudiantine dans toute l’Europe. Ils sont donc bien en place pour investir le Quartier latin. Les indications recueillies dans ce secteur par le préfet Jean Rochet, qui fut patron de la DST, sont à cet égard particulièrement impressionnantes.

Il est vraisemblable aussi que les éléments dont disposent sur place les services israéliens ne restent pas indifférents devant l’occasion offerte d’administrer la réponse « d’un peuple sûr de lui et dominateur ».

Le président de la République m’avait reçu le 3 mai. Il souhaitait m’interroger sur la Roumanie, où il devait se rendre en visite officielle le 14. Je revenais de ce pays où j’avais mis en place le dispositif qui couvrirait son voyage pour la télévision. Comme toujours, le chef de l’Etat préparait minutieusement sa visite, se renseignant aussi bien sur la situation dans le pays que sur la mentalité des dirigeants et du simple citoyen.

Je lui avais demandé si les troubles, dont les premiers symptômes éclos à Nanterre commençaient à se manifester au Quartier latin, ne modifieraient pas la date de son départ. Il m’avait répondu avec un air de dédain que le calendrier officiel de la République ne dépendait pas des agitations de la rue.

Il avait ajouté qu’au demeurant la Roumanie était un partenaire important pour la culture et la langue françaises et jouait un rôle non négligeable dans la conjoncture politique mondiale : tout en restant aux côtés de la Russie, ce pays témoignait d’une certaine indépendance dans ses relations avec l’extérieur.

Le président de la République avait donc effectué la visite prévue, sans une seule fois évoquer, même en termes couverts, le désordre qui grandissait à Paris. Ses activités et ses discours avaient été intégralement retransmis par la télévision française.

Je voudrais apporter ici un témoignage sur la déformation ou la désinformation qui a dénaturé certains aspects des événements de Mai 68. Il est de bon ton d’affirmer que la totalité des journalistes de l’ORTF s’étaient mis en grève dès les premières heures des barricades. Directeur de l’information télévisée à cette époque, je puis affirmer que cette présentation est inexacte.

Dès le début de la crise, le journal télévisé avait accordé une large diffusion aux agitations du Quartier latin. Entre le 2 mai, commencement des troubles à Nanterre et le 12 mai, l’information télévisée avait consacré 4h. 42 aux journées des barricades. Pour la première fois, des images de batailles rangées avec le service d’ordre étaient diffusées à l’antenne.

Mais les attaques contre l’actualité et l’Office en général étaient virulentes, gérées par des opposants hostiles à la Ve République. Le 17 mai, les organisateurs des désordres vont tenter un grand coup. Une « Assemblée générale de l’ensemble des personnels de l’audiovisuel » est convoquée au nom d’une intersyndicale, dont nul ne sait qui l’a instituée et de qui elle se compose.

Le rassemblement devait se tenir dans les studios de la télévision aux Buttes-Chaumont. Dans l’après-midi, plusieurs centaines de personnes se trouvaient sur place, parmi lesquelles des individus entièrement étrangers à l’Office. La majorité du personnel gréviste occupait un studio à la Maison de la Radio, communiquant avec les Buttes-Chaumont par duplex.

Tout au long de la soirée, des discussions animées opposèrent les participants. Vers deux heures du matin, une cinquantaine de personnes tout au plus demeuraient sur place. Elles approuvaient à main levée « la plate-forme » présentée par l’intersyndicale. Encore fallait-il, pour respecter les règles, tenir compte des opposants. Ce qui permit aux organisateurs d’annoncer qu’à « l’unanimité moins 15 voix, l’ensemble des personnels de l’ORTF (c’est-à-dire 14 000 personnes) avaient adopté l’ordre de grève générale. On apprenait aussi que la totalité des journalistes de la radio se joignait aux grévistes.

Curieuse anomalie : l’Agence France Presse avait diffusé les « résultats » avant même qu’ils ne soient proclamés.

Tout ce processus embarrassait les journalistes de l’Actualité qui se trouvaient en retrait. Tout en approuvant dans l’ensemble les revendications professionnelles présentées par les syndicats professionnels, ils refusaient la grève et s’opposaient en tout cas à la demande de révocation du directeur et du rédacteur en chef. Ils avaient convoqué une réunion le lendemain, 20 mai.

A l’issue de la séance, les journalistes de l’Actualité avaient constitué un « Comité des Dix » pour suivre l’évolution de la crise. Dans un communiqué, ils affirmaient que « la garantie de l’objectivité de l’information à la télévision était la seul responsabilité des journalistes et de la direction. Le journal télévisé doit résulter d’une libre discussion entre les journalistes, le rédacteur en chef et les chefs de service, avec en cas de divergences l’arbitrage du directeur de la télévision et du directeur de l’information.

Cette position modérée était un camouflet pour les partisans de la grève politique. Dans la nuit, ces derniers publiaient un nouveau communiqué accusant les journalistes de la télévision de se désolidariser « implicitement et explicitement du combat mené par l’ensemble de l’ORTF ». Ils les sommaient de se joindre « purement et simplement «  au mouvement de grève.

Il faut dire que durant toute cette période, l’ensemble des journaux et des radios ne facilitaient guère le maintien de l’autorité au sein de l’Office. Des articles venimeux s’efforçaient de démontrer la « duplicité » de la direction de l’Information « qui ne cherche qu’à dissocier les journalistes de la télévision de l’ensemble du personnel ».

Dans la rue, micro au poing, les reporters des postes périphériques couraient d’une barricade à l’autre, alertant par leurs commentaires les irréductibles en indiquant les dispositions du service d’ordre. Les étudiants étaient interrogés en permanence. Jamais le personnel enseignant, hostile aux violences. Tous attaquaient la petite équipe qui, à Cognacq-Jay, s’efforçait de défendre l’information.

Les syndicats n’étaient pas en reste. La CGT protestait contre « l’entrave à la liberté syndicale » dont était responsable l’Actualité télévisée en refusant de donner toute publicité à ses activités. En fait, depuis le début de la crise, du 17 mai au 10 juin, nous avons diffusé 43 interventions de dirigeants ouvriers, 7 de responsables cadres, 6 de représentants patronaux. La CGT était intervenue quinze fois ; son secrétaire général, Séguy avait eu huit fois la parole.

L’épreuve de force n’allait pas tarder à se produire. Sur une suggestion des « Dix », que j’approuvais entièrement, le directeur de la télévision, Emile Biasini, qui n’avait cessé de nous accorder son soutien, avait accepté qu’une tribune politique succède à la déclaration que le président de la République devait faire le lendemain.

Pour une raison inexplicable, le directeur général s’était opposé à cette initiative. Biasini avait dû revenir sur son autorisation. Les déclarations des hommes politiques qui devaient être diffusées le lendemain étaient également supprimées. Les journalistes de la télévision n’avaient d’autre option que de se mettre en grève.

Jusque-là, l’information fonctionnait normalement. Les journalistes accomplissaient leur travail selon le tableau de service. Le journal limitait volontairement ses activités, pour tenir compte des moyens fournis par l’intersyndicale de l’ORTF. Celle-ci, la vraie, sans rapport avec celle au nom de laquelle la grève avait été déclenchée aux Buttes-Chaumont, remplissait loyalement son rôle en tenant compte de nos besoins.

Les journalistes, non seulement assuraient le fonctionnement de l’Actualité télévisée, mais ils prêtaient éventuellement un coup de main à la radio, en lui fournissant les enregistrements sonores qu’ils avaient faits au cours de leurs reportages.

L’entrée en grève des journalistes de l’Actualité allait réduire nos possibilités. L’intersyndicale continuait à nous accorder les moyens de faire un journal réduit à vingt minutes. Les techniciens qu’elle autorisait à assurer normalement leur service arboraient un macaron « Personnel en grève assurant l’Actualité télévisée ».

Les journalistes et membres du personnel de l’Office qui avaient choisi de demeurer à mes côtés, faisaient preuve d’une conscience exemplaire. Les secrétaires, dont certaines avaient un mari, un compagnon rallié à la grève, étaient à leur poste dès huit heures du matin jusqu’au moment où paraissait le journal.

Ils étaient vingt-neuf en tout, travaillant dans des conditions pénibles. Je n’oublierai pas le spectacle de Kapriélian, un des trois cameramen non grévistes. Il se rendait chaque matin au Quartier latin à pied puisque les chauffeurs, sauf le mien, étaient en grève. Il revenait le soir avec les films qu’il avait pu tourner. Il avait les pieds en sang dans des chaussures usées jusqu’à la corde.

Dès mon départ de la télévision, une épuration implacable avait mis fin à leur présence. Mais ils avaient reçu leur récompense le 30 mai.

Sous la conduite de Jean-Louis Guillaud, leur rédacteur en chef, ils avaient pris part à l’inoubliable montée des Champs-Elysées, derrière le drapeau tricolore que ma femme leur avait fabriqué avec une étamine clouée sur un manche à balai. Tout au long du parcours, leur arrivée annoncée par une pancarte : « Actualités télévisées – Vive de Gaulle » était follement acclamée par les spectateurs massés dans les contre-allées ou aux fenêtres. C’était l’hommage des Parisiens aux femmes et aux hommes qui apportaient chaque soir dans leur foyer le journal télévisé.

Parmi les souvenirs conservés de cette époque, l’un d’eux fait plus particulièrement ma joie. Au cours de ce fameux mois, la BBC avait demandé à l’ORTF, conformément aux accords liant les deux entreprises, de mettre un studio à sa disposition pour réaliser une « table ronde » sur les événements. Les Anglais avaient convié les trois vedettes des barricades : Alain Geismar, Jacques Sauvageot et Daniel Cohn-Bendit et avaient souhaité que, vieux routier de la télévision britannique, je consente à animer le débat.

Au cours de l’enregistrement, qui s’était déroulé sans incident dans un studio de Cognacq-Jay, une réflexion m’avait valu une interruption méprisante de Cohn-Bendit : « Votre témoignage ne vaut rien, vous êtes gaulliste ! ». J’avais répondu : « C’est exact. Je suis gaulliste. Nul ne peut dire si je le serai encore dans trente ans. Je pense que oui. Mais une chose est certaine : dans trente ans, vous, M. Cohn-Bendit, vous ne serez plus jeune ! »

 

 

 

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