Témoignage d’Yves Guéna
Ministre des PTT en 1968
Comment avez-vous vécu le mois de mai 1968 ?
Du côté du Général. Dans les premiers jours de mai, alors que les manifestations avaient commencées, au cours d’un déjeuner ou après un déjeuner, puisque pendant le déjeuner il ne parlait pas « service », c’était après au café, j’ai trouvé que le Général prenait cela comme un chahut d’étudiants ; je trouvais, non pas qu’il le prenait avec légèreté (ce n’était pas son genre) mais qu’il faisait une erreur d’analyse. Je n’ai pas osé lui dire : cela n’aurait rien changé d’ailleurs parce que j’avais le sentiment que c’était beaucoup plus fort que cela et au ministère des PTT où j’étais, je sentais que les choses commençaient à craquer. Ensuite, mon ministère me donnait beaucoup de soucis ; la situation ne cessait de se dégrader même si j’essayais de me battre et puis, d’un autre côté, il y avait les réunions du Conseil des ministres où les choses n’avançaient pas beaucoup. Le Général était partisan de trouver une solution un peu brutale, de faire évacuer la Sorbonne, de faire évacuer l’Odéon et Pompidou, manifestement, ne le voulait pas. Le Général grognait et tempêtait un peu et il a toujours parlé de façon un peu déplaisante des négociations de Grenelle.
Comment expliquez-vous que Michel Debré ait été tenu à l’écart des négociations ?
Comme je faisais partie des ministres qui détenaient un des services publics important, j’étais à peu près tous les matins à Matignon ; j’ai donc vécu cette période de relativement près. Pompidou tenait les choses avec un calme extraordinaire, mais il était fantastiquement agacé par Debré et il savait que si Debré participait aux négociations, il mettrait un point d’honneur à ce qu’on ne lâche pas trop au point de vue financier. Il l’a donc écarté pour ce motif exclusivement.
Finalement, on a beaucoup lâché.
Oui et Debré s’arrachait les cheveux de telle manière que je n’ai jamais vu les bureaux des Finances déconfits à ce point alors que l’on se battait avant sur la préparation du budget. Tout à coup, ces malheureux fonctionnaires des Finances ont vu tout s’effondrer et Debré en est resté muet.
Concernant la journée où le Général part à Baden-Baden, vous dites que vous n’avez jamais cru à la version d’un De Gaulle désemparé.
Non. Je n’ai jamais cru à cette version-là. Je l’ai entendu en parler une fois. Il en parlait en rigolant, si j’ose dire. Il en parlait en disant : « Je les ai bien eus, je les ai bien roulés ». Pourquoi est-il allé à Baden ? Je crois qu’il fallait vraiment créer un choc. Je sais bien que Massu a raconté qu’il avait remonté le Général mais ce qu’il y a de très troublant c’est que Massu cite très peu de propos du Général dans son livre. Nous devions avoir une réunion du Conseil des ministres le mercredi matin. Vers 8h. 30-9h., mon secrétariat a reçu un coup de téléphone annonçant le report du Conseil des ministres au jeudi après-midi. Ensuite, lorsqu’on voit ce que le Général a dit autour de lui, à savoir : « Je vais à Colombey », effectivement, le soir il était à Colombey. Ce qu’il n’a pas dit c’est qu’il faisait le crochet par Baden. En tous les cas, ce qui est sûr, c’est que cela a créé une réelle émotion dans la classe politique, dans le pays et à travers la presse, un choc. Le lendemain, au Conseil des ministres, le Général est entré dans la salle, nous a salué et s’est assis. Au bout de trente secondes, tous les ministres ont compris que le Général avait repris les choses en main et que c’était réglé. C’était extraordinaire. Aucun de nous ne savait ce que le Général allait dire, mais nous avons compris que c’était fini, c’était vraiment la victoire. Pompidou, en sortant, était absolument ravi car il avait obtenu ce qu’il demandait depuis le début, c’est-à-dire la dissolution de l’Assemblée et non pas le référendum. Remarquez, on aurait gagné le référendum aussi.
Extrait de l’entretien accordé à Daniel Desmarquest le 24 février 1995 dans le cadre de la campagne de recueil d’archives orales de la Fondation Charles de Gaulle.