Témoignage de Jacques Narbonne
La crise de société
Les agressions de Nanterre n’étaient pas le début d’un simple excès de fièvre dont on se remet sans dommage. On allait bientôt se trouver en présence d’une véritable crise de société dont les conséquences dépassaient de très loin le simple fonctionnement de l’enseignement supérieur. Là comme toujours, la nature de l’école était inséparable de l’état de la société et notamment de son régime politique. La crise scolaire n’était qu’un aspect d’une remise en question de la société des adultes.
Cette crise de société n’était pas nouvelle : il y avait, avant Mai 68, un courant qui allait seulement devenir torrentueux. Elle ne concernait pas non plus que la France : les universités américaines avaient connu dix ans plus tôt des convulsions analogues aux nôtres. Les manifestations de l’évolution des mœurs étaient bien connues et je me bornerai à les mentionner pour mémoire.
C’était d’abord l’affaiblissement des structures sociales qui donnaient autrefois aux jeunes un équipement normatif, un système de valeurs précis, solide et indiscuté : la famille n’était plus ce centre de conditionnement puissant, fondé sur l’autorité paternelle qui faisait du foyer un lieu d’éducation, de protection sociale, de ferveur religieuse, d’intégration professionnelle à la vie rurale. L’ouvrier qui passe sa journée à l’usine ne peut exercer le même contrôle sur la vie familiale que le paysan présent toute la journée sur place. Le travail des mères de famille entraînait un relâchement des liens affectifs et moraux qui est sans doute une des causes de l’échec scolaire.
Inutile d’insister sur l’affaiblissement de la pratique religieuse et su l’évolution de l’Eglise vers des attitudes politiques peu conservatrices. L’instituteur lui-même, autre pilier de la civilisation rurale, voyait décliner son prestige à une époque où il n’était plus « l’homme instruit du village » dispensateurs des leçons de morale, donnant à tous le bagage nécessaire et suffisant pour la vie d’adulte, responsable du patriotisme républicain et, très souvent, de l’administration municipale.
Tout cela est bien connu.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’ébranlement des valeurs traditionnelles était accéléré par le prestige et la domination idéologique du marxisme. L’objectif de celui-ci était de propager par tous les moyens, y compris l’école, la contestation de la société capitaliste. Il donnait à ses arguments le prestige d’une prétendue science des sociétés humaines. La révolution n’était pas seulement l’effet d’une coalition d’intérêts opposés au régime en place. C’était une loi de l’histoire, une donnée qualifiée de scientifique. IL ne restait donc plus qu’à s’incliner devant l’inévitable. Jean-Paul Sartre faisait du marxisme une vérité « insurpassable ». Louis Althusser exerçait son emprise sur ce haut lieu de la vie intellectuelle française qu’était l’Ecole normale supérieure. Certains manuels scolaires étaient de véritables instruments de subversion de la jeunesse et, d’ailleurs, se déclaraient très ouvertement inspirés du marxisme. Jamais le pouvoir gaulliste n’eut le pouvoir ni même la tentation d’interdire aux enseignants d’user d’une fonction publique pour endoctriner leurs élèves qu’en mai 1968, ils entraînèrent souvent dans la rue. Depuis 1945, la France a subi le marxisme sous forme de corrosion à l’intérieur et de menace militaire à l’extérieur.
Sur le plan pédagogique, on avait mis en question depuis longtemps les méthodes autoritaires et directives dans la formation intellectuelle et morale. Les travaux de J. Piaget dans ce domaine remontaient à plus de vingt ans. IL avait affirmé la supériorité des méthodes actives dans lesquelles on exploite l’intérêt spontané de l’enfant. Ces méthodes mettaient au premier plan la création, par la libre initiative des élèves, des connaissances que jusque-là ils recevaient toutes faites des adultes. De même, les enfants étaient invités à inventer, par une concertation démocratique, les valeurs qu’ils s’engageaient à respecter. On voulait substituer le libre accord des volontés aux rapports autoritaires, l’autonomie intellectuelle et morale à l’hétéronomie, le respect mutuel au respect unilatéral du pouvoir.
Je connaissais bien J. Piaget que le doyen Davy avait introduit dans le corps enseignant de la Sorbonne au début des années 50, à une époque où j’enseignais moi-même dans cette faculté. J’avais été chargé de faciliter son insertion dans la vie parisienne. J’étais devenu pendant quelque temps un très modeste disciple et j’ai enseigné sa psychologie génétique à la faculté de Caen. J’ai toujours vu en lui un des très rares hommes de génie qu’il m’ait été donné d’approcher, aussi éminent dans la construction théorique que dans la vérification expérimentale.
Il était bien loin d’être un révolutionnaire, au sens politique du terme. C’était essentiellement un savant. Il était cependant possible de lui faire dire ou de supposer dans ses intentions ce qu’il n’avait ni dit ni pensé. L’idéologie politique est faite de ces extensions. Or, ce qu’il disait pouvait aller dans le sens d’une contestation générale de l’autorité, d’une application des tendances autogestionnaires, de l’esprit de participation qui commençait à se répandre jusque dans la gestion des entreprises où le « travaille et tais-toi »n’était, à juste titre, plus de mise. Toutes les théories modernes du management, de la direction par objectifs, allaient dans le sens d’une extension de l’autodiscipline.
Mais il n’y a pas d’autodiscipline sans affaiblissement des contraintes et il pouvait y avoir affaiblissement des contraintes sans sa contrepartie qui était la libre création d’autres règles. Aussi s’acheminait-on plutôt vers une société débraillée, bavarde et permissive que vers une république d’hommes libres et responsables. On admettait à l’époque dans les dissertations philosophiques que la liberté n’était pas la licence, c’est-à-dire la suppression des règles, mais le pouvoir de se donner des règles à soi-même. Mais la mise en question des normes imposées par voie d’autorité pouvait ouvrir la voie à une perversion de la liberté.
Aussi voit-on s’affirmer à cette époque une prépondérance de la loi du plaisir, une répugnance à l’effort. Le travail n’est plus la valeur sacrée d’autrefois. Les vacances deviennent une vérité mystique : la France est peut-être le seul pays on l’on a inventé le terme de « vacanciers », conçu sur le modèle de la terminologie professionnelle. Les loisirs sont devenus à la fois une administration publique et une industrie.
A l’école, il faut rendre chaleureuse et accueillante l’ambiance des classes. Les architectes et les décorateurs rivalisent pour cela d’ingéniosité. Il faut que l’enfant trouve du plaisir à l’école, qu’il puisse passer sans transition brutale, sans « traumatisme », du jeu à la culture.
Dans la vie quotidienne, le confort ne cesse de s’améliorer par une diffusion massive et rapide de l’équipement ménager et de l’automobile. La jeunesse de 1968, geignarde, irritable et convulsive, comme tous les faibles, se plaignait d’entrer dans un monde rude, agressif et impitoyable. Que ne songeaient-il à la vie des paysans avant la mécanisation ou à celle des ouvriers de l’entre-deux-guerres, avant les quarante heures, les congés payés et la Sécurité sociale. La vérité était qu’ils s’étaient simplement amollis un peu plus vite que la société dans laquelle ils allaient entrer. Des contraintes normales pour leurs aînés étaient devenues insupportables. Ils n’avaient plus le cuir assez épais et, bien évidemment, une « soft éducation »n’arrangeait pas les choses. IL y a, à mon avis, un grand avenir pour une dialectique du dur et du mou, pour qui veut comprendre la société contemporaine.
C’est ainsi qu’un magistrat chevronné me faisait observer, récemment, qu’autrefois les délinquants condamnés et emprisonnés ne se révoltaient pas contre la prison. Celle-ci faisait partie des règles du jeu. Ils avaient perdu, ils payaient et ils avaient la force nécessaire pour supporter l’épreuve. Aujourd’hui, disait ce magistrat, ils ne supportent plus.
De même, les jeunes générations ne supportaient plus les contraintes de la vie quotidienne, celles qui résultent du costume, de la courtoisie, des bonnes manières, de la civilité, des ordres de la hiérarchie, ils n’aimaient plus s’engager. Le mariage faisait place à l’union libre parce que le mariage comporte des obligations, parce qu’on ne peut l’interrompre que par une procédure coûteuse et pénible.
La discipline sexuelle était fortement condamnée par la presse progressiste. La « libération » sexuelle, facilitée par les procédés anticonceptionnels, était considérée comme l’une des grandes conquêtes de la démocratie et la pornographie, autrefois si fortement réprimée, entrait dans les spectacles publics et l’économie de marché. L’accusation de « moralisme » devenait quasi infâmante.
Le caractère dominant qui se dégage de cette évolution paraît bien être la permissivité et plus profondément l’hédonisme, c’est-à-dire la loi du plaisir primaire, immédiat, qui ne procède pas d’une mise de fonds préalable, d’un exercice que ce qu’on appelait autrefois la volonté.
Quel jugement porter sur ce climat des années soixante ? la société subissait une perte des normes intériorisées, compensée symboliquement et d’une manière inefficace par une vertigineuse sécrétion législative et réglementaire. On peut dire sommairement que la mort signifie la perte des normes ; le corps ne maintient plus sa température à 37°, etc. Il entre en décomposition. La perte partielle des normes sociales signifierait donc un pas vers la destruction, c’est-à-dire vers la décadence. D’autres soutiendront que l’on s’acheminait vers une société plus libre, plus riche de plaisirs, de bien-être. Beau sujet de dissertation.
Il est clair que cette transformation des mœurs n’aurait pas suffi à ébranler le pouvoir gaulliste. Les grandes organisations syndicales et politiques n’étaient pour rien dans le déclenchement des opérations. Elles sont montées dans le train en marche en s’efforçant simplement d’en contrôler la direction, de conserver leur clientèle et d’obtenir le maximum d’avantages politiques et sociaux. Seule la guerre du Vietnam avait donné lieu à une contestation organisée mais sans commune mesure avec ce qui allait suivre. La menace d’une sélection à l’entrée des universités pouvait provoquer des manifestations classiques mais certainement pas, à elle seule, l’explosion du mois de mai.
Celle-ci n’a été rendue possible que par l’intervention de groupes gauchistes très organisés, bien équipés et bien entraînés en vue de la guérilla urbaine dont les services de police avaient depuis longtemps signalé l’activité sur le plan national et international. La stratégie de ces groupes était d’attaquer l’ordre capitaliste à travers ses universités. Celles-ci n’étaient, en effet, pourvues d’aucune défense. La police n’avait pas, sans une demande expresse du doyen, accès aux enceintes universitaires. L’ordre ne reposait que sur le respect de l’institution et de ses maîtres et, d’autre part, aucun gouvernement ne pouvait réprimer sévèrement un mouvement de jeunes. La jeunesse était à la fois très mobilisable et sacrée.
Cela marcha assez bien. La séquence provocation-répression-solidarité de la population donna, pendant quelques semaines, les résultats escomptés et il est tout à fait probable que, sans la réaction spectaculaire du Général, François Mitterrand et ses amis auraient pu revenir au pouvoir dès cette époque.
Mon objet n’est pas – je l’ai déjà noté – de faire le récit de ces événements. Cependant, si l’on veut apprécier l’évolution ultérieure de la pédagogie et de la politique d’orientation, il est nécessaire de rappeler quelle a été la nature et l’importance du choc subi par l’institution scolaire et universitaire et, à travers elle, par la société tout entière.
Le premier caractère est la désacralisation de l’autorité. J. Piaget avait opposé l’autorité sacrée qui s’imposait sans discussion à l’autorité émanant d’un libre accord des parties. On s’engageait dans le sens de la seconde formule mais, assurément, par des procédés que n’aurait pas suggéré cet homme illustre. Il fondait le pouvoir démocratique sur le respect mutuel, mais, à ma connaissance, il ne s’était pas prononcé sur la possibilité d’une transition massive et brutale à partir d’une société où le respect était censé être à sens unique.
Le doyen était l’autorité parce qu’il était le doyen, respectable entre tous. Il détenait un pouvoir de nature sacrée, s’exerçant sans aucun appareil répressif. Il était à l’abri des injures parce qu’il était une personne éminemment digne de considération et que cela ne se discutait pas. L’idée de manœuvre était donc, au lieu de se placer sur le terrain de la discussion, d’agresser ce pouvoir sacré avec la plus extrême brutalité et le plus complet mépris, de telle sorte que toute idée de légitimité se trouvât d’un seul coup effacée. On envahit et on saccagea les locaux universitaires, le bureau du doyen. En insultant celui-ci d’une manière aussi violente, spectaculaire et insultante que possible, on ferait le geste sacrilège qui, s’il n’était pas suivi immédiatement d’une sanction gravissime, approuvée par la majorité des étudiants, signifierait qu’il n’y avait plus de pouvoir. Le sentiment du sacré se trouvait au-dessus du débat démocratique. La force brutale aussi.
Dans le même style, on contraignit les « mandarins » à des confessions publiques, au cours desquelles certains acceptèrent de s’accuser eux-mêmes des pires turpitudes, dans le style des célèbres procès de Moscou, du traitement subi par les prisonniers dans les camps du Vietnam ou des pratiques maoïstes de la révolution culturelle. Les locaux universitaires, les théâtres publics furent envahis et livrés aux discussions « à la chinoise ».
Le second caractère étroitement lié au précédent, fut l’affaiblissement brutal de la plupart des normes sociales susceptibles de constituer une morale. Le mot d’ordre était « IL est interdit d’interdire ». On n’entendait pas substituer des normes d’origine démocratique à des normes d’origine autoritaire. On repoussait en bloc toutes les formes de contraintes pour libérer l’instinct, la recherche du plaisir. Etaient condamnées comme contre-révolutionnaires toutes les formes de frustration, donc, les sanctions même si elles invoquaient un bon motif. Les contraintes de la production capitaliste étaient, elle aussi, rejetées. On leur substituait l’épanouissement personnel que procurerait l’élevage des chèvres en communauté sur les plateaux de l’Ardèche.
Les seuls dirigeants acceptés tiraient le pouvoir directement de la masse, c’est-à-dire des « assemblées générales » et ce pouvoir fragile était révocable à tout moment. Ils n’étaient porteurs d’une influence que dans la mesure où ils étaient capables de se faire accepter de la base. Ce n’était pas, en soi, un défaut, mais la portée de cette fragile légitimité était bien différente selon que la base était composée d’esprits pacifiques, amoureux de la vérité et du bien public ou bien d’une masse versatile, manipulée par des provocateurs.
Ce qui caractérise encore ces journées, ce fut le rôle très nouveau joué par les organisations syndicales. Les mouvements partaient de la base et étaient, au début, conduits par des agitateurs émergeant spontanément de groupuscules. Les organisations syndicales, d’abord prises de court, s’efforçaient seulement d’utiliser au mieux le courant pour satisfaire et amplifier leurs revendications. C’est un caractère que l’on retrouve aujourd’hui dans le déclenchement des mouvements de rue. L’encadrement traditionnel est souvent pris au dépourvu, relégué au second plan, et joue souvent un rôle modérateur. Il n’a plus, dès le départ, le rôle de donneur de consignes. Ce n’est plus lui qui fixera l’étendue des revendications. Et la solution des conflits n’en sera pas facilitée.
Je n’insisterai pas davantage sur les péripéties bien connues de ces semaines tragiques, au cours desquelles l’effusion de sang fut évitée par une sorte d’accord tacite entre les émeutiers et le pouvoir. Celui-ci était fortement affaibli par le départ en voyage officiel des deux principaux responsables. Le Général fut, comme en d’autres circonstances analogues – par exemple, l’affaire des barricades à Alger – profondément ébranlé par le spectacle d’une France qu’il considérait comme prospère, relativement paisible et respectée au dehors. La France se brisait entre ses mains. Il tenait la situation pour insaisissable.
Bien que j’ai été longtemps associé à son action dans le domaine de l’Education nationale, je n’eus aucun contact personnel avec lui. Je me bornai à lui adresser un message de soutien par l’intermédiaire des aides de camp, mes amis.
En l’absence du Premier ministre, l’intérim fut exercé par Pierre Joxe, Christian Fouchet était en première ligne, au poste de ministre de l’Intérieur, secondé par M. Grimaud, préfet de police. Aucun des deux n’avait l’expérience du maintien de l’ordre qui n’était pas dans les compétences de leur corps d’origine. En outre, Christian Fouchet avait toujours été soucieux de sa popularité auprès des étudiants. Le préfet de police, parfaitement fidèle à ses devoirs vis-à-vis de son ministre, ne cachait cependant pas ses sympathies pour la contestation estudiantine ainsi qu’il l’a confirmé dans son ouvrage intitulé En mai, fais ce qu’il te plaît. L’avantage qui résulta de cette attitude compréhensive fut que l’in évita le pire, grâce à un dialogue constant avec les agitateurs. Peut-être est-ce à ce moment que s’est constitué le concept moderne du dialogue politique : la capitulation dans le bavardage.
Le plus ferme fut sans doute Alain Peyrefitte. Je me trouvais par hasard dans son bureau où il m’avait convié pour réfléchir sur les événements, lorsqu’il donna par téléphone son accord au recteur Roche pour faire évacuer la Sorbonne. Il avait la lucidité et le courage de faire observer qu’on n’avait pas affaire à de gentils jeunes gens désireux de reprendre au plus vite leurs études, dès qu’on leur aurait ouvert les portes de la faculté, mais à des individus violents et résolus qui transformeraient les locaux en forteresse. Il ne put convaincre Georges Pompidou qui, à son retour d’Afghanistan, imposa ses vues pacificatrices au Général et décida de se montrer généreux, de ne pas « mégoter », disait-il. La Sorbonne fut ouverte et transformée en bastion où régnaient les « Katangais » et les « Mao-Spontex ». Alain Peyrefitte présenta sa démission.
Au point où en étaient les choses, il était difficile de contester le choix du Premier ministre et, toujours respectueux des responsabilités de chacun, le Général n’y fit pas obstacle. Tout au plus, peut-on se demander si la situation n’aurait pas dû être prise plus résolument en main dès le début des manifestations au Quartier latin. Mais ceci est une autre affaire.
Les « accords » de Grenelle et l’engagement de procéder à une réforme « démocratique » de l’enseignement supérieur permirent un retour progressif au calme. A la suite du discours prononcé par le Général le 30 mai et de la grande manifestation qui suivit, après des élections législatives dont les votes étaient inspirés par la peur des désordres, le pouvoir était rétabli et assis sur une majorité présidentielle.
Cependant, rien ne serait plus jamais comme auparavant. La société tout entière conserverait de ces événements une empreinte durable. La situation politique et scolaire sera profondément marquée par cet effondrement du pouvoir et des valeurs établies. Sur le plan des rapports sociaux, par exemple, les syndicats verront leur audience décliner sans cesse. Ils deviendront d’autant plus intraitables qu’ils seront moins représentatifs. La parole sera, comme en 1968, aux « coordinations », la France manquera de ces syndicats puissants et bien informés si indispensables dans un dialogue social constructif. Seuls les syndicats d’enseignants et d’étudiants, grâce à leur implantation dans le service lui-même, conserveront et même accroîtront leur puissance.
On était donc, en 1968, en présence d’un événement qui était non seulement une crise mais un mouvement social profond et de longue durée. On y voyait se dessiner une prééminence des pouvoirs de fait sur les pouvoirs de droit, des initiatives individuelles locales sur les mécanismes de décisions institutionnels. On voyait, à la base, les individus prendre leurs affaires en main dans le style de la démocratie directe. Mai 68 montre à la fois la force des nouveaux modèles de pouvoir et la qualité douteuse de leurs produits, du moins dans l’état actuel de l’expérience.
Bien entendu, il sera plus sérieusement question d’organiser l’adaptation des formations à l’emploi. L’orientation sélective sera bannie des préoccupations gouvernementales, à gauche – cela va de soi – mais aussi à droite. Certes, des liens s’établiront plus ou moins spontanément entre universités et industrie mais ils ne représenteront qu’un appendice de l’édifice universitaire. Au lieu d’être, à côté de la recherche et de la libre culture, une raison d’être essentielle de l’université engageant l’ensemble de l’organisation, ils représenteront seulement une mission en quelque sorte adventice. On formera quelques commandos mais sans convertir les gros bataillons.
On a pu dire que depuis 1959, la France avait été gouvernée à droite et enseignée à gauche. Certes, les syndicats de l’enseignement avaient été un moment pris à contrepied, mais ils ont finalement contrôlé le mouvement qui a mis à genoux le pouvoir gaulliste. Ils sont sortis renforcés de l’épreuve. C’est que, contrairement aux syndicats du secteur économique, ils étaient installés à l’intérieur même des organismes où ils pratiquaient la contestation. La FEN, l’UNEF conservèrent tous leurs privilèges. Leur pouvoir de contrôle occulte sur l’Administration, leur prestige étaient au plus haut degré. Le SNESUP avait pris, avec Alain Geismar, une part très active aux mouvements de rue. Les plus modérés parmi les professeurs n’osaient s’en désolidariser, sachant combien leur carrière risquait d’en souffrir ou bien prenaient leur retraite par anticipation.
Désormais, pendant treize ans, le pouvoir non socialiste, après avoir endossé la loi d’orientation d’Edgar Faure, ne pourra plus exercer véritablement son autorité sur ce secteur de la vie publique. Il ne pourra entreprendre que des réformes mineures. Il n’a plus la responsabilité de la stratégie. Les tentatives de réformes resteront sans effet pratique et se heurteront à des résistances insurmontables toutes les fois où il sera question de ce qui nous intéresse ici : l’orientation des bacheliers. S’il me fallait dégager la signification de cette période, je dirais que pendant treize années s’établit une sorte d’équilibre à peu près stable, à quelques convulsions près.
D’une part, la gauche, renforcée par la défaite de ses adversaires, forte de se syndicats installés dans la place, tentera d’engager des réformes pédagogiques conformes à sa conception d’un enseignement démocratique mais il lui sera difficile de les faire admettre ou de les maintenir car elle ne dispose pas du pouvoir légal. Elle n’a pas la maîtrise de la réglementation. Elle ne dispose que d’un pouvoir parallèle.
D’autre part, le pouvoir légal qui vient d’être sévèrement échaudé ne peut rien décider qui se heurte à l’idéologie égalitaire et permissive. Il vit dans la crainte, voire sous la menace de nouveaux soulèvements. Il possède plutôt un pouvoir de freinage, de résistance aux aspirations de la gauche, qu’un véritable pouvoir de décision. Dans les deux cas où il tentera très prudemment et très modestement de toucher à la clef de voûte de l’édifice : la sélection à l’entrée de l’université, il sera paralysé par des manifestations qui faisaient craindre un nouveau Mai 68.
En d’autres termes, la gauche disposait d’un pouvoir réel mais non formel. La droite était dans la situation inverse.
Les effets immédiats de la crise sur le système éducatif
Avant de rappeler quelles oscillations se produisirent autour de cette position d’équilibre, il est indispensable de décrire brièvement la situation initiale qui résulta, dès 1968, des événements de mai, c’est-à-dire quelles ont été les conséquences – certains diront les séquelles – immédiates de ces événements.
Deux sortes d’effets peuvent être distingués : d’abord les effets pour ainsi dire mécaniques, c’est-à-dire qui ne procédaient pas d’un acte politique ou administratif mais constituaient simplement un changement de climat, un changement de mœurs de l’école ; ensuite, les conséquences institutionnelles, c’est-à-dire, essentiellement, la loi d’orientation universitaire et la nouvelle pédagogie.
Les effets de contagion sont bien connus et restent sensibles de nos jours : il y a un recul de la politesse et des bonnes manières. On abandonne la cravate. On fume en classe. On s’y promène. On prend la parole sans l’avoir demandée. La classe n’observe plus le silence et le calme nécessaire au travail. La qualité de l’enseignement traditionnel en est gravement affectée et personne n’est en mesure de mettre en œuvre, du jour au lendemain, d’autres méthodes efficaces et éprouvées. Beaucoup de professeurs d’âge mûr sont profondément choqués. Très souvent, on les tutoie, on les considère comme de simples techniciens que l’on consulte en cas de besoin. On rencontre, dans les points les plus critiques, un mélange d’agitation, de muflerie, d’impunité arrogante. « Les professeurs sont malheureux », disait Georges Pompidou, toujours soucieux de ne pas « dramatiser », au cours d’un déjeuner à l’Elysée, peu après son élection.
La première conséquence juridique des événements de mai fut, on le sait, la loi d’orientation universitaire que, dans les couloirs du Conseil d’Etat, on considérait comme l’acte de capitulation du pouvoir.
Le ministre chargé de l’opération fut Edgar Faure. Peut-être est-ce le lieu de signaler que, quelques semaines plus tôt, le Général avait eu l’idée singulière de faire appel à moi pour exercer cette fonction. Je n’ai eu connaissance de cette intention que vingt années plus tard et je n’en ai fait mention que pur répondre à une question posée par le recteur Niveau au cours de mon exposé à l’Institut Charles de Gaulle.
Au cours d’une réunion d’ancien collaborateurs, le général de Boissieu me dit : « Dans mes Mémoires, je signale que le Général me déclare au moment de partir en Roumanie : à mon retour, je nommerai untel ministre de l’Education nationale, car il connaît bien les dossiers. Eh bien, cette personne c’était vous. C’est dommage, a-t-il ajouté, s’il l’avait fait vous auriez été ancien ministre ! ». J’ai donc indiscutablement droit au titre d’ex-futur ministre.
Bien évidemment, au retour du Général, la chose eût été inconcevable, compte tenu de l’état des forces de la rue et des objectifs des agitateurs. Elle l’était d’ailleurs en fait depuis plusieurs années au cours desquelles jamais la question de me confier de telles fonctions ne fut posée. Le moment où cette politique aurait été applicable était dépassé et, d’ailleurs, faute d’une véritable expérience administrative et politique, il est tout à fait possible que j’eusse été incapable de la mettre en œuvre. Je cite cependant ce fait de caractère anecdotique dans la mesure où il permet de mieux comprendre les réactions du Général dans ces heures aussi dramatiques.
La loi d’orientation d’Edgar Faure (texte annoté par le Général)
Edgar Faure était indiscutablement l’homme de la situation. Aboutir rapidement à un texte acceptable par tous, voté à la quasi-unanimité par l’Assemblée nationale, exigeait une exceptionnelle virtuosité dans la pratique politicienne. Le ministre fut à la hauteur d’un tel pari, faisant la jonction entre un gouvernement fondamentalement hostile à la réforme et les meneurs du soulèvement. Au cabinet, un membre éminent assurait la liaison : « Tenez bon , disait-il, le ministre est sur le point de céder ».
La loi fut imposée – on pourrait dire extorquée – au Général par un argument péremptoire du ministre : c’est cela ou la révolution. Les réactions du Général peuvent s’apprécier sans peine à la lumière d’un document dont je possède une copie, à savoir le projet de loi d’orientation daté du 31 août 1968. Ce texte porte, en marge, de nombreuses annotations manuscrites très significatives :
Lorsque le texte dispose que les universités « sont administrées par un conseil et par un président élus », le Général proteste : « Et le ministre ? ET le recteur ? ».
Lorsqu’il est indiqué que les universités ont la « libre disposition des ressources publiques qui leur sont affectées » et que « leur gestion n’est pas soumise aux règles ordinaires de la comptabilité publique », le Général écrit : « C’est bien dangereux ».
Lorsqu’il est dit que « le Conseil national de l’Enseignement supérieur et de la recherche peut fixer le nombre d’étudiants au-delà duquel une université doit se diviser », la réaction est : « Et le ministre ? ».
En marge de la composition du Conseil national de l’enseignement et de la recherche dont les membres sont élus, l’annotation est : « Attention qu’il ne se crée un Etat dans l’Etat aux frais de l’Etat.
En face des attributions du Conseil national, le Général note : « Bref, il joue le rôle du ministre ». Dans la formule indiquant que le Conseil « fait valoir les exigences propres à l’université dans la planification nationale », le mot « exigences » est souligné et pourvu d’un point d’interrogation.
Lorsqu’il est dit que « les enseignants permanents ont compétence exclusive pour organiser le contrôle des connaissances et des aptitudes, désigner les jurys, proclamer les résultats et délivrer les titres et les diplômes », le Général proteste en ces termes : « L’Etat n’aurait donc plus rien à voir avec des diplômes dont cependant il garantit la valeur ».
Et maintenant, ceci qui est particulièrement significatif : « le projet mentionne que « les élèves ayant accompli avec succès la scolarité du second degré ont le droit de poursuivre leurs études dans l’enseignement supérieur. L’université ou les universités de l’académie où ils ont obtenu le diplôme sanctionnant cette scolarité sont tenues de les accueillir », l’annotation en marge est la suivante : « C’est organiser la submersion définitive de l’université par la médiocrité ».
Plus loin, le texte prévoit « qu’après avoir reconnu les aptitude, les universités organisent l’accueil de candidats déjà engagés dans la vie professionnelle, qu’ils possèdent ou non des titres universitaires ». « Dans quelles limites et quelles conditions ? » écrit le Général.
En marge des dispositions relatives à l’autonomie financière, il écrit ceci : « Pourquoi l’université, qui est un service public, disposerait-elle, pratiquement sans contrôle dans chacun de ses établissements, des fonds publics qui lui sont affectés ? ». Et à propos des contrôles a posteriori de la gestion : « Quelles sanctions ? ».
A l’article consacré aux enseignants, le texte dit que « tout enseignants, tout chercheur, bénéficie, après un certain délai, de la sécurité d’un emploi dans l’établissement où il exerce ses fonctions ». La réaction est la suivante : « Autrement dit, il pourra rester chercheur, même s’il ne trouve rien et surtout à partir du moment où il ne sera plus en âge de rien trouver ».
Lorsqu’il s’agit d’affirmer le principe d’une activité politique et syndicale à l’intérieur des universités, « Comment, écrit le Général, dans ces conditions, empêcher que les universités tournent en foires politiques ? ».
On voit donc avec quel enthousiasme le Général se ralliait à la nouvelle Université régie par les statuts qu’elle se donnait à elle-même, administrée par les autorités élues, autonomes, participatives et pluridisciplinaires. Il était évidemment hostile à une certaine forme d’indépendance de l’université par rapport à l’Etat. Pour lui, l’université, lieu d’élaboration et de diffusion d’une haute culture en complète liberté, n’en était pas moins un service de l’Etat donc au service de l’Etat. Elle avait, à cet égard, des obligations vis-à-vis de la société globale dont elle faisait partie et qui la faisait vivre. Le ministre devait, même s’il renonçait à une centralisation excessive, lui imposer des devoirs et des contrôles, la soumettre à des règles.
L’autonomie universitaire conçue comme affirmation d’une « irresponsabilité illimitée », la prétention à mener sa vie propre sans tenir compte des orientations de la politique économique du gouvernement, ayant pour seul lien avec l’Etat d’en recevoir des crédits dont elle userait à sa guise, en étant seule juge de ses objectifs, cette vision de l’université le heurtait manifestement.
Pour lui, sans doute, autonomie voulait dire prise en main de sa destinée en assumant ses responsabilités, c(‘est-à-dire en s’exposant à des sanctions. C’était gagner sa vie soit en recevant des fonds de l’Etat mais à des conditions fixées par le bailleur, soit en s’exposant aux sanctions du marché. Aussi parle-t-il dans ses Mémoires d’espoir d’établissements devenus autonomes et qui devront, ou bien fonctionner comme il faut, ou bien fermer leurs portes et cesse de gaspiller le temps des maîtres ainsi que l’argent de l’Etat. Pour lui, la formule : « Donnez-nous de l’argent, à nous de décider ce que nous en ferons » était inacceptable : c’était une fausse autonomie.
Son hostilité était la même quand il s’agissait de faire de l’université un forum politique, à la manière sud-américaine. Et, bien entendu, il tenait toujours pour nécessaire la sélection à l’entrée, condition d’une réduction des échecs dans l’enseignement supérieur et d’une bonne insertion des jeunes dans la société, la sélection devenue, pour de nombreuses années, impossible.
L’autonomie, au sens plein du terme, aurait entraîné des conséquences redoutables en exposant les individus et les institutions à subir les conséquences de leurs actes. On évitait de s’engager dans une voie si pleine de risques. Bien qu’il fût de notoriété publique que les établissements d’enseignement supérieur fussent de très inégale valeur, il était entendu qu’ils continueraient à délivrer les mêmes diplômes nationaux. Un label national identique servirait à dissimuler les incertitudes du contenu et les étudiants étaient aussi attachés à ce camouflage rassurant, installé par l’Etat-providence, qu’ils étaient hostiles à la sélection.
Pour un motif analogue, on maintenait l’existence de corps nationaux du personnel dont le sort ne pourrait donc être lié à celui de leur établissement. Il ne fallait pas que l’autonomie proclamée pût introduire dans la valeur des diplômes, ni dans la destinée des personnels, de ces différences sélectives, dotées d’une fonction régulatrice que la tradition syndicale taxait régulièrement d’arbitraire et d’atteinte à l’égalité. Bref, on volait bien des universités autonomes à l’américaine, mais sans en accepter les servitudes.
Avant tout cela, l’idée d’un contrôle des flux à l’entrée était entièrement exclue : « sélection-trahison ». Edgar Faure montra sur ce point une conviction sans faille qui lui était évidemment dictée par les circonstances. Il est en effet inconcevable que cet esprit supérieur n’ait pas senti l’absurdité d’une telle politique. Mais, enfin, il n’a cessé de le répéter : « Tant que je serai ministre, il n’y aura pas de sélection à l’entrée des universités. La sélection est un faux problème ». Après tout, le Général ne me disait-il pas lui-même, au cours d’un déjeuner intime en 1959, qu’en politique, c’est-à-dire à la guerre, il faut souvent ruser et, par conséquent, mentir.
Dans ses Mémoires d’espoir, le Général déclare qu’il avait lui-même, dès avant 1968, envisagé de créer des universités participatives et autonomes, c’est-à-dire dans sa pensée, responsables. Pour ma part, je n’ai pas eu connaissance d’une telle intention. En ce qui me concerne, il m’est arrivé de souligner dans mes notes les inconvénients de l’immunité qui caractérisait l’enseignement supérieur, mais ces observations n’ont jamais pris la forme d’un projet.
Si Edgar Faure fut l’artisan des universités autonomes – ce dont le Général le félicita – il n’est, en tout cas, pas exclu qu’aussi bien sur le sens de l’autonomie accordée que sur la nécessité de la sélection, un certain malentendu ait subsisté entre le Général et le ministre.