Dont acte

Par Pierre Lavéry

 

Les propos du général de Boissieu, témoin unique de certaines scènes et interlocuteur privilégié, sont d’une importance capitale[1]. Le rapport qu’il a rédigé à l’intention de Pompidou est une pièce essentielle du dossier. Enfin, l’étude très complète, précise et documentée du professeur Goguel est des plus précieuses.

Ces trois documents que l’on vient de lire – ou de relire – permettent de faire diverses mises au point et d’opposer des certitudes ou des évidences à des interprétations fantaisistes, naïves ou malveillantes qui ont pu être parfois données de cette journée du 29 mai 1968.

  1. Apocalypse et détermination

Il est intéressant de constater que les propos du Général se déroulent au cours de ses entretiens du 28 et du 29 mai, sur deux plans différents.

  • L’analyse, poussée au noir, de la situation débouche à chaque fois sur une conclusion des plus pessimistes et des plus amères : « Les Français qui manifestent dans la rue aussi stupidement sont des veaux. Je ferai mieux de rentrer chez moi et d’écrire mes mémoires… De toute façon, je vais avoir quatre-vingt ans, ce qui sonnera pour moi l’âge de la retraite…» ou bien, plus brièvement : « Tout est foutu ! Je me retire ! ».
  • Mais il y a aussi un second plan, que l’on pourrait qualifier d’opérationnel, où l’on entend un tout autre son de cloche (dont seul Michel Droit a été privé). Le Général s’exprime alors de diverses manières mais, de toute évidence, sa décision est prise. Il le fait de façon allusive : « Eh bien ! Debatisse, je parlerai… ». Les mêmes mots au général de Boissieu. Ou de façon implicite : à Pompidou, avant son départ : « Je serai à Paris demain pour présider le Conseil des ministres », ou bien encore, sans ambages et de manière truculente : au général de Boissieu : « Ah ! ils croient que je n’existe plus. Eh bien ! ils vont voir… » ou bien « Je vais voir Massu ; cela va inquiéter l’opinion… De deux choses l’une : ou j’attire le gouvernement en province, ou je rentre à Paris et je tape du poing sur la table » ; ou bien encore : « Si l’armée tient debout, et dans la discipline, alors je vais agir. L’Etat sera là où je serai !».
  • Il n’apparaît pas, à la lecture de ces phrases, que le Général ait eu besoin d’un séjour à Baden pour se trouver « ragaillardi » comme on a pu le prétendre.

 

  1. La destination

Le Général n’est pas parti pour l’Allemagne. Il est parti pour avoir un entretien avec le général Massu quelque part en Alsace. Il est vite apparu que le lieu le plus indiqué était l’aérodrome de Strasbourg-Entzheim.

Seule, l’impossibilité dans laquelle s’est trouvée le général de Boissieu de joindre , depuis Colombey, le général Massu, par le réseau des PTT en grève, une grève sans merci, contraint le Général à aller jusqu’à Massu, puisqu’on ne pouvait demander à Massu de venir à lui.

 

  1. Durée envisagée de l’absence

Le retour à Colombey a, dès le départ, été prévu pour le jour-même ou, au plus tard le lendemain matin, dans l’hypothèse d’un arrêt à Mulhouse, chez le général de Boissieu. Les preuves de cette affirmation sont multiples ainsi que les témoins.

 

  1. Les bagages

Plus modestes que certains ont cru les voir. En dehors du volumineux coffre médical qui suit le Général dans tous ses déplacements (essentiellement du sang pour une éventuelle transfusion), deux valises seulement : celle que Madame de Gaulle a préparée comme pour un dimanche à Colombey ; une autre dont elle a dû rassembler en hâte le contenu et qui correspond à l’hypothèse, bientôt abandonnée, d’un séjour à Metz.

 

  1. La durée du séjour à Baden

Pas plus d’une heure et demi. Vraisemblablement moins. Il convient d’en déduire le temps d’une légère collation servie au Général. L’entretien avec son hôte, Massu encaisse sans broncher « le coup de l’apocalypse » que son interlocuteur ne manque pas de lui asséner au débotté. Il y répond précisément par les mots que le Général attendait de lui. « Massu a été Massu » dira-t-il plus tard. Dès lors, le Général ne songe qu’à repartir au plus vite, confirmé dans son idée première d’un prompt retour à paris après une nuit réparatrice, passée dans le calme et le silence de la Boisserie. Il renonce même à coucher à Mulhouse, puisqu’il fait beau de nouveau et qu’il est assez tôt pour rentrer directement à Colombey par hélicoptère.

 

  1. La disparition

On a peu épilogué sur le côté dramatique du scénario, dont l’élément essentiel, la disparition du Général, a cependant bouleversé Paris. L’hélicoptère volant, après le décollage de Saint-Dizier, en rase-mottes et en silence radio, a échappé pendant plus d’une heure aux écrans radars. Une rumeur aussitôt dans Paris : « Le Général a disparu ».

Pour les uns, ce départ ne peut être, selon leurs vœux, que définitif. Il règne en ce début d’après-midi dans les palais nationaux une atmosphère très particulière que le professeur Goguel a fort bien décrite. Il est piquant de constater que dans certains cabinets ministériels, où l’on piaffe d’impatience en attendant que s’ouvre la succession, cette disparition est une « divine surprise ». En diffusant aussitôt la nouvelle – une véritable traînée de poudre – certains vont contribuer, sans s’en douter, à l’effet dramatique recherché. Assistance imprévue mais qu’avait peut-être escomptée… le scénariste.

Chez les gaullistes qui, depuis la veille, sont enfin sortis de leur torpeur, ce ne sont pas des « espérances » qui s’ouvrent, mais l’Espérance qui renaît. Le mystère organisé, ils n’en doutent pas un seul instant, par « Qui vous savez », va jouer le rôle de catalyseur. La rumeur change aussitôt l’atmosphère. Enfin, pense-t-on, il se passe ou va se passer quelques chose. Un fait nouveau va effacer la misère et le vide des semaines précédentes. A l’inquiétude, à l’angoisse, va succéder, sinon déjà l’espoir, tout au moins l’attente.

Une attente qui ne sera pas déçue. Diffusée par la seule radio, comme aux jours sombres de la guerre où l’on vivait de cette voix, l’allocution du 30 mai sonne la charge. Préparée avant le départ de l’Elysée, sans doute mûrie pendant l’équipée de la veille, elle avait gagné en vigueur par son laconisme même.

Une heure après, un million de personnes – un peuple qui se retrouve, un peuple en liesse – convergeait vers la Concorde, avant de remonter dans la joie les Champs-Elysées.

[1] Sans compter l’ouvrage, Pour servir le Général (Plon, 1982), dont un chapitre est consacré au « Journées de Mai 68 ».

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