Entretien avec le général Alain de Boissieu

Propos recueillis par Pierre Lavéry

PL. – « J’ai besoin de vous voir. Quand pouvez-vous venir à Paris ? » – « Cette nuit par la route ou demain matin par hélicoptère »

Ce dialogue téléphonique, à la fois banal et insolite, du mardi 28 mai en fin d’après-midi, va décider de votre rôle au cours de la journée du lendemain. Le mauvais temps qui sévit sur le massif vosgien ne vous impose qu’un léger retard sur l’horaire prévu. Dans quelles dispositions d’esprit trouvez-vous alors le Général ?

AB. – J’allais avoir droit, je m’en doutais, à la description de l’apocalypse comme celle entendue à Londres en d’autres temps. Le Général allait me dire sur les Français des choses qui lui feraient mal. Il fallait couper court à cette scène pénible pour les deux interlocuteurs.

J’étais en tenue. Je me mis au garde-à-vous.

  • «  Ce n’est pas le gendre qui est devant vous, mais le général commandant la 7e Il a un message à vous transmettre de la part de ses chefs le général Hublot, commandant le 1er corps d’armée à Nancy et le général Beauvallet, commandant la 6e région militaire, gouverneur de Metz. »

Le Général, surpris, se lève à son tour et l’entretien se poursuit debout, au garde-à-vous de part et d’autre. Quelle est la substance de ce message ? « Le président de la République, s’il a besoin d’elle pour éviter l’écroulement de la France peut absolument compter sur l’Armée qui n’a jamais été aussi disciplinée. L’Armée comprendrait mal que l’Etat se laissât bafouer plus longtemps. » Je lui ai dit alors tout ce que j’avais envie de lui dire sur la façon dont son gouvernement s’y était pris pour résoudre la crise. Le Général vient alors à moi, me donne l’accolade et me dit : « Si l’Armée tient debout, et dans la discipline,  alors je vais agir. Asseyez-vous ».

Il a alors énoncé trois hypothèses : la première consistait à se retirer à Colombey, à y faire un discours  dans lequel il dirait aux Français qu’il ne reviendrait à Paris que lorsque la situation y serait rétablie. Ma mimique involontaire doit en dire long sur mon scepticisme. Le Général apparemment ne croit guère lui-même à cette solution. Il n’insiste pas et voit que je suis contre, en faisant remarquer que cette attitude ressemble trop au départ en janvier 1946.

Il passe donc à la deuxième hypothèse : attirer le gouvernement en province. Il fait appeler le général Lalande et lui demande d’étudier l’installation éventuelle du gouvernement à Metz (Aussi ai-je été surpris par la suite d’entendre dire que, selon des propos attribués au général Lalande, le Général était parti pour l’étranger sans esprit de retour.

Troisième hypothèse : aller voir Massu en Alsace, revenir et faire coïncider ce retour avec la manifestation organisée par les gaullistes prévue pour le lendemain. Il a ajouté que le référendum n’était plus possible et qu’il dissoudrait l’Assemblée.

Tout à fait d’accord avec cette troisième hypothèse, je me lève. Le plus urgent n’est-il pas de téléphoner à Massu ? Le Général m’arrête : « Où allez-vous ? » Il me demande, ce qui ne sera pas sans conséquence pour le déroulement de la journée de ne pas téléphoner de l’Elysée dont les lignes sont très probablement écoutées. Or, il tient au secret le plus absolu afin, dit-il, de plonger tout le monde, y compris le gouvernement, dans le doute et l’inquiétude. Il me demande de passer, sur mon chemin de retour, par Colombey, de rassurer le personnel de la Boisserie, de dire aux gendarmes du dispositif de sécurité à l’atterrissage de partir car il ne rentrerait que ce soir tard ou demain dans la matinée et, dans ce cas, il coucherait chez moi à Mulhouse.

PL.- Voilà qui rend parfaitement claires les intentions du Général quant à la durée de son séjour à Baden, il Baden il devait y avoir.

AB. – N’est-ce-pas ? Il est tout de même surprenant qu’on puisse encore, trente ans après, parler de l’intention du Général de faire un séjour prolongé à Baden ! J’ai des témoins qui peuvent corroborer – ou ont déjà corroboré – ce que j’affirme ; Charlotte et Honorine sont toujours de ce monde, cette dernière a même écrit ses souvenirs dans lesquels elle décrit cette scène, puis le chauffeur, Paul Fontenil , enfin le capitaine de gendarmerie Iban peut aussi confirmer, ainsi que le préfet Paul Dijoud, qu’il m’a demandé l’autorisation de prévenir. Enfin, il y a les écrits de Jacques Foccart auquel j’ai téléphoné depuis la Boisserie pour faire suspendre les recherches aériennes dont j’avais eu connaissance par l’équipage de mon hélicoptère.

PL. – Après avoir repris l’air, comment s’est déroulé pour vous l’exécution du scénario dont vous étiez en quelque sorte le metteur en scène ?

AB. – Pas très bien, à vrai dire car j’ai perdu du temps par suite d’une vibration anormale dans le rotor de queue, qui nous a obligé à nous poser. C’est ainsi que l’hélicoptère du Général passa à Saint-Dizier avant que je ne parvienne à la Boisserie. De là, je me retrouve dans l’incapacité de joindre le général Massu par le téléphone ordinaire. Le réseau téléphonique des PTT (lignes internationales de Nancy) est en grève, une grève qui ne laisse rien passer, en dépit de mon insistance. J’avise aussitôt par radio la tour de contrôle de Saint-Dizier. Trop tard. L’hélicoptère présidentiel a déjà quitté Saint-Dizier lorsque mon message , qui n’eut d’ailleurs rien changé, y parvient. Ainsi, alors qu’il voulait l’éviter, le Général avait été contraint de pousser ce déplacement vers l’est jusqu’en Allemagne comme il l’avait évoqué le matin au cas où je n’aurai pu joindre Massu.

L’erreur d’atterrissage sur un terrain allemand met le comble à l’irritation du Général.  Flohic en sait quelque chose. L’analyse qu’il fait aussitôt à son hôte de la situation n’en devint vraisemblablement que plus noire encore. Son hôte ayant réagi selon ses vœux, le Général ne songe plus qu’à repartir au plus tôt.

PL. – Sur quoi a pu être fondée cette fable qui veut faire de la résidence du général Massu, non pas un lieu de rencontre devenu inévitable, mais en quelque sorte un refuge ?

AB. – Le projet d’un séjour prolongé à Baden est pure hypothèse. Cette fabulation repose sur plusieurs erreurs d’interprétation de faits pourtant très simples.

Avant le départ, au cours d’une petit-déjeuner improvisé, le Général avait demandé à ma belle-mère si elle avait pris des tenues. Elle lui avait répondu par la négative. S’agissant d’un départ pour Colombey, elle ne s’était pas encombrée d’uniformes. « Mais, lui dit le Général, je viens d’examiner la situation avec Alain. Il se peut que j’attire le gouvernement à Metz et, dans ces conditions, il me faut des tenues et des képis ». Madame de Gaulle, interrompant son déjeuner, partit faire une nouvelle valise. C’est pour mettre de l’ordre dans des bagages, bouclés à la hâte, qu’elle a demandé une chambre à Baden et non pas pour s’installer comme on a voulu le suggérer.
S »agissant toujours de valises, une autre erreur a été répandue, notamment par le livre du général Massu. Cet ouvrage imagine un détour de mes beaux-parents par Colombey où ils auraient déposé des valises, alors qu’en fait, ils se sont rendus directement de Paris à Saint-Dizier. On peut remarquer d’ailleurs que s’il y avait eu des valises à déposer à la Boisserie, il eut été plus simple de me les confier puisque j’avais une mission à accomplir à Colombey auprès du personnel et de la compagnie de gendarmerie assurant la sécurité de l’hélicoptère.

Autre interprétation erronée : celle de la présence des enfants et des petits-enfants du Général à Baden.

Le Général m’avait dit vers le 8 ou 10 mai qu’il allait peut-être m’envoyer ses petits-fils à Mulhouse. Je lui avais répondu que je n’avais pas suffisamment de place pour les recevoir. Mais, ayant eu l’occasion de déjeuner avec le général Massu, j’avais constaté qu’à son mess, il disposait d’un véritable hôtel. Mon propos n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd et, au matin du 28, le Général m’a informé que mes neveux allaient partir pour Baden, sous-entendant par là qu’il n’avait nullement l’intention de s’y rendre lui-même.

  1. – Certains ont été surpris que le Général ait eu la présence d’esprit de mettre sa famille à l’abri.
  2. – La réponse est évidente. Prenant du champ et envisageant d’attirer le gouvernement en province, le Général ne pouvait laisser derrière lui des membres de sa famille qui pouvaient devenir autant d’otages et tomber à la merci de quelque autorité de fait. Une autre préoccupation le hantait : il craignait que l’on retrouvât un de ses petits-fils sur une barricade. ..

Il manifesta aussi un réel souci quant à ma fille et à ma femme. Je l’avais aussitôt rassuré : elles étaient, au milieu des Alsaciens, en parfaite sécurité.

PL. – Je voudrais revenir quinze jours en arrière pour vous poser la question suivante : Vous avez écrit dans votre ouvrage « Pour servir le Général [1]» que, le 13 mai, jour du retour de Pompidou d’Afghanistan, marquait un tournant important dans le déroulement de la crise. Qu’en est-il ?

AB. – En effet, nous vivions dans l’espoir, dans l’armée à l’écoute pendant une manœuvre de transmission, que M. Pompidou, en universitaire chevronné, allait mettre fin au chahut. Or, l’allocution qu’il a prononcée à son retour, après avoir été reçu par le Général, promet la réouverture de la Sorbonne pour le lundi suivant et l’examen d’urgence par la Cour d’appel des demandes de libération présentées par des manifestants condamnés quelques jours auparavant. Pompidou n’était pas, ou plus, dans l’ambiance. Les mesures annoncées par lui désavouaient fâcheusement celles que venaient de prendre le Premier ministre par intérim : on s’était enfin décidé la nuit précédente à faire enlever par la force les barricades improvisées.

Le Général m’a souvent dit par la suite qu’il avait formellement prévenu son Premier ministre : il n’était pas de la responsabilité du président de la République de rouvrir ou de ne pas rouvrir la Sorbonne. Mais il avait lui-même son opinion et il n’était pas pour. Son interlocuteur devrait son souvenir.

Ce fut certainement là une étape importante dans l’éloignement qui allait peu à peu séparer les deux hommes pour la direction du gouvernement.

PL. – Outre l’ouvrage dont nous venons de parler, avez-vous, mon Général, laissé quelque écrit concernant ces journées de Mai 68 et plus particulièrement celle du 29 ?

Oui, j’ai fait un rapport à la demande de Pompidou qui savait que j’avais été mêlé de près aux événements. Elu président, il emporta ce document, jugé très confidentiel, à l’Elysée. Après sa mort, j’ai été convoqué par M. Giscard d’Estaing qui m’a dit qu’il avait ce rapport dans son coffre et qu’il avait demandé au général Massu de lui donner sa version que je n’ai connue qu’à cette occasion, alors que j’avais envoyé au général Massu, dès le mois de juin, copie de mon rapport à Pompidou. Les deux documents devaient rester aux archives d’Etat avec interdiction de communication pour éviter toute polémique sur le sujet. Mais un jour, par « Baden 1968 ». Il devenait alors inévitable que je donne à mon tour ma propre version des faits, fort différente de celle que donnait Massu. J’ai demandé depuis lors que ce rapport fut déposé à l’Institut Charles de Gaulle afin qu’on le publie dans trente ans.

La meilleure étude qui ait été faite sur le déroulement de ces journées est due au professeur Goguel ; elle a été publiée dans le n° 48 d’Espoir, en mars 1984. C’est un document des plus remarquables. Toutes les erreurs qui ont été répandues y sont relevées. Ce qui est le plus intéressant dans l’enquête qu’il a menée, c’est qu’elle montre l’évolution de l’état d’esprit du Général, en particulier au cours de la journée du 28. On voit très bien que, ce jour-là, sa décision était déjà prise. Elle ne l’a pas été à Baden. L’entrevue avec Massu, où qu’elle ait eu lieu,  n’était destinée qu’à attirer le projecteur sur de Gaulle. Quant au discours du 30, je suis formel, il était sur son bureau avant son départ de l’Elysée.

AB.– Ainsi, le Général vous a révélé en toute clarté ce qu’il attendait de cette opération : « semer la confusion et l’inquiétude y compris dans le gouvernement ». Le déroulement de la journée du 29 démontre, d’autre part, que, tant pour le scénariste lui-même que pour les exécutants, la manœuvre en cours comportait, dans l’espace et dans le temps, des limites sur lesquelles ne régnait aucune espèce de doute.

[1] Plon, 1982.

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