JEAN MOULIN AU SERVICE DU GÉNÉRAL DE GAULLE
JANVIER 1942 – JUIN 1943
Deuxième partie

par Christine Levisse-Touzé

Texte paru dans Espoir n°119, juin 1999

Lorsque Jean Moulin est parachuté dans la nuit du 1er au 2 janvier 1942 près d’Eygalières, en Provence, avec l’officier de liaison Fassin et le radio Montjaret, une page nouvelle s’ouvre pour la Résistance. Le rôle de Moulin est double pour la France Libre, il est l’envoyé du général de Gaulle en France ; pour la Résistance intérieure, il est le porte-parole de la clandestinité auprès des combattants de l’extérieur et des Alliés. Les résistants aspirent à être mieux connus et ils ne doutent pas qu’ils seront alors mieux aidés. Au cours de cette année 1942, Moulin s’efforce de réaliser sa première mission. Il utilise dès lors divers pseudonymes, Rex, Max. Il revient avec des directives qui suscitent l’opposition vive des chefs des mouvements. Quand il revient, la Résistance a évolué. Le Mouvement de Libération nationale a absorbé Liberté donnant naissance à Combat, dirigé par Frenay. En dépit de l’aide financière que Moulin apporte, les Résistants acceptent mal cette nouvelle autorité. Les difficultés de Moulin tiennent surtout au fait qu’il revient avec des directives de De Gaulle qui n’est pour rien dans la création et le développement de la résistance en métropole. Les résistants n’ont aucune raison de se soumettre au chef de la France Libre. Christian Pineau, fondateur de Libération-nord, résume très bien leur état d’esprit : « Nous avons pris sans lui nos initiatives, nous les aurions prises en tout état de cause, même s’il n’avait pas parlé le 18 juin. Il ne vit pas sur le territoire national donc il ne partage pas nos dangers. Néanmoins, nous sommes pour la plupart prêts à reconnaître son autorité. Car il nous faut un drapeau sinon un guide. » Pour les mouvements, la Résistance n’est pas une succursale de la France libre (10).

Dès le mois de mars 1942, le délégué général du général de Gaulle met à profit une réunion avec Henry Frenay, Antoine Avinin (Franc-Tireur) et Emmanuel d’Astier (Libération) pour soumettre l’idée d’une action commune qui soulève d’importantes difficultés. L’ordre de mission du général de Gaulle ne suffit pas à le faire accepter, car les mouvements sont soucieux de leur indépendance. La rencontre avec Jean-Pierre Lévy, chef de Franc-Tireur, n’a lieu qu’en mai 1942 alors que le premier numéro de son journal est sorti en décembre 1941.

A la fin de juin 1942, de nombreuses arrestations ont retardé et compromis la coordination. Par ailleurs, fin janvier, Frenay rencontre Pucheu, ministre de l’Intérieur, suscitant de vives réactions de Libération. Jean Moulin défend Frenay, montre les dangers d’une « dissidence dans la dissidence », et obtient l’arrêt des attaques mutuelles.

Jean Moulin

Le soutien financier qu’il leur donne favorise sa reconnaissance par les mouvements. Malgré tout, l’entente demeure une perspective lointaine, la séparation des actions politiques et militaires, la création de l’Armée secrète, sont de loin les obstacles les plus sérieux. Les chefs des mouvements s’y opposent parce que, selon eux, les deux actions sont indissociables.

Moulin aboutit à quelques résultats : l’antivichysme devient général. Les instructions du général de Gaulle lui commandant de créer, dans toute la zone libre, un climat pré-révolutionnaire, il ne peut que recevoir un accueil favorable de la part des mouvements.

Sur le plan militaire, son intervention est difficile, Combat et Libération ayant organisé des groupes et commencé à les armer. La séparation complète entre l’Armée secrète et les mouvements leur paraît absurde, du moins au début. En mars 1942, Moulin a réussi à convaincre Frenay et d’Astier de la Vigerie de séparer leurs activités au sein de leur mouvement.

Quelles que soient les difficultés qu’il a rencontrées, Rex, résolu et optimiste, souligne le 28 août 1942, à Londres, « sa confiance absolue dans la loyauté de Nef (Frenay) et de Bernard (Emmanuel d’Astier de la Vigerie) » (11).

D’Astier s’est montré le plus intransigeant espérant que son mouvement atteindra les effectifs de ceux de Combat. De son côté, Frenay est favorable au projet de Moulin à la condition que le commandement de l’Armée secrète lui revienne, D’Astier s’y oppose. Moulin, par souci d’impartialité, veut une personnalité extérieure aux mouvements. Jean-Pierre Lévy, que Rex (nouveau pseudonyme de Moulin) rencontre en mai 1942, se place en conciliateur.

Le général Giraud récemment évadé d’Allemagne refuse. Le nom du général Delestraint est avancé par Claude Bourdet, adjoint de Frenay, depuis la France auquel adhère sans réserve le général de Gaulle. Delestraint a été avant-guerre l’un de ses plus fidèles défenseurs pour l’emploi massif des chars de combat. Dans un télégramme du 22 octobre, le général de Gaulle confirme au général Delestraint sa nomination à la tête de l’Armée secrète (12).

La coordination des mouvements a été longue et difficile. Les divergences entre chefs de mouvements incitent Moulin à créer des services qui leur sont communs mais sont rattachés à la France Libre : les services civils, le bureau d’informations et de propagande, le comité général d’Études, organe central de réflexion, le service de noyautage des administrations publiques et des services militaires, le service des opérations aériennes et maritimes (SOAM). Enfin au cours de l’été, Daniel Cordier, jeune lieutenant des FFL, a été chargé de mettre sur pied le secrétariat de Jean Moulin, organe de commandement et d’exécution, dénommé la délégation générale.

La fusion, quant à elle, fut acquise au cours de l’été. D’Astier et Frenay gagnent Londres pour concrétiser leur accord. Ils ont finalement admis l’autorité du Comité national français et la création de l’Armée secrète unique confiée au général Delestraint. De Gaulle précise à Moulin, le 22 octobre 1942, l’extension de sa mission : « Vous aurez à assurer la présidence d’un Comité de coordination au sein duquel seront représentés les trois principaux mouvements de résistance. [..] Vous continuerez d’autre part comme représentant du Comité national en zone occupée à prendre tous les contacts politiques que vous jugerez opportuns » (13). Le chef de la France Libre incite les petites organisations à s’affilier aux grands mouvements pour former au plus vite une force cohérente, un élément déterminant à l’égard des Alliés.

Carte d’identité de Jean Moulin (1942-1943)

Le processus de « coordination » s’accélère sous la pression des événements. Le 8 novembre 1942, les forces anglo-américaines ont débarqué au Maroc et en Algérie ; le 11, les Allemands répliquent par l’invasion de la zone sud.

Tenu à l’écart de l’opération alliée, le général de Gaulle comprend qu’il lui faut, pour s’imposer auprès des alliés, avoir derrière lui l’appui de la Résistance intérieure, des partis politiques et des syndicats reconstitués dans la clandestinité. Jean Moulin critique violemment les Américains d’avoir traité avec Darlan, l’homme de la collaboration. Il se demande si la guerre de libération « n’aurait pas pour effets successifs de consolider les régimes mêmes contre les- quels la lutte est engagée » (14).

Le Comité de coordination des mouvements de zone sud a tenu sa première réunion le 27 novembre, sous la présidence de Jean Moulin avec le général Delestraint, d’Astier, Frenay et Lévy. Frenay, qui refusait le principe de l’intégration à l’Armée secrète des groupes paramilitaires, est chargé, par souci de conciliation, de procéder à la préparation du recrutement, de l’encadrement et de l’armement. Au début de 1943, alors que commencent les pourparlers difficiles entre Giraud et de Gaulle, Moulin estime essentiel de réaliser l’union de la Résistance, afin d’apporter au chef de la France Libre un concours déterminant.

Finalement, le 26 janvier 1943, tous se mettent d’accord sur le principe d’un texte précisant les conditions dans lesquelles seraient exercées la direction des mouvements de Résistance et la coordination des efforts. Cet accord se traduit d’abord par l’élaboration d’un manifeste adressé à tous les rouages des divers mouvements et dans lequel est prévu, à tous les échelons, un responsable unique. A partir de cette date, le Comité de coordination devient le « Directoire des mouvements de Résistance unis », organe de l’unité de commandement de la Résistance en zone sud. Il s’agit là d’une étape décisive. Présidé par Jean Moulin, il comprend trois commissaires : Frenay aux affaires militaires, d’Astier aux affaires politiques et Lévy au renseignement. A sa demande, Frenay représente les MUR auprès de Vidal (Delestraint) prenant de facto les fonctions de commissaire aux affaires militaires. Le service des opérations aériennes et maritimes en dépend également, Il assure une mainmise sur l’Armée secrète et traite Delestraint en subordonné. Cette situation entraîne une dualité de commandement. Rex et Vidal décident alors de se rendre à Londres pour lever toutes les ambiguïtés. Frenay et d’Astier occupent une place prépondérante dans cette organisation mais du moins l’éclatement est-il évité (15).

Depuis la fin de l’année, sous la pression des événements extérieurs et de certains partis politiques notamment les socialistes et de Christian Pineau, l’idée a progressivement mûri de créer une sorte de parlement clandestin, représentant toutes les familles politiques. D’abord hostile, Moulin y souscrit estimant que la création d’un organe fédérateur et représentatif se formerait en dehors de la résistance. En janvier 1943, Christian Pineau (avec André Boyer et Boris Fourcaud) propose au Chef de la France Libre la constitution d’un nouvel organisme. De Gaulle signe les nouvelles instructions qui scellent la création du Conseil de la Résistance, confiée à Jean Moulin (16). C’est aussi un atout essentiel dans ses négociations avec le général Giraud pour aboutir à une entente et effectuer une fusion de toutes les forces françaises au combat.

Sur le terrain, au contact des résistants, Jean Moulin a constaté presque partout la volonté des résistants de s’unir. De retour d’une mission en France le 27 janvier 1943, Manuel, adjoint de Passy, confirme que Moulin milite en ce sens, « Les instructions à Rex » du général de Gaulle, en date du 13 février, se résument à la création d’un Comité de coordination de zone nord identique à celui de zone sud, ces deux comités devant être subordonnés à un organisme de direction national, constitué de huit membres : deux représentants des mouvements, deux des syndicats, quatre des partis. «L’évolution des événements nous amène à modifier nos instructions dans le sens d’un regroupement des forces de combat en vue de l’action et d’un élargissement des assises morales et politiques de la Résistance française groupée autour du général de Gaulle » (17).

Croix du compagnon de la libération

Rex devient le seul représentant et celui du Comité national pour l’ensemble du territoire métropolitain. Jean Moulin et le général Delestraint, Mercier et Chevalier, arrivent le 15 février à Londres. De Gaulle reçoit ses hôtes à dîner dans sa villa d’Hampstead ; il renouvelle sa confiance au caporal Mercier en lui remettant la croix de Compagnon de la Libération en présence de Philip, Delestraint, Billotte et Passy (18). La visite des deux délégués constitue une étape importante. Moulin, de Londres, communique aux mouvements les quatre « principes essentiels sur lesquels le rassemblement doit être opéré […] contre les Allemands, les dictatures, Vichy, pour la liberté avec de Gaulle dans le combat qu’il mène pour libérer le territoire et redonner la parole au peuple français » (19).

Le problème du commandement de l’Armée secrète est résolu : Vidal est placé sous les ordres directs du général de Gaulle et du Comité français et ses fonctions sont étendues aux deux zones. Le comité directeur de zone libre était ainsi dépossédé du commandement. Les difficultés allaient se poser à leur retour en France fin mars 1943. Delestraint et Moulin rencontrent les chefs militaires alliés, le général Alan Brook, chef de l’État-major impérial, avec l’amiral Stark, commandant des forces navales américaines en Europe et représentant des États-Unis auprès du CNF, et Robin Brook, directeur du SOE, pour les convaincre de l’apport militaire de la résistance en cas de débarquement et de la nécessité de l’aider. Cette question est d’autant plus cruciale que, depuis octobre 1942, les jeunes voulant échapper au recensement décidé par Laval ont pris le maquis. Cet afflux s’amplifie avec l’instauration du Service du travail obligatoire le 16 février 1943 (cinq mille jeunes sont réfugiés en Haute-Savoie). Les réfractaires ont besoin de vivres et d’armes. Frenay et d’Astier font peser la menace d’une résistance violente, tactique risquée en raison de l’ampleur de représailles. Les premiers maquis se forment en Haute-Savoie et les officiers de l’armée d’armistice sont prêts à les encadrer. Cette évolution donne une dimension nouvelle à l’Armée secrète. Mais Delestraint juge prématurée l’action immédiate. Moulin obtient des Anglais six mille cartes d’identité, de recensement et de ravitaillement pour les maquis de Haute-Savoie ainsi qu’un parachutage d’armes. Mais les Alliés ne s’engageront pas plus avant.

Pendant que Moulin est à Londres, Brossolette, Brumaire, est envoyé le 27 janvier en zone nord avec une mission importante : séparer le renseignement de l’action, faire l’inventaire des forces militaires mobilisables pour le soulèvement national en vue de la libération. Passy, Arquebuse, parachuté dans la nuit du 26 février le rejoint en France. En un mois, tous deux effectuent une reconnaissance systématique des mouvements de résistance en zone nord.

Ils s’assurent du concours des résistants de la SNCF et regroupent les principaux réseaux de renseignements. Ils examinent également les possibilités paramilitaires des divers groupements de résistance pour les préparer à la création de l’Armée secrète pour la zone nord. Ils réunissent le 1er avril les chefs paramilitaires des principaux mouvements, Ceux de la Résistance, Ceux de la Libération, l’Organisation Civile et militaire réussissant à créer une sorte de Comité de coordination militaire pour la zone nord. L’OCM considère que c’est autour de lui que devrait se regrouper l’état-major de zone nord voulant marquer ainsi sa prééminence sur les autres mouvements. Cette question « n’avait été que dégrossie par des contacts » avec les différents mouvements de zone nord. Le 3 mars, Passy et Brossolette ont reçu des instructions de Jacques Bingen, chef adjoint de la section non militaire du BCRA, hostiles ainsi que Rex et Vidal à « l’absorption par l’OCM des organisations paramilitaires ». Un interlocuteur extérieur aux mouvements, Frédéric (Manhès), représentant de Rex pour assurer la liaison militaire des mouvements, serait désigné, mais il est arrêté le 3 mars (20). Brossolette dirige l’action politique visant à la création du Comité de coordination. Il a quitté Londres fin janvier avant que les instructions de De Gaulle à Moulin soient arrêtées. Or, il est hostile à la réintégration des partis politiques dans un organisme représentatif au niveau national – tout comme Moulin mais qui se fait une raison et veut favoriser et maintenir la spécificité des mouvements de zone nord, En dépit des nouvelles instructions apportées par Passy, il les interprète à sa manière. Le 26 mars, il réunit les chefs des mouvements de zone nord et leur fait voter une motion de confiance au général de Gaulle et au Comité national « pour réaliser l’union de tous les Français de la métropole et de l’Empire », signant là l’acte de naissance du comité de coordination de zone nord (OCM, Ceux de la Libération, Ceux de la Résistance, Libération-Nord, le Front national). Le comité est cependant hostile à un rapprochement avec son homologue de zone sud. Le ralliement des principaux mouvements de zone nord à la France Combattante est cependant un succès important.

Jean Moulin réagit fortement, conforté par un télégramme venu de Londres et daté du 26 mars lui confirmant la représentation immédiate des partis politiques au sein du Conseil de la Résistance, Fort de l’expérience des Républicains espagnols, il veut éviter la désunion politique alors que le général de Gaulle a besoin d’un appui sans réserve à la veille de son départ pour Alger. Il préside le 3 avril, avec Passy et Brossolette, la première réunion du Comité de coordination et admet que cet organisme joue le rôle d’exécutif pour les mouvements en zone nord. Rex dénonce, dans un rap- du 7 mai adressé à Londres, « le danger port qu’il y a à faire régler par une mission d’un mois ou deux des problèmes complexes demandant une longue habitude du milieu. Je suis sûr que, de très bonne foi, Arquebuse et Brumaire ont cru avoir définitivement réglé les questions qui se présentaient à eux. Or il est de fait que les premières difficultés sont apparues au lendemain de leur départ » (21). Le 12 avril, le Comité militaire des cinq mouvements de zone nord réuni sous la direction de Delestraint décide d’armer et de mettre en place un état-major de la zone occupée relayé par des états- majors de région. Il se heurte aux Francs Tireurs et Partisans favorables à l’action immédiate à qui Moulin refuse tout soutien financier. Ce premier incident entre gaullistes et communistes souligne la divergence entre les partisans de l’action immédiate et ceux qui la jugent dangereuse parce qu’elle expose les combattants. Cette divergence persistera jusqu’à la libération.

Le journal clandestin « Combat » permet l’unification des mouvements de résistance.

Moulin doit surmonter d’autres difficultés. Dans sa majorité, la France, accablée, anxieuse, demeure attentiste. Les courants giraudistes soutenus par les Américains, restent puissants ; de Gaulle est toujours isolé, Le rapprochement des mouvements de Résistance et des partis, la création du Conseil de la Résistance correspondent à une volonté politique mais suscitent des difficultés. Frenay se révolte. Prétextant que la France combattante ne fournit ni arme, ni argent, il entame, sans en prévenir Moulin, des négociations avec les services secrets américains en Suisse pour obtenir des moyens. Moulin, inquiet, croit bon d’avertir le général de Gaulle sur la « fronde ». Contrairement aux instructions suivant lesquelles les mouvements avaient décidé de mettre en manchette des trois journaux clandestins : « Un seul chef, de Gaulle, un seul combat pour la libération », certaines éditions de Combat ont remplacé ces formules par « un seul combat pour la patrie » (22).

Le 7 mai, Rex rend compte de ses difficultés et demande des directives précises : « Mars (Delestraint) se heurta à une position bien arrêtée de la part de Nef (Frenay) qui entendait agir coûte que coûte tout de suite distribuant toutes les armes aux gens dans les maquis pour qu’ils fassent acte de guerre dès à présent… » Il expose librement à de Gaulle les dangers : « De quoi s’agit-il en dehors de la libération du territoire ? Il s’agit pour vous de prendre le pouvoir contre les Allemands, contre Vichy, contre Giraud, et peut-être contre les Alliés. (…) Si, en 1871, Gambetta, champion de la résistance à tout prix, s’était trouvé dans la même situation que vous en juin 1940, il y aurait eu alors en France, après la signature de la convention d’armistice, un parti Gambetta dont le chef n’eût pas cessé d’être Gambetta » (23). Ce rapport est une mise en garde lucide en ce qui concerne les oppositions que rencontrera le général de Gaulle.

A la fin de la première semaine de mai, Moulin remet à Francis-Louis Closon un document pour le général de Gaulle, à l’insu des services secrets britanniques et du BCRA, mettant en garde le chef de la France Libre contre les tensions politiques au sein des mouvements et les manœuvres de certains d’entre eux. Moulin a eu connaissance de contacts de certains mouvements avec Giraud. Il craint que de Gaulle, dès son arrivée à Alger, ne soit mis en présence de prétendues négociations de Giraud et des Américains avec quelques mouvements et que son autorité sur la Résistance intérieure ne soit contestée.

Entre-temps, Jean Moulin, soucieux d’éviter d’être repéré par le gouvernement de Vichy, se crée une couverture officielle et adresse une demande officielle à la préfecture des Alpes-Maritimes le 16 octobre 1942 d’ouverture d’une galerie d’art qu’il confie à Colette Pons. La galerie Romanin est inau- gurée le 9 février 1943 en présence des notables du département.

Moulin poursuit les consultations avec les représentants des partis, des mouvements et des syndicats en vue de la constitution du Conseil de la Résistance. Il est aidé dans ses négociations par Pierre Meunier, assisté de Robert Chambeiron devenu, après l’arrestation de Manhès, son adjoint en zone nord. Brossolette a obtenu l’accord des cinq mouvements de zone occupée. Moulin obtient celui des trois mouvements de zone sud. Il rencontre les mouvements et journaux clandestins précédemment contactés par Brossolette à Londres : Défense de la France, Lorraine, Résistance, La Voix du Nord, Rabelais. Il doit surmonter les oppositions à l’intégration des partis politiques et notamment le parti communiste, celui-ci refusant d’accepter l’autorité du général de Gaulle. Jean Moulin l’a fixée comme préalable pour entrer dans le Conseil. Le 14 mai, trois télégrammes de Rex datés du 8 sont portés du BCRA à André Philip. Ils avisent le chef de la France Combattante du rassemblement derrière lui de la France résistante. Le premier annonce la constitution du Conseil de la Résistance et demande l’envoi d’un message de De Gaulle qui devra constituer un programme politique. Les deux autres expriment leur soutien aux principes qu’il incarne, et enfin que la « subordination de Gaulle à Giraud comme chef militaire ne sera jamais admise par peuple de France qui demande installation rapide Gouvernement provisoire Alger sous présidence de Gaulle avec Giraud comme chef militaire. Quelle que soit l’issue des négociations de Gaulle demeurera pour tous, seul chef Résistance française ». Un communiqué est rendu public. Il est présenté à tort comme une motion votée par le Conseil de la Résistance. Le 17 mai, Catroux prévient Giraud mais celui-ci, surtout sous la pression des Alliés – il attend impatiemment l’équipement de ses onze divisions –, ne s’oppose plus à l’entente avec le général de Gaulle (24).

Le Conseil National de la Résistance, sous la présidence de Georges Bidault à partir de juin 1943

C’est donc le jeudi 27 mai à Paris que peut se tenir la séance inaugurale du Conseil de la Résistance. Jean Moulin n’est pas intervenu dans le choix des délégations : le PC, le parti socialiste, l’OCM, Ceux de la Libération, Ceux de la Résistance, Le Front National, Combat, Libération Nord et Libération Sud, Franc-Tireur, la CGT et la CFTC, le parti radical. Pour l’Alliance Démocratique et la Fédération Républicaine, il doit procéder à une véritable prospection. Moulin fixe les objectifs : « Rendre la parole au peuple français, rétablir les libertés républicaines dans un état d’où la justice sociale ne sera donc point exclue et qui aura le sens de la grandeur, travailler avec les Alliés à l’établissement d’une collaboration internationale réelle, sur le plan économique et spirituel dans un monde où la France aura regagné son prestige. »

Jean Moulin rappelle aussi les buts du général de Gaulle maintien de l’unité de la Résistance, organisation du futur gouvernement de la France libérée, expression des désirs et des sentiments de la clandestinité, préparation de la rénovation du pays. Une motion est votée prenant nettement parti pour le général de Gaulle dans le conflit qui l’oppose à Giraud, « la France entendait que fût formé en AFN un véritable gouvernement (…) et qu’il fût confié au général de Gaulle, âme de la Résistance aux jours sombres » (25).

Dans l’immédiat, cette séance historique n’a pas eu les résultats escomptés puisque, à la suite de difficultés techniques, les télégrammes annonçant la réunion du CNR ont été reçus très tard. A Alger, le général de Gaulle n’en eut connaissance qu’à la réception du rapport de Jean Moulin, peu après le 18 juin. Les Anglais et les Américains interdirent que soit publiée toute information sur cette réunion. Radio-Alger a publié le communiqué sans commentaire ; seul Maurice Schumann à Radio-Brazzaville y consacre une émission. La tragédie voulut que Jean Moulin disparaisse avant de connaître les effets positifs de cette réunion, Le Conseil de la Résistance apporte néanmoins une caution démocratique au général de Gaulle. C’est un tournant décisif,

L’appui au général de Gaulle de la Résistance intérieure, groupée dans cet embryon de représentation nationale, joue un rôle déterminant pour conforter opportunément la position du chef de la France Libre face au général Giraud et face aux Alliés. Dès la constitution du Comité français de Libération nationale, André Philip, commissaire à l’Intérieur, conservant la mainmise sur l’action en France, l’Armée secrète et donc la Résistance, télégraphie à Jean Moulin pour lui faire savoir qu’il est désormais délégué du CFLN en territoire métropolitain et l’informer que la fusion est en bonne voie, qu’il conserve l’Intérieur et la direction de la Résistance.

L’arrestation de Vidal le 9 juin à Paris avec ses adjoints Théobald et le colonel Gastaldo désorganise l’Armée secrète. Max ne cache pas son émotion dans la dernière lettre qu’il adresse au général de Gaulle le 15 juin 1943 : « Mon Général, notre guerre, à nous aussi, est rude. J’ai le triste devoir de vous annoncer l’arrestation par la Gestapo à Paris de notre cher Vidal. Les circonstances ? Une souricière dans laquelle il est tombé avec quelques-uns de ses nouveaux collaborateurs. [..] Permettez-moi d’exhaler ma mauvaise humeur, l’abandon dans lequel Londres nous a laissés en ce qui concerne l’AS. [..] Vidal […] s’est trop exposé, il a trop payé de sa personne. [..] Aura-t-il fallu que le pire arrive pour que des mesures soient prises ? [..] Dans cette affaire, plusieurs de mes meilleurs collaborateurs civils ont été pris. J’ai pu, une fois, encore, m’en sortir. Vous pouvez compter sur toute mon ardeur et toute ma foi pour réparer le mal qui a été fait. C’est l’AS qu’il faut sauver. Je vous en supplie, mon Général, faites ce que j’ai l’honneur de vous demander. Votre profondément dévoué, REX » (26).

Il doit prendre des mesures provisoires en attendant les décisions du général de Gaulle. Le dimanche 20 juin, il expose à Raymond Aubrac les dispositions transitoires qu’il proposera le lendemain aux responsables de l’AS au sein des MUR : la nomination de deux inspecteurs généraux : Aubrac de Libération pour la zone nord et André Lassagne pour la zone sud (27). Le 21 juin, en début d’après-midi, les résistants sont arrêtés à Caluire dans la maison du Docteur Dugoujon, par Klaus Barbie, chef du Sipo-SD de Lyon.

Sauvagement torturé, Max ne parle pas. Alors que Barbie lui tend un papier pour révéler des noms, il griffonne la caricature de son bourreau. Tout début juillet, il est emmené sur Paris où son calvaire se poursuit. Il est pris en main par les services de l’Abwehr au 86 avenue Foch, puis emmené à la Villa de Boemelburg à Neuilly réservée aux « personnalités » de la Résistance. Il meurt des suites des tortures probablement le 8 juillet en gare de Metz lors de son transfert en Allemagne.

En dix-huit mois, Jean Moulin a réalisé un travail considérable. Le ralliement de la Résistance intérieure au général de Gaulle s’est fait grâce à lui. Il a su forger, suivant l’expression de Charles d’Aragon, « une communauté dans le risque ». Il a su s’adapter à un contexte difficile et faire triompher le point de vue du général de Gaulle. Les relations entre Jean Moulin et de Gaulle ont été déterminantes pour la résistance. Le mérite de Jean Moulin fut d’avoir créé des liens institutionnels entre la Résistance intérieure et la Résistance extérieure,

Le chef de « l’Armée de l’ombre », le préfet de la Résistance s’est révélé un grand commis de l’État, le fidèle serviteur du général de Gaulle, dominant les divergences des mouvements en imposant la création de l’Armée secrète et l’unification de la Résistance avec la création du Conseil de la Résistance, organisme tout à fait unique dans un pays occupé réunissant dans la clandestinité, mouvements, partis politiques et syndicats. Jean Moulin a su doter la Résistance de structures solides qui se pérennisent après sa disparition, Enfin, il a amorcé une réflexion sur les problèmes politiques d’après-guerre. Ardent défenseur de la République et de l’État, Jean Moulin a été jusqu’au sacrifice suprême pour défendre ses idéaux. Conscient de la hauteur de sa tâche, ne disait-il pas dans son discours du 8 mai 1939 à la session ordinaire du Conseil général d’Eure- et-Loir : « … Il est des heures où servir son pays, à quelque poste que ce soit, a un tel caractère d’impérieuse obligation que c’est tout naturellement et avec enthousiasme que les hommes de bonne volonté trouvent les forces nécessaires à l’accomplissement de leur tâche » (28).

(10) Daniel Cordier, op. cit., p. 126, et conférence de celui-ci à Montpellier, 21 mai 1999.

(11) Archives de France, 3AG 400, Message 69 de Rex. (12) Claude Bourdet, L’aventure incertaine, Stock, 1975, pp. 144-145. C’est Marcel Peck, un membre de Combat, qui a eu le contact avec Delestraint.

(13) Bibliothèque de France, NAF 17869, F1 et F2, Lettre du général de Gaulle du 22 octobre 1942.

(14) Christine Levisse-Touzé, L’Afrique du Nord dans la guerre 1939-1945, Albin Michel, 1998, p. 275.

(15) Les Cahiers de l’IHTP n° 27 juin 1994 « Jean Moulin et la Résistance en 1943 », communication du Dr Guillin : « Le général Delestraint en 1943 », p. 37.

(16) Daniel Cordier, « Le général de Gaulle et Jean Moulin une politique pour la résistance », Espoir, no 44, p. 11.

(17) Archives de France, 72 AJ 233, Instructions à Rex, 13 février 1943, et Jean-Louis Crémieux-Brilhac, op. cit., P. 516 (18) Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, L’Unité, pp. 91 et s.

(19) Jean-Louis Crémieux-Brilhac, op. cit., p.518.

(20) Guillaume Piketty, Pierre Brossolette, un héros de la Résistance, Odile Jacob, 1998, pp. 275 et s

(21) Archives de France, Fla 3728, Dossier Rex, rapport du 7 mai

(22) Archives de France, dossier précité, p. 8.

(23) Dossier précité, p. 9.

(24) Jean-Louis Crémieux-Brilhac, op. cit., pp. 541 et s.

(25) IHTP, Jean Moulin et le CNR, 1983, p. 129.

(26) Daniel Cordier, « Jean Moulin était-il le chef de la résistance ?», p. 153, dans Les Cahiers de l’IHTP, no 27, juin 1994.

(27) Raymond Aubrac, Où la mémoire s’attarde, Odile Jacob, 1996, p. 95.

(28) Jean Moulin, Premier Combat, Éditions de Minuit, 1983, p. 121.

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